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Jules Machard

Sampans, 1839 - Meudon, 1900



« De tous les arts que professe le génie, la peinture est incontestablement celui qui exige le plus de sacrifice. (...) Ces difficultés, n'en doutons pas, ont rebuté beaucoup d'artistes ; et peut-être avons nous perdu bien des chefs-d'œuvre que le génie de plusieurs d'entre eux avait conçus, et que la pauvreté les a empêchés d'exécuter. »

Louis David (1748-1825), Préface à l'Exposition des Sabines.


BIOGRAPHIE

Élisabeth Coulon
in : Jules Machard, le culte de la ligne
coll. Musée, musée des Beaux-Arts de Dole, 2003.


La jeunesse de l'artiste


Jules Louis Machard naquit le 22 septembre 1839 à Sampans, petit village du Jura, près de Dole. Troisième fils d'une famille nombreuse, il eut onze frères et sœurs. Le travail effectué par la Commission du Patrimoine de Sampans apporte quelques précisions sur la famille du peintre. Son père, Hyacinthe Henri Machard, né en 1804, était issu d'une famille de militaires et avait fréquenté dans sa jeunesse l'école des Jésuites de Dole, où d'après Claude Vento1, il fit de brillantes études. En 1839, M. Machard était devenu propriétaire et amateur d’agronomie, son domaine de prédilection étant celui de la vinification. La mère de Jules Machard, Thérèse Julie, née en 1814, était la fille du docteur Debrand, qui exerçait alors à Mont-sous-Vaudrey2. Les rares éléments connus, relatifs à l'enfance de Jules Machard, sont en grande partie dus à Claude Vento, qui consacra un long texte au peintre en 1888, dans une publication intitulée Les peintres de la femme. On y apprend notamment que Machard dut aider très jeune ses parents dans les tâches quotidiennes, en s’occupant de ses nombreux frères et sœurs. La famille était alors frappée par de graves difficultés financières. C'est pourquoi, il ne fut pas inscrit à l'école communale, mais il put toutefois faire son éducation auprès d’un oncle dolois, le médecin Claude Hyacinthe Machard. La légende rapporte aussi que le jeune Machard avait une telle soif d’apprendre qu’il étudiait même la nuit, prenant des livres au hasard. Ainsi que d'autres peintres contemporains, et notamment des peintres considérés eux aussi comme académiques, tels William Bouguereau (1825-1905) ou Jean-Paul Laurens (1838-1921), Machard est issu d'un milieu modeste. De nombreuses idées reçues, concernant l'origine de ces artistes, ont été longtemps et largement diffusées. Elles opposaient de façon manichéenne ces peintres choyés par l'Institution, qu’on pensait issus de milieux aisés, aux artistes dits novateurs, notamment aux impressionnistes, auxquels est généralement associé le mythe de l'artiste maudit. Mais ces images simplistes sont aujourd'hui périmées. En effet, on sait désormais que beaucoup d'artistes « officiels » débutèrent leur carrière dans des conditions peu favorables. Les plus doués parvinrent à acquérir une certaine renommée grâce à leur seule force de travail et peut-être effectivement en raison de leur soumission aux règles. Au contraire, il est tout aussi avéré que nombre d'artistes d'avant-garde ont toujours eu des liens très étroits avec la grande bourgeoisie ; c'est le cas notamment de Manet ou Degas.

À une date qui nous est inconnue, mais qui semble correspondre à l'adolescence de Machard, la famille s'installa à Besançon au 14 grande rue3. Il est difficile de connaître l'origine de l'intérêt de Machard pour l'art, mais il semble qu'il envisagea assez tôt une carrière artistique, puisque son premier vœu, en arrivant à Besançon, fut d'apprendre le dessin. Seulement, son père, de plus en plus ruiné, exigea de lui qu'il entrât aux Ponts et Chaussées dès l'âge de dix-sept ans, afin d'épauler financièrement la famille : difficile sacrifice, auquel le jeune homme consentit avec amertume. Il partit quelque temps à Lyon, où il appartint, à titre de dessinateur, à l'administration des chemins de fer, avant de devenir « sous-agent voyer des ponts et chaussées4. »

