art, artiste, peintre, peinture, Franche-Comté

Claude-Jules Grenier

Baume-les-Dames, 1817 - Paris, 1883


Inoubliable la joie qu'en un jour de 1898, à l'heure crépusculaire des intimités, m'apportait Edouard Grenier : dès le seuil, me pressant entre ses bras, il pleurait — pris au cœur par la sincérité d'enthousiasme que mon étude sur l'œuvre de son frère venait de lui révéler. Ce soir-là fut le début de sa dernière amitié. « Hier, vous étiez un étranger pour moi, aujourd'hui c'est à un ami qu'il me semble tendre la main. » Aurore d'une tendresse de vieillard, m'illusionnant — quelques années, hélas ! trop vite écoulées — sur cette lueur qui était du couchant le rayon suprême... admirable.
La gratitude si touchante d'un frère à l'égard du plus humble critique, seule assurément, m'a valu l'honneur de voir réapparaître ici des pages que je croyais effacées.

Gaston Coindre
Janvier 1906.




LE PEINTRE CLAUDE-JULES GRENIER 1817-1883

par M. Gaston Coindre


Les vieilles petites villes ont un attrait de mystère dont la séduction étrange, pour moi toujours nouvelle, réserve encore la surprise des heureuses trouvailles. Le charme en est doux et s'impose, sans que jamais se lasse mon adoration ingénue pour ces modestes reliques du bon vieux temps.
Parmi mes souvenirs pittoresques, un des plus aimables est la petite place de Baume-les-Dames, d'un agencement si naïf : avec ses arcades basses et sa fontaine des Lions ; la boutique de Nau, confiseur ; la maison Dufay encorbellée d'une jolie tourelle, au portail d'exquise élégance, le vieux banc accoté au seuil.
L'ancienne abbaye aux vastes cours, aux logis grandioses que maintes familles se sont partagés, solennels malgré leur décadence.
Au long des rues étroites, des hôtels silencieux ; dans les jardins, parfois, quelque pavillon de plaisance, ruiné.
Et puis, à l'ombre de l'église, cette austère demeure flanquée de deux grosses tours carrées, au porche clos…
La maison Grenier : comme on dirait ailleurs le Château avec respect, familièrement.
Maison bourgeoise qui n'a d'autre singularité que les toits pointus de ses pavillons, empanachée de deux peupliers branchus, par la serpe respectés, s'effritant de vieillesse, superbes : maison d'artistes !
Un peintre et un poète y sont nés : deux frères qui se suivaient de près, à les croire jumeaux, si intimes furent leur vie et leur intelligence unies. Formés par leur première éducation à toutes les délicatesses d'un intérieur patriarcal, ils firent leurs études dans un pensionnat en renom de Fontenay-aux-Roses, à la porte de Paris, qui deviendrait leur seconde patrie. Ils les terminèrent au collège de Besançon, l'un en mathématiques spéciales, l'autre en philosophie, où il remporta le prix d'honneur en 1835.
Au retour, le choix d'une carrière s'imposa.
Claude-Jules Grenier était né en 1817 : ce fut aux beaux jours du romantisme que les deux frères durent chercher leur voie. En ce temps-là Edouard était-il déjà poète ?
Jules, lui, voulait être peintre. La famille ne put agréer d'emblée cette vocation, qui paraissait alors plus étrange qu'aujourd'hui : précisément parce qu'aujourd'hui il n'y a plus de vocations et que la peinture est devenue un métier comme un autre, sans plus de conviction.
Docile à la sollicitude de ses parents, Jules Grenier entra dans une administration sérieuse, l'enregistrement, à laquelle plus d'un début d'artiste se heurta. Malgré sa soumission, il fut pris à la longue d'un tel ennui que l'affection d'Edouard s'en inquiéta ; le plus jeune plaida avec une sensibilité si persuasive la cause de l'ainé que la mère, une femme de rare distinction, comprit.
La famille était vaincue : résolution généreuse sans témérité, car leur patrimoine assurait à ces jeunes gens modestes et bien nés un avenir tranquille.
Toutefois ce n'est pas à cette sécurité matérielle qu'il faut attribuer le si rare désintéressement dont Claude-Jules Grenier honora son art. Ce sentiment chez lui était la conséquence naturelle d'une conception singulièrement élevée de la vie d'artiste.
Issu d'une race qui n'était pas marchande, jamais il n'aurait su achalander un atelier, traquer les acheteurs, solliciter les commandes, quêter une médaille qui, dans nos mœurs actuelles, est un autre truc commercial. Grenier, humble et fier à la fois, n'estimait son œuvre que pour la joie de l'étude : la coter soi-même, c'eût été l'amoindrir ou l'exalter ; s'en séparer, d'ailleurs, aurait été pour lui une nécessité douloureuse.
