André Lançon dit Auguste Lançon à partir de 1872, né à Saint-Claude (Jura) en 1836 et mort à Paris en 18871, est un peintre, graveur et sculpteur français.
André Lançon étudie à l'école des beaux-arts de Lyon et finit ses études à Paris. Il devient sculpteur animalier par admiration pour les œuvres d'Antoine-Louis Barye. Lançon expose ses œuvres pour la première fois au Salon de Paris en 1861, et jusqu'en 1870. Pendant la Guerre franco-allemande il est sergent d'un bataillon. Lié à la Commune de Paris, il est emprisonné pendant six mois. À sa libération, il change son prénom et se fait désormais appeler Auguste Lançon. Il devient peintre militaire et participe à la Guerre des Balkans en 1877. Il a gravé plusieurs eaux-fortes montrant des scènes de guerre dont il avait été témoin, dont un essai d'Eugène Véron (1876) et pour L'Eau forte en six gravures (1874-1881) chez Alfred Cadart1. En 1893, la rue Auguste-Lançon à Paris (13e arrondissement) prend son nom en hommage. Son atelier d'artiste, parfaitement conservé, existe toujours dans sa maison natale, à Saint-Claude, 3 rue du Collège.
In : Wikipedia : Auguste André Lançon
1) ↑— Difficile de trancher définitivement sur l'année exacte de sa mort. Plusieurs documents donnent 1885, Wikipedia en tient pour 1887…
AUGUSTE LANÇON UN ARTISTE NON RECONNU À SA JUSTE VALEUR
Paul Lidsky, Les Amies et Amis de la Commune de Paris, 1871, samedi 10 décembre 2016 .
Aujourd’hui, Auguste Lançon (1836-1885) est souvent plus connu par la rue du xiiie arrondissement qui porte son nom que par son œuvre, qui est pourtant très originale et moderne. Il naquit à Saint-Claude dans le Haut-Jura, fils unique d’un père modeste menuisier. Il arrêta ses études après le collège pour gagner sa vie.
Ouvrier lithographe à Lons-le-Saunier, il réussit facilement le concours à l’école des Beaux-Arts de Lyon en 1853, puis, en 1858, celui de Paris, tout en continuant à travailler dans l’imprimerie.
Mais, rebuté par l’enseignement académique et poussiéreux de ses professeurs, il annonce à ses parents qu’il « ne fréquente plus les écoles », préférant le Louvre. En effet, il admire Millet, Delacroix, Corot, Courbet et, dans un autre domaine, les sculptures de Barye, qui va influencer sa spécialité d’artiste animalier. On peut voir ses gravures dans des revues comme Le Temps, L’Illustration, Le Monde illustré, Le Journal pour tous. Durant la guerre de 1870, engagé dans une ambulance de la presse, il envoie au jour le jour ses dessins sur les horreurs de la guerre aux journaux. Théophile Gautier lui rend hommage dans un article :
« Il ne s’agit pas ici de batailles officielles avec un état-major piaffant autour du vainqueur et quelques morts de bon goût faisant académie au premier plan, le tout se détachant sur un fond de fumée bleuâtre, pour éviter au peintre la peine de représenter les régiments. Ce sont de rapides croquis, dessinés d’après le vif sur un carnet de voyage, par un brave artiste, à la suite d’une ambulance. Pas un objet qui n’ait été vu, pas un trait qui ne soit sincère ; aucun arrangement, nulle composition. C’est la vérité dans son horreur imprévue, dans sa sinistre bizarrerie. De telles choses ne s’inventent pas. L’imagination la plus noire n’irait pas jusque là. L’artiste à qui l’on doit ces dessins, M. Lançon, est un naïf. Il fait bonhomme, comme on dit dans les ateliers, c’est-à-dire qu’il ne recherche ni le style ni la tournure ni le chic à la mode. Il rend ce qu’il voit, rien que ce qu’il voit, et, comme un témoin, il raconte les faits en termes brefs et précis. On peut se fier à lui. Il y a dans ces esquisses sommaires une qualité remarquable : le sujet y est toujours attaqué par la ligne caractéristique. Les détails peuvent manquer ou n’être indiqués que par un trait hâtif, mais l’important y est et l’impression en résulte profonde et certaine. »
Durant le siège de Paris, Lançon est sergent de la Garde nationale et, au moment de la Commune, manifeste un engagement communard, participant activement à la Fédération des artistes. Après l’écrasement de la Commune, il est arrêté et va être détenu six mois à Satory et à l’Orangerie de Versailles, en compagnie de Courbet, avant de comparaître devant les tribunaux militaires. Durant son emprisonnement, il continue de « croquer » ce qu’il voit, représentant les conditions de vie des communards. Il sera finalement relaxé et pourra reprendre ses dessins dans la presse dès la fin de l’année 1871. Après un premier tableau refusé au Salon de 1873 pour sa noirceur, il est finalement médaillé, et ses eaux fortes aux Salons de 1874 et 1875 consacrent sa réputation. Il décrit dans ses gravures la vie quotidienne des ouvriers, la misère du peuple dans une série « Les Bas-fonds parisiens », sensible comme toujours aux plus humbles ; il s’intéresse aussi aux vues du Vieux Paris (plusieurs gravures de la Bièvre dans L’Illustration de novembre 1876). Il va également illustrer d’admirables estampes le livre de son ami Jules Vallès, La rue à Londres (Librairie Charpentier, 1883), dans lesquelles on retrouve l’ambiance d’un de ses écrivains préférés, Charles Dickens.
Pendant toute la guerre des Balkans, en 1877, il suit l’armée russe en qualité de correspondant de L’Illustration. On pourrait évoquer d’autres aspects de sa production : il illustra de nombreux albums édités notamment par Hachette et Hetzel ; il réalisa une maquette qui servit pour le Lion de Belfort de Bartholdi.