Jules Machard, Académie d'Homme, 1859

De retour à Besançon, Machard entra en formation dans l'atelier du peintre Édouard Baille (1814-1888), suiveur de la tradition académique de David. Portraitiste et peintre d'histoire, Baille eut sans doute une influence durable sur le travail de Machard et l'élève conserva toujours pour le maître une profonde affection. C'est dans cet atelier que Machard réalisa ses premières études, ainsi que quelques portraits. Ce souvenir nous est rapporté par le Bisontin Charles Baille, ami de la famille Machard : « Je me rappelle ses deux premières œuvres : c'était, en 1860, d'abord mon portrait à la mine de plomb qui, en dépit de quelque élégance de la main, était enfantin ; puis une vierge de la Salette dont je lui avais obtenu une commande de la part du curé du Grand-Vaire. (...) Chaque fois que j'allais voir où en était l'esquisse, je trouvais Machard pleurant devant sa toile et gémissant devant l'impuissance de sa main dans la lutte avec la nature5. » Malgré son manque de confiance en lui, Machard obtint en 1861, grâce à son travail, une pension de six cent francs, qui dissipa les préventions de ses parents vis-à-vis de sa carrière d'artiste. Il ne tarda pas à quitter la Franche-Comté pour se présenter à la prestigieuse École des Beaux-Arts de Paris, lieu de triomphe de l'art académique et synonyme de consécration artistique pour de nombreux peintres.

Monter à Paris pour un jeune artiste à cette époque signifiait rejoindre la fourmilière culturelle que représentait la capitale. Tous les grands mouve ments artistiques s'y développaient. Monter à Paris, c'était aussi affronter le Salon, soumettre ses œuvres au jury dans l'espoir de les voir un jour acceptées. Depuis que Courbet avait été refusé en 1855, le Salon ne cessait de déclencher des polémiques enflammées, qui allaient remettre en cause son fonctionnement.

Pour se préparer aux différents concours de l'École des Beaux-Arts, fréquenter l'atelier d'un peintre était une nécessité. Les jeunes élèves pouvaient y perfectionner leur technique de la peinture et de la sculpture, l'enseignement de l'École étant davantage axé sur l'apprentissage du dessin. Grâce à son ancien maître Édouard Baille, Machard, âgé de vingt-deux ans, entra sans difficulté dans l'atelier d'Édouard Picot (1786-1868), situé au coin de la rue La Bruyère et de la rue La Rochefoucault6. Simultanément il suivit aussi l'enseignement du peintre Émile Signol (1804-1892), professeur à l'École des Beaux-Arts de 1860 à 1863. Machard passait davantage de temps chez Signol que chez Picot. Le maître devint au fil des ans un ami pour le Franc-Comtois. Les lettres de Signol adressées à son ancien élève, témoignent de l'estime du maître pour Machard, particulièrement l'une d'entre elles, datée du 1" avril 18837 : « Cher Machard, j'ai oublié de vous parler hier d'une petite circonstance artistique qui me regarde et que voici : je me suis arrangé, à ma propriété 7, rue Chaptal (...), une assez grande vitrine où j'expose toutes les compositions que j'exécute, sept dessins et une peinture y sont en ce moment et la semaine prochaine je les enlèverai pour en mettre des nouvelles. J'aimerais que vous vissiez ces derniers dessins de mon modeste crayon, votre avis m’étant plus précieux qu'aucun autre (...) »