Garder avec piété toutes ses études, les multiplier et sans cesse les comparer : personne ne sut mieux, au cours d'une production constante, pratiquer cet examen de conscience. Quels déboires éviterait cette sage réserve à l'artiste trop souvent exposé à rougir, au hasard des rencontres, d'une œuvre de jeunesse : conservée dans l'atelier, elle aurait jalonné une étape de l'apprentissage.
Déjà trop hâtivement sommes-nous tentés de montrer nos ouvrages !... et les expositions annuelles ont surexcité cette impatience.
Grenier exposa rarement.
« Il n'a pas fait beaucoup de bruit dans le monde, dit Paul Mantz,... les rumeurs de la rue le touchaient peu ; et bien qu'il ait eu au bout de son pinceau les éléments d'une renommée, il ne montra aucun enthousiasme à mettre le public dans la confidence de son rêve. Grenier ne croyait pas beaucoup au Salon. Sans doute, pendant la période comprise entre 1847 et 1881 il a exposé plusieurs fois, mais toujours d'une façon discrète et à de rares intervalles : il laissait passer jusqu'à dix ans sans donner signe de vie. Il n'était pas fâché qu'on l'oubliât1. »
Les associations officielles ne pardonnent guère cette abstention, qui semble dérober les artistes indépendants à la juridiction qu'elles se sont arrogée. Pour faire preuve de bon esprit, il faut briguer d'abord le prix d'assiduité ; puis, quand on est mûr pour la médaille, attendre son tour ou le hâter par d'adroites démarches. Jamais notre grand peintre, étranger à la politique de l'intrigue, ne fut ni médaillé ni décoré, et jamais ne vendit ses œuvres.
Grenier, heureux par son indépendance, n'a jamais lutté qu'avec son rêve : ni les affaires ni les honneurs ne l'en ont distrait. Avant tout il voulut produire, et non, comme on dit vulgairement, se produire.
Il faut bien reconnaître pourtant que des âmes de cette trempe ne sont pas communes : de telles vocations sont rares. La sienne s'était développée dans un milieu tout intellectuel : des études très poussées en avaient fait un véritable lettré, philosophe, ou poète, comme son frère ; un génie spécial donna à son inspiration la forme pittoresque.
Il avait toujours pour ainsi dire dessiné d'inclination naturelle : mais de bonne heure, avec la rectitude de son jugement, il comprit la nécessité de se rompre par des efforts sérieux à tous les exercices du métier, sans se rebuter aux sévérités de l'enseignement. Instruit de l'antiquité et passionné des maîtres, il pouvait se fier enfin à la nature qui, dès longtemps, lui était familière.
Lorsqu'il eut la certitude de pouvoir désormais, encouragé par sa famille, suivre une carrière à laquelle il était si bien préparé, il entra à l'atelier de Decamps, un des maitres célèbres de cette période romantique qui nous étonne encore par son élan. Dans les arts le maître est une erreur, au sens strict où l'entend le vulgaire : l'imitation étreint le talent naissant, l'éducation seule le forme et le discipline. Grenier fut l'ami de ses maîtres : mais l'enseignement n'eut d'autre influence sur son avenir que de fortifier en lui la passion de la vérité ennoblie par la grandeur de la vision. Le sentiment poétique lui était inné : et, chez Delacroix plus tard, en s'initiant aux secrets magiques de la couleur, il resta lui-même, toute sa vie, original.
Claude-Jules Grenier fut paysagiste.
Le paysage est une vocation, plus que nulle autre, impérieuse, exclusive. Les artistes qui, devant la nature, ont eu le cœur serré jusqu'à l'angoisse particulière qu'elle impose aux prédestinés, ne résistent pas à cet avertissement. La nature est à jamais leur joie et leur douleur : l'éternelle énigme qui les attire et les désespère.
Le sentiment du paysage, aimé pour lui-même, n'appartient pas aux autres peintres : quelle que soit leur habileté, ils n'ont du ciel, des arbres et des eaux qu'une interprétation secondaire dont l'au-delà leur échappe.
Les mêmes éléments, seuls, sans autre appoint, suffisent à la création du paysagiste ; le dédain de la figure, exclue par instinct plutôt que par système, affirme son amour unique de la nature. L'œuvre, virtuellement personnelle, a en elle-même un caractère absolu.
On conçoit donc qu'une œuvre aussi abstraite ne saurait passionner les foules, jamais éprises d'art pur ; le côté romanesque ou dramatique d'un opéra, l'anecdote ou l'histoire dans un tableau, sont de plus faciles éléments de succès.