Il mourut précocement à l’âge de 48 ans, le 13 avril 1885, laissant néanmoins une énorme production artistique. L’homme ressemblait à son art. L’archiviste du Jura, Bernard Prost, qui l’a connu intimement, en dresse ce portrait :
« L’homme privé avait la rudesse d’allure et la fière sauvagerie des montagnards. Mais sous des dehors qu’il prenait plaisir à outrer, tous ceux qui l’ont connu ont pu apprécier la fine bonhomie de son esprit et la loyauté de son caractère. Jaloux de son indépendance, il ne voulut jamais rien devoir à personne. Dédaigneux de la réclame, il a vécu isolé, loin des indiscrets dans son atelier de la rue Vandamme, fuyant également les coteries chères aux turbulentes médiocrités et les salons où se dispense, à défaut du talent l’illusion éphémère de la renommée. »
Tout cela explique sans doute que cet artiste, aujourd’hui encore, n’a pas la reconnaissance que ses œuvres si fortes et puissantes mériteraient.
On peut voir de lui de nombreuses peintures au musée des Beaux-Arts de Dole et au musée de Vendôme, et beaucoup de gravures au musée municipal de Nuits-Saint-Georges et au musée du domaine de Sceaux. Son atelier d’artiste, parfaitement conservé, existe toujours dans sa maison natale à Saint-Claude.
Paul Lidsky
Les illustrations sont extraites de Paris incendié, histoire de la Commune de Paris de 1871,
Georges Bell, impr. E. Martinet, 1872.
AUGUSTE LANÇON, AQUAFORTISTE PEINTRE ET SCULPTEUR, 1836-1885
Bernard Prost, archiviste du Jura, avril 1887 .
Les morts sont vite oubliés. En dehors de quelques amis et d'un nombre restreint d'artistes, qui se souvient aujourd'hui d'Auguste Lançon ? La presse a banalement enregistré son décès au mois d'avril 1885 ; depuis, le silence s'est fait autour de ce nom. Je me trompe je viens de lire, à une quatrième page de journal, l'annonce de la souscription destinée à parfaire les frais de sa modeste tombe au cimetière Montparnasse.
Et cependant Lançon a, plus que beaucoup d'autres, sa place marquée dans l'histoire de l'art contemporain. À ce titre, il mérite bien quelques pages tardives de souvenir.
Il naquit, le 16 décembre 1836, dans le haut Jura, à Saint-Claude, berceau des Jaillot, des Villerme, des Rosset, des Antide Janvier. Son père, un brave menuisier, aurait pu fournir à quelque Erckmann-Chatrian jurassien un type de vieux patriote montagnard. La correspondance de sa mère, je l'ai là toute entière sous les yeux, révèle une femme de devoir et de dévouement, concentrant sur un fils unique l'affection austère et la sollicitude un peu loquace des aïeules de nos campagnes.
L'équerre, le compas et les modèles de menuiserie épars sur l'établi paternel accoutumèrent sans doute son enfance à l'ar t du dessin ; sans doute, le professeur du collège communal cultiva chez lui les premiers instincts artistiques ; mais la nature, la nature seule fut sa véritable initiatrice et resta toujours son guide fidèle. Caractère sauvage et rebelle au frein, mal à l'aise partout ailleurs qu'en pleine liberté, il donna cours de bonne heure à ses goûts d'indépendance et de vie au dehors. Congés et vacances, sans parler de l'école buissonnière, il les passait en courses vagabondes à travers les bois et les montagnes, braconnant les geais et les grives, mais surtout s'enivrant d'air et de lumière, contemplant avec la ferveur d'un enthousiasme sans témoin les spectacles toujours nouveaux déroulés à ses yeux, crayonnant sur des chiffons de papier des croquis que le soir, à la veillée, il passait soigneusement à la plume. Ce long tête à tête avec les sites abrupts et tourmentés de la terre natale lui traça sa voie et lui imprima, dès le début, une indélébile marque l'homme fait, tout de franchise et de loyauté, conserva jusqu'à la fin un peu de la sauvagerie de caractère et d'allure de l'enfant ; la manière du dessinateur et du peintre ressentit toujours l'âpreté de la forte mais rude éducatrice de ses premiers pas dans l'art.
Aux approches de la dix-septième année, au sortir de sa « troisième » au collège de Saint-Claude, il fallut interrompre des études poursuivies avec succès, en dépit de ses solitaires flâneries. I1 s'agissait pour lui de choisir une carrière et de gagner à son tour le pain quotidien. Le choix, comme bien l'on pense, était de longtemps arrêté. Après un court apprentissage à l'imprimerie lithographique Robert, de Lons-le-Saunier, il partit pour Lyon, au mois d'octobre 1853, le gousset et le cœur légers, mais armé d'une indomptable ardeur, rêvant de fortune et de gloire comme on peut en rêver avec les illusions de seize ans. Aussitôt arrivé à Lyon, il prit part au concours d'entrée à l'École des beaux-arts et s'y fit facilement recevoir. Bonnefond, directeur alors de l'École, ne tarda pas à remarquer les dispositions natives et l'acharnement au travail du nouveau venu ; il s'intéressa à lui, l'admit à suivre ses leçons et lui témoigna une bienveillance que l'élève eut à cœur de justifier, sauf à regimber parfois contre l'outrance académique du professeur. Le milieu tout autre où il se trouvait transplanté, l'enseignement de l'École, les visites au musée, lui avaient ouvert des horizons encore inconnus. Ennemi déjà de toute convention et de toute routine, il se rendait très bien compte cependant de ce qui lui restait à apprendre Il se mit courageusement à l'œuvre. Avec quelle ténacité et au prix de quel labeur, il faut lire ses lettres d'alors pour l'apprécier. La situation de ses parents leur rendait lourds les moindres sacrifices : Lançon ne le savait que trop ; aussi pour alléger leurs charges, son premier soin, une fois à Lyon, avait été de chercher à subvenir au moins en partie à ses besoins, en menant de front l'art et le métier, les cours du Palais Saint-Pierre et la besogne d'ouvrier lithographe.
À cet apprentissage technique il gagna quelques ressources et surtout une sûreté de plume et de crayon qui devait rester une des caractéristiques de son talent. Telle de ses lithographies de jeunesse, la Vue de Saint-Claude, par exemple, qui date de 1854, n'est pas indigne du futur aqua-fortiste. Ses premiers essais de peinture remontent à la même époque rien d'antérieur à 1857 n'en subsiste à ma connaissance.