Bientôt Machard put participer au fameux Salon annuel, afin de soumettre ses œuvres à la critique et de se faire connaître. En 1863, il y présenta deux portraits d'hommes : M. A. V. (Anatole Vély) et M. Ferdinand de Laroche. Ambitionnant de faire partie de ceux dont la renommée s'était fondée sur l'obtention du Grand Prix de Rome, le plus prestigieux concours de l'École des Beaux-Arts, Machard se prépara en 1864 au concours d'esquisse peinte (Le Vieillard et ses enfants), qui avait pour objectif de départager les candidats. Mais malgré les encouragements de l'Académie, il ne put participer à l'épreuve finale. Jules Sauzay, alors correspondant pour les Annales franc-comtoises, nous livre l'explication de ce renoncement : « L'École de dessin de Besançon continue à être une pépinière d'artistes distingués et lauréats de l'Institut. M. Machard, qui avait concouru cette année pour le grand prix de Rome, ayant été empêché par la maladie d'achever une composition qui, par ses qualités brillantes, paraissait devoir lui assurer la palme si enviée, l'Académie lui a décerné, à titre de dédommagement, une récompense non moins honorable. M. Machard, aujourd'hui rétabli, a utilisé le séjour qu'il vient de faire à Besançon au sein de sa famille, en peignant plusieurs portraits du plus grand mérite8. » Trop souffrant pour achever son travail, Machard revint donc quelque temps dans le Doubs, où ses premiers succès l'avaient élevé au rang de peintre d'histoire, lui permettant d'être fréquemment cité dans les revues locales ; « Il avait l'aisance, la souplesse et la fière tournure d'un jeune seigneur du xvie siècle », nous dit alors Charles Baille9.

En 1865, rétabli de son infortune, Machard put enfin se présenter au concours du Prix de Rome. Annuel pour les sculpteurs et les peintres, le concours se déroulait en deux étapes. Les candidats devaient dans un premier temps réaliser une esquisse peinte sur un thème donné. La deuxième épreuve consistait à exécuter une œuvre achevée dans un délai de deux mois. En peinture, un format de un mètre cinquante sur un mètre quatre-vingt était imposé. À l'issue du concours d'esquisse peinte qui, en 1865, avait pour sujet Adraste tuant Athys, fils de Crésus, Machard fut classé quatrième. Le sujet de l'épreuve de peinture fut le suivant : Orphée, debout devant Pluton et Proserpine assis sur leur trône, chante en s'accompagnant sur sa lyre ; Eurydice, gardée par Mercure, attend avec inquiétude l'arrêt qui doit la rendre à la lumière ou la maintenir dans l'ombre éternelle. Le jury se prononça le 20 août 1865, jour de l'exposition des ouvrages des élèves à l’École des Beaux-Arts. Machard remporta le premier Grand Prix grâce à une composition simple, mais efficace, qui fut accueillie assez favorablement par la critique.

Pour Machard, nouveau lauréat du Prix de Rome, l'avenir fut alors moins sujet à inquiétude. La réussite au concours lui offrait la possibilité de passer quatre à cinq années en Italie, le berceau de l'art européen, le pays du Titien, de Michel-Ange et de Raphaël. Machard savait sans doute qu’il n'était encore qu’un néophyte, et que son talent ne s'épanouirait qu’à force de travail et d'humilité. Il partit pour Rome en janvier 1866.


Le séjour italien


L'arrivée de Machard à Rome fut l'occasion d'un divertissement pour les anciens pensionnaires. Dans une lettre datée du 31 janvier 1866 et adressée à l'un de ses amis peintres10, il raconte lui-même la façon dont il fut accueilli à l'Académie de France : « Hier enfin, vers six heures du soir, j'arrivais à Rome. En descendant de voiture, les premières figures amies que je rencontrai sous le portique furent celles de Leloir et Émile Adan qui en sortaient reconduits par le sculpteur Deschamps, ce dernier, que je ne connaissais pas encore. Nous nous embrassâmes selon la coutume de la maison.

– Mon cher Machard, me dit Deschamps, il faut absolument que tu fasses ton entrée au salon des camarades sur mes épaules !