Mais, en dehors des masses aveugles ou indifférentes, les amateurs, auxquels le sentiment d'une œuvre n'a pas besoin d'être souligné, s'ils ont à choisir entre un Paul Delaroche et Corot, préféreront le paysagiste qui les fait rêver et les enchante.
Un tableau, qui a été une songerie devant un spectacle, entraîne aussi notre songe. Se lassera-t-on jamais d'admirer les champs dorés de l'éclat du soleil, bleuissants au reflet du zénith — les ruisseaux qui enrubannent la terre de leur sillon d'argent — les fleuves qui se précipitent sous les hautes arches — les collines qui semblent bondir à l'horizon comme les béliers du psalmiste — des forêts obscures où palpitent tous les bruits du mystère — des maisons de Petit Poucet où clignote une lumière, perdues dans la nuit et la solitude — des villes qui illuminent toute une vallée ? C'est la clarté rose du soleil renaissant — l'air frais et calmant des gorges ombreuses — les anfractuosités d'une côte — les routes, les sentiers qui contournent et traversent les villages — la majesté des hautes montagnes et l'horreur des gouffres — les déclins du jour, enfin, qui immortaliseront notre peintre de Baume-les-Dames.
Jules Grenier a parcouru plus d'une contrée : mais les connaisseurs distinguent le vrai peintre qui voyage, du voyageur qui peint. Partout il a imprégné de sa foi ces sites copiés sur nature, mais vus surtout en dehors des yeux par un cœur épris ; et, si l'expression n'était pas bien usée, on pourrait affirmer que son état d'âme, dans toutes ses excursions, n'a pas varié.
Tout en reproduisant fidèlement le motif, il savait y découvrir et accentuer le trait significatif ; il composait tout en copiant, et c'est pour cela qu'il est, sans cesser d'être naturel, un peintre de style.
Les principales études de Grenier sont datées de Paris et ses environs, Saint-Cloud, Charenton, Bougival ; de Fontainebleau et de Marlotte. Il avait parcouru les Pyrénées et l'Angleterre. Nul séjour n'eut pour son talent un résultat plus fécond que celui de Rome, en 1853. À Venise, au déclin d'une existence impitoyablement trop courte, il fit sa dernière campagne.
Mais la Franche-Comté, la patrie, fut son lieu d'élection : il y est chez lui et, comme un laboureur à sa tâche, du matin au soir il peint, dessine ; la récolte est débordante.
Une théorie jalouse consignerait le paysagiste dans son propre pays, presque dans son village. Volontiers en serions-nous partisan, à constater la sensibilité toute particulière des peintres hollandais qui n'ont jamais quitté leurs terres, convaincu d'ailleurs que c'est à l'inspiration de la vallée d'Ornans que Courbet dut ses seuls chefs-d'œuvre. Toutefois, sans exagérer l'influence de ce rayon étroit, il est nécessaire de vivre longtemps dans le pays que l'on veut peindre, pour s'y faire en quelque sorte les yeux et les poumons ; et, familiarisé avec sa physionomie, dégager l'esthétique du paysage des curiosités étrangères à l'art.
En abordant l'étude de la nature, le sentiment qui nous domine est celui de notre impuissance. On voudrait, en voyant tout, tout exprimer à la fois : c'est impossible ; et le découragement suit de près la témérité.
Pour s'y débrouiller, la méthode philosophique s'impose : il faut procéder par l'analyse, qui, seule, peut nous conduire sûrement à la synthèse finale qui est l'essence de l'art.
Grenier, par ses études premières et fondamentales, habitué à toutes les gymnastiques de l'esprit, ne pouvait méconnaître cette loi.
En dehors de son œuvre si considérable, classée par lui-même, et qui ne fut en somme qu'une initiation constante, faut avoir vu chez son frère d'autres cartons encore, énormes ! bondés ! pour se faire l'idée d'une éducation sévère, à ce point patiente. Quel inestimable enseignement pour la jeunesse seraient ces feuillets réunis en volumes !
Ce ne sont pas seulement des croquis, ébauches ou projets ; presque toujours des dessins d'une exécution singulièrement précise, serrée, fouillée avec une maladresse initiale qui se transforme peu à peu en maîtrise. À cette époque surtout il pratiquait le Nulla dies sine linea qui est le critérium des grands peintres.
Tout un trésor de documents, d'analyse : on y trouve, à ne pas le croire, jusqu'aux cailloux du sentier ; rien n'échappe à la sagacité du dessinateur, ni la fleur agreste, ni la frêle graminée...