Une subvention de quelques centaines de francs, votée par le Conseil général du Jura, vint en 1855 accroître un peu son modique budget et lui permettre de se livrer plus librement à l'étude. Sa correspondance avec sa famille nous le montre toujours assidu à l'École malgré ses aspirations indépendantes, toujours épris de l'art, toujours confiant en l'avenir malgré la gêne du présent et les irritations passagères contre le sort. « Ne te décourage pas, lui écrivait sa mère, en réponse à une lettre où il rappelait avec amertume sa devise Labor improbus omnia vincit, « ne te décourage pas, et ajoute à la maxime qui fait peur aux fainéants celle qui rassure les impatients : Patientia vincit omnia. Je l'ai souvent à l'esprit dans mes découragements... »
Les quatre années de son séjour à Lyon furent une période de travail opiniâtre, sans autre relâche que de courtes vacances passées à Saint-Claude pour se retremper dans ses montagnes et y retrouver en les complétant ses premières impressions du beau. Aux rentrées à Lyon, les cours de l'École, les lithographies de commerce, les portraits et les copies de commande, les enseignes, les modèles industriels pour des fabricants de Saint-Claude ne réalisaient qu'imparfaitement son idéal ; mais il avait pour compensation les croquis d'après les vieux maîtres du musée et surtout les études d'après nature de paysage, d'animaux et de troupiers. L'œil et le crayon perpétuellement en éveil, partout à la recherche de la réalité surprise sous un aspect saisissant, il passait du Palais des beaux-arts à la Morgue, de Guignol à l'amphithéâtre, d'une ménagerie ou d'un cirque à une revue place Bellecour, d'une exécution de soldat à une procession, enrichissant ainsi son bagage pour l'avenir et peu à peu s'arrêtant aux genres où il devait se cantonner par la suite : les animaux, les scènes de la rue et les sujets militaires.
En septembre 1857, il quitta Lyon : l'École n'avait plus de médailles à lui décerner, mais Paris restait à conquérir. On l'y retrouve quelques mois après. Admis à l'École des beaux-arts (avril 1858), il entra à l'atelier Picot. Je ne voudrais point user d'irrévérence envers les maîtres de Lançon ni me faire taxer d'illusion sur son compte : je me demande seulement si un artiste de sa trempe dut trouver chez Bonnefond, puis chez Picot, son orientation en peinture. Le dessinateur, déjà à peu près sûr de lui, ne subit guère leur influence et prit un libre essor ; le peintre, hésitant encore et cherchant sa route, ne la rencontra pas auprès d'eux. À ce tempérament de fougueuse indépendance il eût fallu autre chose que le pur enseignement académique et que la sacrosainte routine assujettissant tous les pinceaux à la même uniformité. Lançon s'insurgea bien contre cette compression de ses tendances ; maintes fois même, dès ses débuts à Lyon, il effaroucha son classique professeur ; mais les succès scolaires à obtenir, les médailles à gagner réclamaient de lui des concessions. Il en arriva à peindre d'abord des bandits italiens, des moines espagnols, des pastourelles sans patrie, tout le répertoire poncif d'il y a trente ans. À la fin de son séjour à Lyon, il exécutait d'après la formule de l'École et envoyait, l'année suivante, à l'exposition de Besançon un Moine en prière et deux Sujets italiens — je copie le livret ; — au Conseil général de son département, une Attala ! Et à quelques semaines d'intervalle, à peine rentré à Saint-Çlaude et livré à lui-même, il faisait de sa mère un superbe portrait dont la sincérité d'impression et la vigueur de touche contrastent singulièrement avec la fadeur prétentieuse de ses essais à la Bonnefond.
À Paris, l'atelier Picot ne le retint pas longtemps, malgré les succès qu'il y récolta à diverses reprises. Dès la fin de 1859 ou le commencement de 186o, il annonce à ses parents qu'il ne « fréquente plus les écoles », et qu'il leur préfère le Louvre. Son enthousiasme pour les vieux maîtres n'est toutefois pas exclusif. Les expositions, les vitrines des marchands de tableaux, avaient achevé de dessiller ses yeux et de lui révéler une nouvelle voie à suivre en peinture, la voie des Delacroix, des Corot, des Th. Rousseau, des Jules Dupré, des Courbet, des Millet, qui commençaient enfin à révolutionner sérieusement la pseudo tradition classique. La réaction, en lui, fut complète, mais elle eut les dangers de toute réaction trop vive chez un sujet mal préparé peut-être à en tirer parti. On s'explique, en tout cas, qu'au sortir des ateliers de Bonnefond et de Picot, doué comme il l'était, il ait subi la séduction de la palette de Delacroix et poursuivi, sous l'influence du maître, les accents énergiques et les puissantes colorations, au risque même de jamais n'en dégager qu'à demi sa personnalité de peintre.
« Ma peinture marche et je suis content », annonçait-il à Saint-Claude, le 31 décembre 1859.
Sa rupture définitive avec la convention académique se traduisit par des Turcos envoyés en 1861 à l'Exposition de Lyon, et par le Portrait de M. L. (son père), admis la même année au Salon1. « Le portrait du père, écrivait-il le 16 mai 1861, fait très belle figure à l'Exposition... il tranche rudement avec tout le reste… Plus je vais et plus je suis sûr de mon fait en peinture ; seulement ma manière neuve et vigoureuse aura de la peine à s'imposer en commençant… » Ce furent ensuite un Cimetière de moines (Salon de 1863), la Sentinelle et le Clairon (Exposition des refusés, 1863); un Ours dans un paysage (Salon de 1864) ; Cuirassier en vedette, 1813 (Salon de 1866) ; un Arabe terrassé par une lionne et un Tigre buvant (Salon de 1868) ; Mil huit cent-treize et des Lions (Salon de 1869); des Tigres et des Lions (Salon de 1879), etc.
