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François Tuefferd

Montbéliard, 1912 - Paris, 1996


Le Montbéliardais François Tuefferd fait partie des photographes humanistes de la première moitié du xxe siècle. Peu connu, bien moins en tout cas que Doisneau ou Ronis, il laisse pourtant une œuvre attachante, notamment ses photographies sur le monde du cirque. Il fut également un temps galeriste, c'est en effet lui qui ouvrit, en 1937, la première galerie parisienne (française ?) dédiée entièrement à la photographie, Le Chasseur d'Images.




Biographie de François Tuefferd

Thomas Michael Gunther, in : François Tuefferd, chasseur d'images, cat. expo. Bibliothèque historique de la ville de Paris, 19 mars - 15 mai 1993.


François Tuefferd, pendant le reportage sur le Normandie, Saint-Nazaire, 1935
François Tuefferd pendant le reportage sur le Normandie, Saint-Nazaire, 1935

Né à Montbéliard le 30 mai 1912, François Tuefferd a été initié à la photographie par son père, le docteur Henry Tuefferd, qui en bon amateur possédait une vingtaine d'appareils. Dans sa jeunesse, François a été fasciné par les histoires d'Afrique du Nord racontées par son grand-père Tuefferd, qui avait servi en Afrique, et par Émile, ancien clairon au troisième régiment de Zouaves, compagnon de chasse et aide dévoué de son grand-père Bourcart. Le jeune homme a découvert l'Afrique en 1929, lorsqu'il a rendu visite à son frère Jean-Pierre, qui accomplissait son service militaire près de Hammamet en Tunisie.

Ce premier voyage en Afrique du Nord a permis à Tuefferd de faire la connaissance du célèbre photographe George Hoyningen-Huene. Ce dernier était déjà un ami de son frère aîné, et il a accueilli François dans son entourage. Pendant son séjour, Hoyningen-Huene l'a chargé de photographier le tournage de la parodie de l'Atlantide qu'il avait mise en scène. Les images ainsi faites ont été rassemblées dans un album-souvenir, intitulé Ci-devant l'Atlantide, premier d'une série de recueils imaginés par le jeune photographe1. En 1930, François, équipé d'un Rolleiflex, arrive à Paris pour faire Maths-élémentaires au lycée Louis-le-Grand. L'année suivante, il demande par devancement d'appel son engagement au quatrième Zouaves à Tunis, où il part en juillet 1931 et retrouve ses amis.

Lorsque Tuefferd revient en France après son service militaire, Hoyningen-Huene l'invite à travailler avec lui chez Condé Nast. Tuefferd entre en 1932 comme stagiaire à Vogue et commence à se former au métier de photographe. En même temps, il découvre le Paris des artistes et des écrivains, grâce à son ami Gerald Kelly. Futur directeur artistique de Harper's Bazaar à Paris, celui-ci fréquentait, entre autres, Nathalie Barney, Jean Cocteau, Man Ray, Ernest Hemingway, Wallis Simpson et George Hoyningen-Huene.

En 1932 et 1933, Vogue et Vu publient plusieurs images de Tuefferd sur des sujets variés : articles et accessoires d'habillement, Joséphine Baker une soirée de générale, la revue du Casino de Paris, L'Affaire de la rue Royale à l'Athénée, un tirailleur tunisien lisant Vu. Rapidement convaincu qu'il n'est pas destiné à devenir photographe de mode, Tuefferd décide de se consacrer au travail de laboratoire. Il est encouragé dans cette voie par Hoyningen-Huene, qui avait remarqué la précision de sa technique à la prise de vue et au tirage.

Grâce encore à Hoyningen-Huene, Tuefferd rencontre Gaston Grenier, qui venait d'ouvrir un magasin-laboratoire photographique au 27, rue du Cherche-Midi. Le jeune photographe lui propose son aide, que Grenier accepte. André Steiner, Ylla, Ilse Bing, Rogi André, André Friedmann (travaillant pour Hug Block avant de devenir Robert Capa à l'époque d'Alliance Photo), Daniel Masclet, René Servant et Man Ray font partie de la clientèle.