Et sans me donner le temps de la réflexion, il me soulevait de terre et grimpait les deux rampes du grand escalier. C'est dans cette position, assez intimidé au fond, que je fis mon entrée au salon des pensionnaires...11 »

À cette époque les jeunes gens qui étaient logés à la Villa Médicis étaient contraints de suivre un règlement strict, qui leur dictait un mode de vie quasi monacal. Le travail étant le mot d'ordre de la communauté, les distractions étaient rares. Les contacts avec le sexe opposé pouvaient donner lieu à des sanctions financières. En outre, les escapades injustifiées pouvaient se solder par un renvoi définitif12. Un autre aspect fondamental de la vie des pensionnaires était, bien sûr, le travail qu’ils avaient à fournir. Cette discipline de fer n'était cependant pas pour décourager le jeune Machard : « À la Villa Médicis, il travaille fiévreusement, ayant, d'une part, ses gourmes à jeter, et d'autre part les préoccupations des travaux à entreprendre, des envois réglementaires à faire13. » Ainsi, au moins une fois par an, les jeunes peintres devaient-ils s'acquitter d’un envoi, c'est à dire d'une œuvre achevée, destinée à l’École des Beaux-Arts de Paris. Les élèves de première et de deuxième année s'attachaient généralement à la reproduction de peintures de grands maîtres, tandis que les pensionnaires, parvenus à la fin de leurs études, imprégnés de ce qu'ils appelaient le Grand Art, réalisaient des œuvres originales.

Le Cadavre du dernier fils de Frédégonde, retrouvé par un pêcheur fut, en 1867, le premier envoi de Machard. Cette œuvre, qui figura au Salon de la même année, fut achetée par Louis Pasteur. Le jeune peintre, honoré, considéra cette acquisition comme un formidable encouragement14. Toutefois, l'administration estima pour sa part que Machard, en première année, « n'avait pas rempli toutes ses obligations. Le règlement impose l'exécution d'une figure peinte et non d'un tableau. MM. les pensionnaires ne doivent pas échapper à l'austérité des études peintes, pour faire des semblants de tableaux. Dans celui qu'a exposé M. Machard, le haut de la figure du jeune prince mérovingien n'est pas mal, sauf le bras droit qui est présenté de la façon la plus fâcheuse. L'auteur aurait dû étudier et rendre avec plus de soin les parties inférieures du corps et les jambes qui sont mal composées et manquent de franchise dans l'exécution. Le pêcheur est mal posé, son mouvement est impossible, l'ensemble du tableau manque entièrement de lumière15. »

Jules Machard, portrait de madame Jeanhenriot, 1866

En dehors des travaux imposés, Machard concevait évidemment des œuvres personnelles : apparemment, il exécutait déjà de nombreux portraits, un genre qu’il appréciait particulièrement et qui, de plus, lui permettait de gagner un peu d'argent. À l'occasion de la visite à Rome de la famille Jeanhenriot de Besançon, il entreprit la réalisation d'une œuvre très appréciée : le portrait de Mme Jeanhenriot mère (Exposé à l'Académie, ce tableau lui attira de nombreuses commandes, notamment de la part de l'Ambassade de France. Un autre portrait, celui de Tony Robert-Fleury, le fils du directeur de la Villa Médicis, fut également loué au Salon de 1867. Le succès de cette œuvre fut sans doute dû, en partie, à la minutie de l'exécution, caractéristique du peintre, qui était obsédé par l'idée de perfection. En 1868, le thème de son envoi fut une Figure peinte ou une Étude de femme, qui eut cette fois moins de retentissement16.

Jules Machard, portrait de Tony Robert-Fleury, 1867

À l'âge de trente ans, Machard qui entamait sa troisième année à la Villa Médicis envoya deux toiles à l'École des Beaux-Arts à Paris. Le Miracle de saint Marc était la reproduction partielle d'une œuvre du Tintoret, connue sous le nom de Miracle de l'Esclave. Parfois surnommé le peintre de la femme, Machard choisit de ne copier qu’un détail de l'œuvre du maître : le groupe de personnages situé au premier plan à gauche, dans lequel se trouve justement l'unique figure féminine du tableau. Tiré de la Légende dorée de Jacques de Voragine17, le sujet évoque l’histoire d'un serviteur, qui, ayant vénéré les reliques de saint Marc malgré l'interdiction de son maître, est condamné à avoir les yeux crevés et les jambes brisées ; il est miraculeusement délivré par l'intervention du saint.