Dès 1861, on le voit, la genèse du peintre est déjà indiquée. Aux « sujets italiens », aux Attala de Lyon, ont succédé les turcos, les cuirassiers et les fauves ; les moines retiennent encore son pinceau, mais avec eux nous sommes loin du Moine en prière exposé à Besançon, en 1858 ; ils sont déjà du futur interprète des Trappistes. Dès lors aussi, sa constante préoccupation est la couleur. « La lumière et la couleur », faire « lumineux et coloré », ces expressions reviennent aussi souvent dans sa correpondance que la trace d'efforts désespérés pour éclaircir sa palette sans en diminuer l'éclat. « Je suis guéri du noir », écrivait-il le 4 octobre 1864. Hélas non, il ne l'était pas encore, pas plus qu'en 1869 quand il croyait avoir pris enfin le dessus : « Mes tableaux vont bien ; plus de noir ». Il était, malheureusement, plus dans le vrai, en faisant, le 2 janvier 1870, cette confidence « Vous ne vous doutez pas du mal que je suis obligé de me donner pour sortir de ce sale noir… » Ce sale noir, ce cirage comme il l'appelait aussi, devait-il jamais s'en affranchir ?
Mais que devenait, ou plutôt, puisque je viens de laisser le peintre en 1870, qu'était devenu le dessinateur depuis son départ de Lyon pour la conquête de Paris ? Le dessinateur avait marché à grandes enjambées dans la route entrevue, aux jours d'enfance, du haut des cimes du Jura, dans cette route où il était déjà entré résolument à Lyon, quand l'élève du Palais Saint-Pierre secouait le joug imposé à son pinceau. À Paris, dès la fin de 1859, son crayon lui créait des ressources. Philippoteaux, Yan'Dargent, et surtout M. Ponscarme, un ami de la première heure resté celui de la dernière, s'intéressaient au jeune artiste et lui procuraient des travaux de lithographie et de dessin. Il débuta le 1er juillet 186o au Temps, illustrateur universel, à côté de Daumier, de Henri Monnier, de Gavarni, de Jundt, d'Emile Bayard, etc. ; le 17 novembre 186o à l'Illustration où à partir de 1868 sa collaboration devait être si brillante. La même année il lithographia un Alphabet de troupiers, suivi d'un Album de l'armée française (1861). Les types militaires sont dès lors un de ses sujets favoris, mais, avec lui, plus de vieux grognards du premier empire, plus de mélodrame ni de sentimentalité. Fantassins, cavaliers, artilleurs, chacun de ses modèles, pris sur le vif, a la vérité d'allure et la note caractéristique de la réalité. Si l'on compare ces simples essais aux tableaux militaires et aux illustrations de l'époque, on reconnaît ici, sans hésiter, le précurseur de l'interprétation moderne du troupier. Plus tard, nous trouverons Lançon inaugurant le premier encore une traduction nouvelle des horreurs de la guerre.
La modique subvention de son département avait expiré. Pendant que le peintre fabriquait des tableaux de commerce à raison de 15 à 25 francs, le dessinateur faisait des bois dans le Journal pour tous et dans diverses autres publications des maisons Hachette et Lahure (186o-1865). Je note, en 1861, une nouvelle Vue de Saint-Claude (lithographie), et déjà une série d'animaux pour une histoire naturelle éditée par Hachette. Ses loisirs ne restaient pas inoccupés il avait peu à peu accru son bagage littéraire, il s'enflammait pour Erckmann-Chatrian et Dickens, surtout, d'un enthousiasme qui ne devait jamais se lasser. L'admiration des œuvres de Barye, d'un autre côté, achevait de pousser l'artiste vers le genre animalier. Le Jardin des plantes et les ménageries devinrent dès lors ses rendez-vous préférés ; il y étudia amoureusement, patiemment, la faune majestueuse des grands carnassiers et le curieux monde des singes et des ours. Ours et singes, lions et tigres n'eurent bientôt plus de seçrets pour son crayon. Bien des croquis de cette époque révèlent déjà le maître personnel, hardi, excellant à fixer en quelques traits une fière silhouette de fauve ou un réjouissant ensemble simiesque. Ces croquis, il les avive à l'eau-forte et les envoie au Salon : Étude de singes (1864), Ours et renard (1865) ; il en publie d'autres chez Cadart (1864) ; d'autres encore, il forme un recueil édité en 1866 : Études d'animaux dessinées d'apre's nature2. Entre temps, il illustre les Mémoires de Sanson dans le Nouveau Journal (1864), et collabore à l'Exposition universelle de 1867 illustrée. À partir de 1868, la Chasse illustrée, le Monde illustré et l'Illustration reproduisent à l'envi ses dessins d'animaux, interrompus parfois au profit de quelque scène de la rue. En 1869, Hetzel lui demande des bois pour un des albums de Stalh : Caporal, le chien du régiment, puis pour 1869 La famille Martin, histoire de plusieurs ours, par Génin. De 1869 encore, je mentionnerai une 3e Vue de St-Claude. (lithographie). Ses bois pour l'Homme et la Bête, d'Arthur Mangin (Didot, 1872), sont du début de 1870.