…Sous tes pieds, chaque herbe abrite un monde.

Un bout de mur et sa barrière ruinée, — les toits des hameaux, — les rochers et les croupes des montagnes, — les plantes au bord de l'eau, larges feuilles à l'ombre des bois, au revers des talus : roseaux, tussilages, chardons et bardanes, ronces et liserons, — le lierre qui grimpe au tronc, — les variétés mêmes des arbres, tous détaillés dans leur essence par un feuillé scrupuleux : les masses et les ramures, les branches surtout dont les grâces infinies ne lassent jamais, toujours nouvelles et retracées mille fois à chaque rencontre...
Grenier était déjà bien fort quand il dessina au crayon le Rageur avec une exactitude pour ainsi dire impersonnelle, rivale de la photographie. Le Rageur est un arbre classique de la forêt de Fontainebleau, ou plutôt un groupe de deux chênes séculaires dont les bras lancés dans l'espace comme des biceps tendus, exaspérés de lutte, expliquent le baptême. Dès le tronc la charpente se complique, les branches s'enchevêtrent rugueuses et tordues : les unes filent jusqu'à la tête souples et courbes, d'autres se cassent, brusquement horizontales, avec des coudes aigus et des moignons bulbeux hérissés de ramilles, noueux et rachitiques : des plaies et des excroissances : au sommet la chevelure embroussaillée d'un géant.
Les détails sont rendus avec une stricte conscience, une facture d'abnégation, sans fantaisie ni maestria : un dessin janséniste : l'expression austère d'un acte de foi qui prélude aux grandes envolées de l'éloquence.
Cette étude est un des plus précieux souvenirs de la collection particulière de M. Edouard Grenier. Au musée de Besançon, on remarque aussi une étude d'arbre à l'aquarelle, d'un contour très cherché sur un ciel uni, dont le feuillé rappelle la froideur de Benouville et l'adresse de Français : document caractéristique de la volonté d'étude appliquée qui était une sorte de gymnastique pour cet esprit que l'on aurait cru si primesautier.
La véritable vocation de Jules Grenier était d'un coloriste. La seule fierté qu'on lui eût connue était de se dire l'élève d'Eugène Delacroix, et d'avoir vécu avec lui dans cette intimité de la couleur qui était leur idéal de peintres et, pour tous deux, l'expression la plus poétique de la nature.
Grenier, dont l'œil d'une extraordinaire finesse se jouait littéralement des difficultés, avait au plus haut degré le sentiment chromatique, l'accord des tons finement passés les uns dans les autres, à la manière des grands maîtres, et le génie des colorations émouvantes.
Par la richesse du ton et l'ampleur de l'effet, l'heure crépusculaire, où s'allument les fêtes de l'horizon, devait lui être particulièrement chère.

.... Cette heure de calme et de mélancolie
Où le soleil voilant sa lumière pâlie
S'incline à l'horizon majestueusement.
Personne n'a traduit comme toi ce moment.
Nul peintre d'un pinceau plus habile et plus leste
N'a mieux redit cette heure et son charme céleste ;
Nul, sauf ton homonyme et confrère lorrain,
D'un sentiment plus vrai, plus sûr et plus serein,
N'a poursuivi dans l'air ces vapeurs fugitives
Qui s'élèvent des monts, des plaines et des rives,
Et forment dans l'éther ce lit de pourpre et d'or
Où le soleil se couche en rayonnant encor.
Nul n'a mieux peint que toi la grande poésie
Et ce recueillement dont la terre est saisie,
Lorsque le crépuscule apaisant tous ses bruits,
Prélude dans les airs au silence des nuits.
Comme il avait raison, le cher et grand poète
Qui t'appelait le Roi du Ciel !2