Jules Machard, Angélique attachée au rocher, 1869

Angélique attachée au rocher fut la seconde grande entreprise de l'année 1869. Le sujet était emprunté au Roland Furieux, de l'Arioste18. D'après une lettre d'Henri Regnault à son père, datée de juin 1868, Machard aurait recommencé sa figure au moins six fois avant d'en être satisfait : « Dieu veuille qu'il ne recommence pas une septième, parce qu'alors il aurait des chances de ne pas être prêt !19 » Angélique fut présentée au Salon de 1869, où elle eut un « très grand succès dans les comptes-rendus de la presse et du public20. » L'œuvre fut acquise la même année par l'Etat et déposée au musée de Dole. En 1870, Machard réalisa une grande composition intitulée La mort de Méduse (Besançon, musée des Beaux-Arts.) Pour Charles Baille, on retrouve dans Méduse tout ce qui était déjà en germe dans Orphée et Angélique, mais « avec ce qu'un long séjour à Florence et à Venise avaient ajouté de saine maîtrise à son dessin, d'intensité et de richesse à son coloris21. » Toutefois ce travail fut aussi pour Machard la cause d'un grand sacrifice. En effet, il semble qu’il aurait préféré prendre pour sujet de son dernier envoi le Sac d’une ville italienne, idée de tableau née, là encore, sous l'influence de l'art du Tintoret.

Jules Machard, scène de bataille, esquisse

Empêché par l'Institut de concrétiser son projet, sous prétexte que l'exécution d’une telle œuvre aurait été de trop longue haleine, Machard se résolut finalement à envoyer la Mort de Méduse. Puis, repris par l'engrenage des commandes, il ne put jamais achever l'œuvre entrevue, qui resta à l'état d'esquisse.

À Rome, la vie en communauté et les obligations mondaines favorisèrent certaines rencontres, profitables à Machard. Malgré un tempérament timide et introverti, le peintre appréciait en effet la compagnie d'amis, artistes ou érudits, qui le conseillaient et avec qui il échangeait des points de vue sur l'art. Il se retrouva notamment avec les peintres Édouard Blanchard, Joseph Blanc, Luc-Olivier Merson, Xavier Alphonse Monchablon, Joseph Layraud, Jacques-François Lematte.

Le peintre Henri Regnault, qui avait obtenu le Prix de Rome en 1866, fut l'un des plus proches amis de Machard en Italie ; tous deux semblaient pourtant avoir des caractères très différents : « Si Machard avait la claire vue de sa vocation et s'était résolu à mettre toute son énergie à la poursuivre, Regnault, lui, inquiet et fantasque, cherchait sa voie dans tous les sens, se désespérant de ne pas la trouver dans la tradition des grands maîtres qu’il appelait des génies cul de sac22. »

Machard fit également la connaissance du sculpteur Prosper d'Epinay, ami enjoué qui lutta contre l'éternelle insatisfaction du peintre franc-comtois concernant la qualité de son travail : « Il arrivait à d’Epinay d'arracher à son ami, pour l'envoyer au Salon, un tableau qu'il jugeait au point. Machard, racontait-il, se désolait et courait après le commissionnaire pour ajouter jusque sur le crochet du bonhomme, quelques retouches23. »

L'amitié du peintre Ernest Hébert, par deux fois directeur de la Villa Médicis24, fut enfin très importante pour Machard. Lauréat du Prix de Rome en 1839, Hébert était l'un des grands représentants de l'école classique et, comme Machard, peintre de la femme. De vingt ans son aîné, il offrait au jeune homme le bénéfice de son expérience ; c’est grâce à lui que Machard prolongea son séjour dans la Péninsule.

En Italie, Machard avait acquis une certaine renommée grâce à ses portraits. Il décida, avec le soutien d'Hébert, de rester à Rome quelques temps encore. En 1872, il envoya au Salon Narcisse et la Source, tableau qui fut extrêmement critiqué, notamment de la part de Paul Mantz, dans la Gazette des Beaux-Arts. La toile valut malgré tout à Machard une première médaille, sa première récompense officielle.