La date à jamais néfaste de 1870 marque une étape importante dans la carrière de Lançon. Abandonnant pour un moment les animaux, c'est au milieu des horreurs de la guerre que le patriote va chercher ses inspirations. Dès le début des hostilités, engagé dans une des ambulances de la presse, il assiste, la mort au cœur, à nos revers. Je ne jurerais pas que l'ambulancier n'ait point enfoui parfois son brassard au fond de sa poche pour aider à charger une pièce ou faire le coup de feu contre l'ennemi. Souvent, en tous les cas, il releva les blessés, sous les balles prussiennes, et arracha des victimes aux décombres. Nul n'apporta à sa tâche un plus stoïque dévouement. Mais le canon ne grondait pas toujours, les crépitements de la fusillade avaient leurs temps d'arrêt. L'artiste reprenait alors ses droits, et le crayon ne demeurait pas inactif en ses mains. Episodes de combats, scènes d'ambulance, convois de prisonniers, enterrement des morts, villages incendiés, incidents du siège de Paris où nous retrouvons l'ambulancier sergent dans un bataillon de marche, en un mot tous les navrants spectacles d'une guerre maudite eurent en lui un fidèle et énergique interprète. Publiés au jour le jour dans l'Illustration et le Monde illustré, ces croquis ajoutaient aux angoisses patriotiques de douloureux frissonnements. Le chauvinisme ayant fait un crime à l'auteur de dévoiler ainsi sans pitié l'accablement de nos défaites, Théophile Gautier prit la parole pour revendiquer au nom de l'art le privilège de la vérité et rendre hommage à la hardiesse novatrice de ces sombres évocations. Citons de lui au moins quelques lignes :
« Il ne s'agit pas ici de batailles officielles avec un état-major piaffant autour du vainqueur et quelques morts de bon goût faisant académie nu premier plan, le tout se détachant sur un fond de fumée bleuâtre, pour éviter au peintre la peine de représenter les régiments. Ce sont de rapides croquis, dessinés d'après le vif sur un carnet de voyage, par un brave artiste, à la suite d'une ambulance. Pas un objet qui n'ait été vu, pas un trait qui ne soit sincère. Aucun arrangement, nulle composition. C'est la vérité dans son horreur imprévue, dans sa sinistre bizarrerie. De telles choses ne s'inventent pas. L'imagination la plus noire n'irait pas jusque-là. L'artiste à qui l'on doit ces dessins, M. Lançon, est un naïf. ll fait bonhomme, comme on dit dans les ateliers, c'est-à-dire qu'il ne recherche ni le style, ni la tournure, ni le chic à la mode. Il rend ce qu'il voit, rien que ce qu'il voit, et, comme un témoin, il raconte les faits en termes brefs et précis. On peut se fier à lui. Il y a dans ces esquisses sommaires une qualité remarquable, le sujet y est toujours attaqué par la ligne caractéristique. Les détails peuvent manquer ou n'être indiqués que par un trait hâtif, mais l'important y est et l'impression en résulte profonde et certaine..... »
La France est enfin délivrée du cauchemar de l'invasion et de la Commune. Rendu à ses études, l'artiste, sans renoncer aux animaux, se livre de plus en plus aux souvenirs de la guerre. Les albums de l'ambulancier, les carnets du sergent, les croquis qu'il avait semés depuis 1870 dans l'Illustration et le Monde illustré, sont pour lui une mine inépuisable de sujets militaires. Une première suite de dix-sept eaux-fortes, destinées à la Troisième Invasion, d'Eugène Véron, lui valent une médaille au Salon de 1873 et le placent du premier coup hors de pair. Aux Salons de 1874 et 1875, deux nouvelles séries d'eaux-fortes — scènes de la guerre et animaux — consacrent sa réputation.
L'historien sobre et impartial de la Troisième Invasion ne pouvait recourir à un collaborateur plus autorisé. Les planches de Lançon pour ce livre sont d'un maître et, on peut l'affirmer, d'un maître sans précédent. Si Théophile Gautier eût vécu encore, de quels nouveaux éloges n'aurait-il pas accueilli cette transformation des croquis qu'en 1870 il avait admirés dans l'illustration ? Là il s'agissait de dessins hâtifs, exposés aux perfidies d'une reproduction sommaire par la gravure; ici ce sont des cuivres dont chaque trait porte la griffe incisive de l'artiste, des pages absolument originales joignant à la sincérité de l'esquisse première et à la plénitude de la mise en œuvre, cette spontanéité et cette hardiesse de l'eau-forte, qui vous identifie si intimement à la pensée de l'auteur. C'est la guerre dans son horreur brutale, c'est l'invasion dans sa réalité poignante, burinée par un maître primesautier, sans autre préoccupation que de rendre sincèrement ce qu'il a vu, avec l'émotion du patriote et l'extraordinaire intensité de vision de l'artiste. Il n'existe pas de commentaire plus frappant et plus lugubre de ces sombres pages de notre histoire, écrites du sang de la France.
Le peintre, on le verra plus loin, s'efforça jusqu'à ses derniers moments de transporter sur la toile les plus dramatiques de ces scènes ; son crayon et sa pointe continuèrent à les traduire fièrement dans l'Art, dans l'Illustration, dans les albums annuels de l'éditeur Cadart, etc. Il faut citer encore de lui un recueil de 17 eaux-fortes, exposées en partie au Salon de 1879 et publiées vers cette époque, sous le titre de Guerre de 1870 et Siège de Paris (Imp. A. Salmon).
Dans l'intervalle, les événements d'Orient de 1877 lui fournissent l'occasion d'aller étudier sur place d'autres aspects de la guerre. Pendant toute la campagne des Balkans, il suivit l'armée russe en qualité de correspondant de l'Illustration et envoya à ce journal une série de croquis, assez maltraités, semble-t-il, par la gravure et inférieurs, du reste, à ceux de 1870.
L'aqua-fortiste, le dessinateur n'avait pas abandonné les animaux. Dix de ses eaux-fortes, représentant des fauves, figurèrent au Salon de 1874. Un bon juge en la matière, Paul Mantz, leur consacra une page élogieuse.
« Chez M. Lançon, dit-il, le graveur laisse transparaître le peintre toujours épris du caractère, toujours inquiet d'exprimer le mouvement et la vie. Les lions et les tigres de M. Lançon ont de superbes allures quelques-uns de ces animaux ont même une sorte de grandeur sculpturale. Il est triste d'avoir à dire que bon nombre de visiteurs auront perdu, devant les œuvres doucereuses de peintres médiocres, un temps qu'ils auraient mieux employé à contempler cette rugissante ménagerie. »
Aux Salons suivants, il envoya d'autres séries d'eaux-fortes, d'aquarelles et de dessins de lions, de tigres, d'ours, de singes, etc. L'animalier n'avait plus à se révéler. Nul, depuis Barye, n'avait étudié et ne possédait mieux les grands félins. Sans se lasser, sans se répéter jamais, il savait trouver, pour rendre le monde des bêtes, une interprétation nouvelle, un peu violente, mais d'un superbe style et d'une puissante originalité. Ses eaux-fortes, ses dessins, ses simples croquis d'animaux constituent une des meilleures parts de son œuvre. S'ils font penser à l'ébauchoir de Barye, c'est avec une note vigoureuse et colorée qui n'emprunte rien à des devanciers. Qu'il s'agisse du lion, du tigre, de l'ours, de l'éléphant et du singe, ou de l'âne, du chien, du chat et du cochon, groupes et individus sont saisis au vif, esquissés audacieusement à grands traits, étonnants de structure, de mouvement et de caractère. Dans ses « Études d'animaux »de l'Art (1875), dans ses Animaux chez eux (libr. Baschet, 1882), etc., bien des planches sont de purs chefs-d'œuvre, déjà classés soigneusement dans les collections et, du vivant même de l'auteur, fort recherchés à l'étranger où telles de ses épreuves d'état atteignent dans les ventes des prix élevés. À citer encore, à l'actif de l'animalier, sa belle eau-forte d'après le Combat de cerfs, de Courbet, exposée au Salon de 1882, ses robustes dessins d'après Barye, dans l'Art (1876), et enfin sa dernière œuvre, l'illustration des Animaux sauvages de Louis Jacolliot (Libr. illustrée, 1884), où, à côté de pages de premier ordre, on sent déjà, au crayon de l'auteur, l'atteinte de la maladie.