C'est Barbier, le poète des Iambes, qui lui avait décerné ce titre ; le Roi ! lui, si modeste, qu'à peine eût-il osé s'en dire le « Peintre ordinaire. »
À Baume-les-Dames, promenant dans la campagne ses rêveries, comme le berger son troupeau, il interrogeait sans cesse l'horizon ; épiant le moment favorable, à l'instant précis il fixait en quelques rapides coups de pinceau ces apparitions merveilleuses, si traîtreusement fugitives.
« À Paris, dit M. Charles Clément, que de fois je l'ai vu sur le pont des Saints-Pères ou à sa fenêtre du quai Malaquais, contemplant, absorbé dans son admiration, ces ciels splendides à l'ouest de Paris, que Gleyre tenait pour les plus beaux ciels nuageux qui existent. Grenier y voyait tout un monde de couleurs et de formes. Il s'en enthousiasmait, s'en enivrait. »
Ces après-midi parisiennes ont inspiré une aquarelle du musée de Besançon, la Vue du Pont-Royal, à mi-page, dominé au loin par la silhouette de l'Arc de triomphe qui chevauche les masses imposantes des Champs-Elysées ; et, souvenir charmant de l'atelier même de Grenier, sous sa fenêtre le pont du Carrousel au premier plan, ébauché en quelques traits d'une impeccable justesse. Il n'est pas de plus beau spécimen de sa manière large, aquarelle limpide où l'eau transparente semble dessiner d'elle-même les nuages capricieux et l'architecture rigide, avec des réserves de papier blanc, si adroites.
De la même époque sans doute, car de faire analogue, nous admirons la Grande cascade de Saint-Cloud, sujet ingrat, si les détails s'y imposent, traité avec un ampleur qui décèle une vision peu commune. Sur un feuillet minuscule étonnante synthèse.
Cette pratique, qui rappelle la prestesse des marines d'Isabey, est assez rare dans son œuvre, où le procédé le plus fréquent est une sorte de compromis entre l'aquarelle et la gouache, ne différant pas essentiellement du pastel tel qu'il l'employait, très propice à son inspiration3. Les préjugés étroits des amateurs, en matière d'exécution, n'ont jamais influencé Grenier, qui choisissait l'outil à sa main avec l'insouciance aristocratique du vrai tempérament. Sa belle sérénité de facture, dédaigneuse des habiletés et des artifices, avec la forte hardiesse qui la caractérise, lui interdisait une intempestive virtuosité. Chez lui l'élégance de la main a tout le charme d'une distinction native : hardie et comme insoucieuse dans les sacrifices, elle a, au point juste et précis de l'intérêt, des recherches exquises et des coquetteries d'une sensibilité délicieuse. Du papier grossier, noyé par de chaudes et obscures préparations, les plans semblent surgir successifs comme dans la nature et se préciser insensiblement par touches graduées. Les frottis délicats, d'un fond de mystère, évoquent les formes discrètement ; et sur les rutilances du ciel, comme une guipure, se découpent des silhouettes ciselées.
Jules Grenier n'a pas fait de tableaux, mais la moindre de ses pochades, par son caractère d'unité, est une œuvre achevée : donc, un tableau. Le genre et la dimension n'y font rien : tels tableaux de Ruysdaël et de Claude Lorrain n'ont pas plus de surface que les aquarelles de Grenier.
Au musée de Besançon il y a deux cents tableaux, sans compter les trésors cachés des portefeuilles.
Au choix celui-ci : la prairie envahie par la nuit qui tombe rapidement sur les derniers toits du village — au milieu des vergers, à la lisière des saulaies, les maisons tapies dans les arbres s'endorment d'un air farouche, noires parmi les reflets glauques des verdures. Quel rayonnement encore ! Le ciel d'un ton de fleur sèche, par des dégradations saumonées s'avive d'un rose plus frais, s'irradie des reflets fauves d'un or, toujours pâlissant, jusqu'au blanc absolu de l'incandescence, à l'horizon.
Quelle trouvaille, ce ciel-là ! Et d'une rare distinction parmi tant d'autres où l'écarlate et le safran luttent d'éclat. C'est le Thabor du peintre : sa vision, un jour unique, s'y transfigure. Ses paysages de Rome sont incomparables : Corot disait qu'après les siennes, les études de Grenier en Italie étaient les meilleures qu'il connût. Il en rapporta une originalité d'impression qui les transforme et les fait siennes, en dehors de la banalité des vues. Nous possédons un de ces souvenirs de la campagne romaine qui, sous nos yeux, troue la muraille de lumière. C'est bien là « ce lit de pourpre et d'or » que chante le poète. Le soleil n'est pas encore couché, son disque flotte dans l'éther ; il a osé en braver les rayons aveuglants, et, le regardant en face, a fait flamber sur sa palette un éblouissement qui donne l'illusion. Dans cette fulgurance, Saint-Pierre et le château Saint-Ange, les tours et les dômes, rongés sur les bords par l'ardeur du foyer, ne sont plus que des silhouettes indécises, au delà des sombres vallons.
Les profils des petites cités italiennes — les jardins des villas aux charmilles hérissées de cyprès noirs — les ruines calcinées par des siècles de soleil — les routes bordées d'antiques oliviers noueux — les eaux mortes et les vastes ondulations roussies, tous les sites connus se sont agrandis, ennoblis par sa vision. Ces pins parasols dont la cime plane hautaine, n'est-ce pas le symbole du peintre lui-même avec ses allures de grand seigneur, et sa tête pensive ?