« On a prétendu plus tard que tous ces pastels dénotaient un remarquable sens de l'observation, une qualité précieuse pour le futur homme de science ! »
Mon père était l'Histoire vivante qui nourrissait mon imagination. Il s'appliquait à me transmettre une instruction aussi complète que possible. Il complétait heureusement les connaissances acquises à l'école, où je n'étais qu'un élève moyen. De toutes les matières enseignées, le dessin avait ma préférence. Avec les encouragements de mon professeur, je m'exerçais au pastel et, un jour de 1835, à 13 ans, j'entrepris de crayonner avec mes bâtons de couleur le portrait de ma mère. Malgré mes maladresses, je pense avoir assez bien réussi son visage fin, ses yeux pleins de franchise. Comment traduire l'enthousiasme qu'elle manifestait en toute occasion ? Le petit succès que j'obtins me donna la hardiesse de dresser le portrait de mes voisins. Ma réputation se confirmait, et j'avoue que j'en éprouvais une certaine fierté. À Arbois, j'étais l'« artiste » ! Mais la personne dont l'avis, pour moi, comptait plus que tout autre ne l'entendait pas de cette oreille. Mon père ! Il ne voyait pas son fils rejoindre la cohorte des pastellistes ambulants proposant aux notables de province d'immortaliser leurs traits. Il avait d'autres ambitions : il rêvait pour moi d'une chaire de régent au collège d'Arbois. C'est à ce moment que M. Romanet, le principal du collège, prétendit avoir décelé chez moi « l'étincelle prête à jaillir » et parla de l'École normale à Paris. Mon père en fut tout abasourdi. Cette école prestigieuse qui a pour mission de former les enseignants en les préparant aux différentes agrégations lui paraissait inaccessible. Et puis la capitale, si lointaine et jugée dangereuse... et moi-même guère enthousiaste à cette idée... Finalement, réticences et obstacles furent levés : mon avenir était en jeu. C'est ainsi que je me retrouvai dans une diligence en route vers Paris […]
En octobre 1839, je devins donc pensionnaire dans ce collège [collège royal de Besançon]. Je n'en abandonnai pas pour autant ma passion pour le pastel puis, à partir de l'été 1842, pour la lithographie. Ma réputation d'artiste m'avait précédé. Élèves et professeurs m'assaillirent de demandes de portraits. Parmi ceux que je réalisai, je fus très satisfait de celui de Charles Chappuis, un camarade qui deviendrait pour la vie mon ami privilégié et mon confident. Entre 1836 et 1842, j'exécutai au total une quarantaine de pastels ou lithographies : outre le portrait de ma mère, de mon ami Chappuis et d'autres condisciples, mes voisins, les notables d'Arbois, des jeunes filles, une religieuse et pour finir, mon père. Cet ultime pastel, je le réalisai à la veille de mes 20 ans avec tout mon savoir-faire et l'affection que j'éprouvais pour cet homme méditatif et taciturne qui fut pour moi un éducateur attentif. J'avais compris que sa sévérité cachait une profonde tendresse. On a prétendu plus tard que tous ces pastels dénotaient un remarquable sens de l'observation, une qualité précieuse pour le futur homme de science !
Le succès que je rencontrai comme artiste ne me fit pas négliger mes objectifs. Voici une lettre retrouvée que j'écrivis à mes parents en janvier 1840 : « Des élèves m'ont dit que déjà l'on parlait quelque peu dans Besançon d'un élève du collège qui dessinait ses
camarades. C'est que, comme je vous l'ai dit, le premier portrait que j'ai fait est exposé au parloir où va une foule de personnes, toutes celles qui viennent voir les élèves. Mais tout cela ne mène pas à l'École normale. J'aime mieux une place de premier au collège que dix mille éloges jetés superficiellement dans les conversations d'aujourd'hui. »
Comme j'étais jeune et présomptueux et péremptoire !
In : Louis Pasteur Vallery-Radot, Pasteur, œuvres complétes, 7 vol., Paris, Masson, 1922-1939.