Auguste-André Lançon naquît le 16 décembre 1836 à Saint-Claude. Il fait ses études au collège de Saint-Claude, et à l'âge de dix sept ans, il entra comme apprenti dans une imprimerie de Lons-le-Saunier. Ce fut un court apprentissage. À Lyon, il se perfectionna dans son métier d'ouvrier lithographe. Entre temps, il prenait part au concours d'entrée à l'École des beaux arts de Lyon. Reçu à l'école, il fut admis presque immédiatement à suivre les leçons du directeur, le peintre Bonnefond qui avait remarqué tout de suite ses dispositions pour le dessin. Après ce séjour à Lyon de 1853 à 1857, il vint à Paris et entra, en 1858, dans l'atelier de Picot où pour ainsi dire, il ne fit que passer. Les spectacles multiples constamment renouvelé de la rue, le jardin zoologique, la Morgue, le sollicitent bien plus que l'enseignement froid et correct d'un membre de l'institut qui répugnait à sa nature. En 1861, il produisait ses premiers tableaux, on vit à l'Exposition de Lyon des "Turcos" et à Paris au salon, le "portrait de M. Lançon père". Dès 1860 Lançon collaborait au "Temps, illustrateur universel" au côté de Daumier et à "l'Illustration". Pas de salon en 1862, en 1863 le jury accepte une peinture de Lançon le "Cimetière des moines". Par contre il refusait la seconde toile : "La sentinelle et le Clairon" présentée par l'artiste. Lançon n'était pas le seul à essuyer les réprobations du jury : il était en bonne compagnie avec Manet, Jongkind, Whistler, Pissarro, Fantin-Latour, et d'autres encore. Au salons suivants Lançon exposa "un ours dans un paysage" (1864), "cuirassier en vedette" (1866). ... sous l'influence de Delacroix, il peignit un "arabe terrassé par une lionne" et "un tigre buvant" au salon de 1868, il a grande tournure, et il suffisait dès lors à montrer quelle connaissance approfondie Lançon avait, à cette époque, de la musculature et du pelage des grands félins. Au salon de 1869, deux tableaux y figuraient : "Mil huit cent treize" et des "Lions". Son talent en plein développement, allait se donner libre carrière dans l'eau-forte. Il se servit de ses dessins pour illustrer "La troisième invasion" d'Eugène Veron (juillet 1870 mars 1871). À coup sûr c'est le commentaire le plus saisissant et le plus lugubre sur la guerre. Le nom de Goya fut prononcé lorsqu'on vit exposé au Salon de 1873 une première suite de dix sept eaux-fortes consacrée à la campagne franco-allemande. Les connaisseurs ne se trompaient point. Et, sans essayer de faire ici un parallèle entre les eaux fortes de Lançon et les planches des désastres de la guerre du maître espagnol, nous pouvons affirmer que notre graveur, avec plus de précision, atteint la puissance dramatique de Goya. Aux salons des années suivantes, il produisit de nouvelles séries d'eaux-fortes qui achevèrent de consacrer sa réputation. Il exposa aux salon de 1874, 1876, 1877, 1879, 1880, 1882 des peintures.
Lançon fut un travailleur infatigable jusqu'au dernier moment, très malade du diabète, il se fit transporter à l'hôpital Necker où il mourut le 14 avril 1885, il avait quarante huit ans. Il fut inhumé au cimetière Montparnasse : sur sa tombe fut inauguré en novembre 1891 un petit monument élevé par souscription : une stèle surmontée du masque de l'artiste en bronze par son compatriote Charles Gautier, avec un bas-relief reproduisant une de ses eaux-fortes : le "Lion buvant".
Extraits de La Gazette des beaux-arts de 1920, par Charles Léger
In : Artibermon.com
En dehors des scènes militaires et des animaux, le graveur, le dessinateur continua, depuis 1870, à faire place dans ses travaux aux curieux spectacles de la rue et de certains intérieurs. Là encore Lançon affirme son individualité : témoin, entre autres, « Les bas-fonds parisiens » de l'Illustration (1871), les « Études parisiennes » de l'Art (1875-1876) et les eaux-fortes et dessins faits d'après nature pour La Rue à Londres de Jules Vallès (lib. Charpentier, décembre 1883), quoique dans cette dernière publication la pensée et la main de l'artiste se soient alourdies plus d'une fois sous la fatigue d'une exécution trop hâtive. En faisant un choix de toutes ces compositions, on y retrouve, dans un autre genre, les mêmes qualités qu'aux sujets de la guerre. Drames de carrefours, comédies, de places publiques, fêtes de banlieue, incidents de la vie journalière à la rue et à la maison, défilé de figures typiques, aperçus d'intérieurs pittoresques, le théâtre et les décors sont changés, mais, pour donner la vie à ces mille faces de l'existence populaire, c'est le même accent sincère et hardi, la même manière simple, large, frappante de réalité ; c'est toujours la mise en pratique du précepte de Delacroix : « Le dessin du mouvement l'emporte et de beaucoup sur le dessin de la forme; sans le mouvement la forme n'est rien ».