Jules Machard, Séléné

Mais l'œuvre qui fonda véritablement le succès de Machard à Paris fut Séléné, une personnification de la Lune, peinte en 1874. L'accueil positif de l'œuvre le décida à revenir à Paris ; la toile, achetée par un particulier, servit de modèle pour une tapisserie de la manufacture des Gobelins, tissée entre 1874 et 1878.

De l'entrée à l'École des Beaux-Arts à la fin du séjour à Rome, Machard réalisa principalement des œuvres mythologiques. Ayant toujours le statut d'élève, il devait se conformer à l'esthétique dominante imposée par l'École et par ses professeurs. Ceux-ci étaient à l'époque considérés comme des artistes de premier ordre et ils étaient cités comme des références. Parmi eux, l'on peut citer les peintres Cabanel, Gérôme, Bouguereau, Bonnat.

Pour le public, souvent issu de la bourgeoisie parisienne, l'art devait correspondre à certains critères : « L’art représente un refuge, un idéal de paix, de tranquillité, un havre de sécurité, et doit, par conséquent, exclure toute référence à la réalité. Il se complaît dans l'exaltation des œuvres qui magnifient les scènes mythologiques et allégoriques, les tableaux de la vie religieuse, ou l'héroisme des batailles. Les Vénus ne se comptent plus ; les Diane, Bacchus, Narcisse stimulent l'inspiration.25 »

En outre, le culte de la beauté antique incitait les peintres à représenter le corps féminin de façon idéalisée. Certaines toiles de Machard, telles que Séléné ou Angélique attachée au Rocher incarnent parfaitement cet enseignement académique, et ont d'ailleurs connu un succès logique, puisqu’elles correspondaient à l'attente du public et des professeurs. Cependant, de retour à Paris, Machard abandonna peu à peu ce type de sujets, pour se consacrer plus exclusivement au portrait, genre qu'il affectionnait et qui, par ailleurs, pouvait être particulièrement lucratif.

Le début d'une véritable carrière


En 1875, âgé de trente-six ans et marié depuis peu, Machard savourait la naissance d'une notoriété due à sa renommée au Salon, où il exposait maintenant de plus en plus de portraits. Proust, dans Du côté de chez, Swann, évoque ce succès dans un dialogue échangé entre Madame Cottard et Swann : « (Mme Cottard s'adressant à Swann) Je ne vous demande pas, Monsieur; si un homme dans le mouvement comme vous a vu, aux Mirlitons, le portrait de Machard qui fait courir tout Paris. Eh bien, qu'en dites-vous ? Êtes vous dans le camp de ceux qui approuvent ou de ceux qui blâment ? Dans tous les salons on ne parle que du portrait de Machard ; on n'est pas chic, on n'est pas pur, on n'est pas dans le train, si on ne donne pas son opinion sur le portrait de Machard.26 »

Le portrait de Madame Rosine Bloch, artiste de l'Académie Nationale de musique, qui figura au Salon de 1875, illustre bien cette réussite : « Après le beau portrait de la cantatrice Rosine Bloch (...), sa réputation prit tout à coup un éclat sans précédent qui ne lui laissait plus de trêve dans la Vogue27. »

Au cours de sa vie, on estime que Machard réalisa environ 300 portraits. Malgré l'impossibilité de les évoquer tous, ceux qui connurent le plus de succès d'après les critiques de l'époque, furent les portraits de Madame Machard (1879), de la princesse Alexandra Troubetzkoi (1881), du général d'Espeuilles (1886), ainsi que les portraits réalisés à Rome, celui de Tony Robert-Fleury (1867) ou du compositeur Charles Lenepveu (1869). Parmi ces œuvres, on compte évidemment une large majorité de portraits féminins. Qualifié de peintre à la mode et devenu la coqueluche de la gent féminine, le peintre reçut dans son atelier de nombreuses dames, et notamment des parisiennes fortunées désireuses d'obtenir leur portrait par le célèbre Machard.