Avant de revenir au peintre, un dernier mot sur le graveur et le dessinateur. Les Trappistes (série de 10 eaux-fortes ; libr. Quantin, 1883) sont un remarquable spécimen d'une des notes de Lançon et, malgré des faiblesses dues à un collaborateur inexercé, comprennent des pièces de haute valeur. « Rien de sentimental ni de théâtral, mais rien d'irrespectueux dans ces pages », écrivait, en les annonçant, Ph. Burty. Plusieurs d'entre elles sont e des morceaux d'une allure saisissante et d'une couleur superbe. » Une mention aussi pour les dessins d'après Carpeaux et Clodion dans l'Art (1875-1876), pour les Paysages du Jura, les vues du Vieux Paris, les études de Soldats et de Trappistes, dessins exposés aux Salons de 1876 et 1879, et pour les nombreux bois, de valeur inégale, semés dans divers recueils et volumes illustrés.
Faisons maintenant un retour en arrière pour retrouver le peintre. Le peintre avait-il marché de pair avec l'aqua-fortiste ? Était-il enfin parvenu à débarrasser sa palette de ce déplorable noir contre lequel nous l'avons laissé en lutte si opiniâtre vers 1869-1870 ?
Les toiles de Lançon sont empruntées, comme ses dessins, à la guerre, aux animaux, à la rue. Depuis Lion et lionne, du Salon de 1872, jusqu'à sa dernière œuvre, Tigre dévorant un chevreuil, achevé pendant sa maladie et exposé après sa mort au Salon de 1885, chaque année ses fauves figurent au Palais de l'industrie, en province, à l'étranger, et, chaque année, soulèvent, dans le monde artistique des discussions passionnées, moins vives encore que pour ses tableaux militaires : l'Enterrement des soldats le lendemain du combat de Champigny, refusé au Salon de 1873 ; Morts en ligne, champ de bataille de Bazeilles (1874) ; les Échappés de Sedan (1875) ; le Cinquième régiment de cuirassiers à Mouzon (1877); Au moment de quitter l'étape (1878) ; la Guerre (i88o; la Tranchée devant le Bourget (1882) ; Après la charge du 5e cuirassiers, Mouzon (1884), etc. Ce sont ensuite les Pauvres au coin de la rue de la Santé (1879), la Dompteuse, souvenir de la foire au pain d'épice (1882) ; puis le Trappiste gardant des cochons (1883), et enfin un nouveau Portrait de son père, remontant à quelques années, mais terminé seulement l'année même de sa mort (Salon de 1885).
Dans ces diverses œuvres éclatent toutes les qualités du dessinateur, le peintre s'y pressent de plus en plus, s'y affirme en maints morceaux, mais presque toujours une sorte de fatalité l'arrête brusquement à mi-chemin. Ce tempérament de coloriste resta incomplet ; il lui manqua, pour donner sa mesure, le moindre et le suprême don des maîtres, le don de l'exécution. Servi par une vision pénétrante, il concevait largement une composition ; la hardiesse, la fougue de ses esquisses promettait sans cesse quelque page puissante d'une superbe couleur et quand il s'agissait de donner à l'ébauche une forme complète, sa vision si lumineuse s'obscurcissait, l'éclat du premier jet de sa palette s'altérait en une tonalité lourde, terne, uniformément assombrie ; sous les frottis et les empâtements successifs, la belle notation de l'esquisse peu à peu disparaissait ; tel de ses tableaux de tigres ou de lions, d'une étonnante venue à l'état d'étude, ont été six ou sept fois gratté et repeint, chaque reprise gâtant davantage l'impression du début.
À cette lutte fiévreuse contre un pinceau insoumis, à cette ardente recherche d'une formule nouvelle de colorations vibrantes, le peintre s'acharna jusqu'au dernier jour, essayant tous les procédés, épuisant toutes les préparations, sans arriver enfin au but. Plus sévère pour soi-même que les critiques les plus exigeants, il était le premier à reconnaître, en face de la toile terminée, que « ce n'était pas encore çà », et il se remettait fiévreusement à la tâche, jamais satisfait de ses efforts, toujours soutenu par l'espoir que le tableau commencé allait inaugurer la période des œuvres définitives. À l'étroit, lui semblait-il, en son atelier, le cerveau et la main souvent comme paralysés devant le chevalet, il rêvait d'avoir à brosser, dans quelque édifice, d'immenses parois où, victorieux alors de toute entrave, il pourrait à l'aise tantôt faire rugir ses félins à travers le désert ou la jungle, tantôt dérouler un dramatique épisode militaire ou une pittoresque scène de la rue, dans l'ampleur et l'éclat de la réalité. Là peut-être eût été son triomphe, à en juger par l'incontestable valeur des deux grands panneaux qu'on admira de lui, il y a quelques années, lors de l'exposition des tentures artistiques à l'École des Beaux-Arts (mai 1881). L'un, l'Afrique, représente l'hallali du lion en Algérie ; dans l'autre, l'Asie est figurée par un tigre au milieu d'un site sauvage des tropiques couché, il joue, avant de le dévorer, avec un paon qu'il vient de surprendre ; au-dessus, tournoie un aigle, convoitant à distance sa part du festin.
Lançon, malheureusement, n'eut pas l'occasion de continuer ses tentatives dans cette voie ; il reprit son perpétuel combat contre l'œuvre perpétuellement rebelle ; il mourut avant de toucher le but, avant d'avoir marqué sa trace par quelque création. Tel, dans l'Œuvre de Zola, finit prématurément Claude, « un travailleur héroïque, un observateur passionné, un tempérament de grand peintre, doué admirablement, entravé par des impuissances soudaines et inexpliquées… Et il ne laisse rien… » Au moins chez Lançon, l'aqua-fortiste et le dessinateur sont-ils assurés de survivre ; au moins reste-t-il du peintre de magistrales études et de fiers essais de grands tableaux.
Ces toiles ont pu dérouter les critiques superficiels et passer inaperçues aux yeux indifférents de la foule ; mais ceux qui dans l'art cherchent autre chose qu'une pure habileté de métier suivaient avec intérêt les efforts du peintre et se plaisaient à lui rendre justice. Un des maîtres de notre époque, visitant naguère une exposition de province, s'indigna, comme il sait le faire au besoin, en découvrant, relégués à une hauteur regrettable, des Lions ou des Tigres de Lançon ; il ne s'agissait pas de camaraderie : le maître ne connaissait l'auteur que par ses envois au Salon ; mais il ne quitta pas la salle qu'on n'eût donné au cadre une place d'honneur. Le jury, en revanche, ne fut pas toujours aussi bienveillant au Palais des Champs-Elysées. Quoi qu'il en soit, le peintre, même incomplet, même arrêté à mi-chemin, laisse le souvenir de quelqu'un et l'impression de quelque chose. « Avec lui écrivais-je, de son vivant, à propos du Salon de 1883 nous échappons à l'écœurement du mièvre et du banal. Que sa fougue de coloriste soit un peu brutale, que son exécution révèle les tâtonnements de l'artiste qui n'a pas encore trouvé sa vraie manière, nous n'y voulons point contredire ; mais ces exagérations mêmes, ces hésitations d'un talent original et vigoureux, nous frappent bien autrement que la froide correction de nombre de peintre à la mode. Quand son pinceau ou sa pointe traduit des fauves ou des animaux domestiques, des scènes militaires ou des sujets de la rue, des paysages jurassiens ou des religieux de la Trappe, on se sent en présence d'une individualité audacieuse, fuyant la routine, s'inspirant de la nature, habile à dramatiser le réel et poursuivant avec une âpre persévérance le secret des grands coloristes. C'est le Jules Vallès de l'art. »
Aqua-fortiste, illustrateur, peintre, Lançon a manié aussi l'ébauchoir. Le sentiment tout sculptural de son interprétation par le dessin des grands carnassiers, le caractère hardi de ses essais de modelage, et surtout le succès de sa collaboration avec Bartholdi pour le Lion de Belfort, lui présageaient de belles excursions sur ce terrain. Son admiration pour Barye l'y fit renoncer définitivement. Il avait l'envergure voulue pour n'être pas un plagiaire ; mais là encore aurait-il réalisé son idée ? En tous les cas, il ne voulut pas ressasser, comme tant d'autres, des agrandissements ou des variantes du maître animalier. Il ne laisse que quelques maquettes, deux petits plâtres, Lionne d'Egypte et Lion de Barbarie, exposés au Salon de 1879, et une participation anonyme au Lion de Belfort.
Au milieu d'une vie de travail, de lutte et de désintéressement, Lançon mourut à 48 ans, le 13 avril 1885. Jusqu'à la dernière heure, il lui fut épargné de savoir sa fin prochaine. Deux regrets seulement lui serraient le cœur sur son lit de mort : graveur, il n'avait jamais pu obtenir de l'administration de la chalcographie la commande d'une planche où il aurait rendu comme il les sentait l'un ou l'autre de ses maîtres préférés ; peintre, il ne lui était pas donné d'aller jouir de l'exposition des œuvres de Delacroix, ouverte alors à l'École des beaux-arts.
J'ai essayé, dans les pages qui précèdent, de retracer la vie et les travaux de Lançon, en réflétant aussi fidèlement que possible ses impressions écrites au jour le jour à ses parents ou librement échangées, entre amis, dans l'intimité de l'atelier. Mon esquisse serait incomplète si je ne faisais pas entrevoir l'homme privé et l'homme politique.
L'homme privé avait la rudesse d'allure et la fière sauvagerie des montagnards. Mais sous des dehors qu'il prenait plaisir à outrer, tous ceux qui l'ont connu ont pu apprécier la fine bonhomie de son esprit et la loyauté de son caractère. Jaloux de son indépendance, il ne voulut jamais rien devoir à personne. Dédaigneux de la réclame, il a vécu isolé, loin des indiscrets, dans son atelier de la rue Vandamme, fuyant également les coteries chères aux turbulentes médiocrités et les salons où se dispense, à défaut de talent, l'illusion éphémère de la renommée. Bien des extraits de sa correspondance révèleraient ce que cette dure écorce cachait de délicatesse, de sympathie et parfois de touchante sensibilité : je n'en voudrais pour preuve que certaine lettre écrite de Slatina à sa mère, le 21 juin 1877, à propos de l'anniversaire de la mort de son père.
Homme politique, il le fut à la façon de Courbet, avec l'amour du panache en moins et la crânerie en plus. La politique, hélas ne profita ni à l'un ni à l'autre ; elle leur valut de se retrouver, après la Commune, détenus côte à côte à l'orangerie de Versailles, avant de comparaître à la cour martiale en compagnie d'incendiaires et d'assassins. Courbet ne s'en releva pas ; Lançon n'y gagna qu'une popularité malsaine qui le harcela jusqu'à sa mort. En politique comme en beaucoup d'autres choses, il y a les dupeurs et les dupés. Lançon était trop désintéressé et surtout trop honnête pour se ranger du côté des premiers : ses adversaires eux-mêmes ont dû lui rendre ce témoignage ; mais je ne sais quel fatal entrainement et quel idéal de liberté lui firent jouer un rôle de dupe. Il s'en aperçut trop tard : la campagne électorale de 1884 avait chez lui aggravé sans remède la maladie qui devait triompher d'une constitution de fer. Ici encore maint passage de sa correspondance le constaterait éloquemment sans renier aucune de ses convictions républicaines, il était las à la fin de ce rôle d'emprunt et écœuré de tous les dessous de la politique. Que la politique laisse donc ses cendres en repos, c'est assez de l'avoir enlevé prématurément à l'art. L'art a été son unique passion et son but unique ; l'art seul a le droit de le revendiquer aujourd'hui.
Paris, 13avril 1887.
Bernard Prost
Notes
1) ↑— De 1861 à 1870, Lançon exposa au Salon et ailleurs, sous le prénom d'André. Je note ici ce menu détail pour couper court à la méprise de divers dictionnaires biographiques qui dédoublent Auguste-André Lançon.
2) ↑— Toujours sous le nom d'André Lançon.