Tuefferd, cependant, poursuit son propre travail de photographe. Il fournit des images à un grand nombre de magazines et de revues, tels L'Architecture d'aujourd'hui, Beaux-Arts, Ciné-Amateur, L'Illustration, Marie-France, Métiers de France, Mieux vivre, Mode pratique, L'Officiel de la couture, Par Avion, Photography, Le Point, La Revue de la photographie, SAGA et Votre Maison. Il entreprend des reportages, dont le plus important reste celui commandé par le Journal de la Marine Marchande sur le paquebot Normandie en 1935. La rédaction de la revue prestigieuse Arts et métiers graphiques choisit certaines de ses photographies pour figurer dans les numéros spéciaux de 1936 et 19382. Paris-Soir publie ses portraits de Mrs. Roosevelt, en voyage à Paris en septembre 19373. Il est chargé d'illustrer le manuel de gynécologie de Portes et Mayer, que les éditions Masson prévoient de publier.

En 1935, cinquante images tirées du reportage sur le Normandie sont exposées à la galerie Grenier4 et dans la salle d'exposition de la Revue française de photo et cinéma. Vers la fin de cette même année, Rémy Duval lui demande de participer à l'exposition de la photographie internationale qu'il organise au Pavillon de Marsan5. Du 19 mai au 2 juin 1937, la Galerie d'Art & Industrie, avenue des Champs-Elysées, présente les images de "L. Albin-Guillot, Henri Cartier, Yvonne Chevallier [sic], Nora Dumas, Dumas-Satigny, André Durand, André Durst, Remy Duval, Ergy Landeau [sic], Feher, P. Jahan, Kollar, Lachéroy, Juliette Lasserre, Le Boyer, Thérèse Le Prat, Man Ray, Rogi-André, Steiner, Tuefferd, André Vigneau et Ylla "6. En 1938, deux images de Tuefferd figurent dans "l'exposition Kodak-Pathé de photographie publicitaire et de ses applications”. La même année, Tuefferd expose ses propres photographies à la galerie du Chasseur d'Images du 15 février au 5 mars. Tiranty, propriétaire de la galerie "Le Grand Atelier", montre aussi en 1938, choisies par André Vigneau, des vues aériennes prises par Tuefferd pour Air France transatlantique. Au début de l'année suivante, André Steiner sélectionne des photographies des sports d'hiver faites par Tuefferd pour son exposition "La Neige" au Grand Atelier7. Marcelle Berr de Turique fait figurer huit de ses œuvres dans l'exposition de l'École Française de Photographie qu'elle présente à Copenhague en 19398. Deux ans plus tard, la galerie Braun, rue Louis-le-Grand, organise une exposition de Tuefferd et de Rémy Duval. En 1937, Tuefferd ouvre au 46, rue du Bac une galerie de photographie qu'il appelle le Chasseur d'Images. Il y organise des expositions individuelles (Ilse Bing, Bill Brandt, Max Del, Alain Duchemin, Sandro Guida, H. E. Haack, Paul Kowaliski, Herbert List, Emmanuel Sougez) et collectives (le Rectangle9, le Noir et blanc, le salon annuel du Chasseur d'Images). Il envisage d'exposer les images publiées dans le numéro spécial d'Arts et métiers graphiques, mais le début des hostilités fait échouer le projet.

Dans sa galerie, Tuefferd anime un club de photographie moderne, le Noir et blanc, qui a succédé au Rolleiclub. Avec son assistante Marie-Lise Gerhard, il fait le projet de créer une agence, appelée Chassim, pour "vendre ou placer des photographies à la presse française ou étrangère "10. En complément de ces activités, il continue à tirer les clichés de clients anciens et nouveaux. Il glace, par exemple, les tirages de Wols en 1937-1938.

Avec l'arrivée de la guerre, Tuefferd est obligé de transformer le Chasseur d'Images en galerie de peinture mais il n'abandonne pas son activité de photographe, quoiqu'opérant plus discrètement. Assisté de Gaston Cauvin, Geneviève Degomme et Marcel Turpin, il continue à exercer son métier jusqu'à son départ de Paris en 1943. Pendant cette période difficile, Tuefferd est aidé par plusieurs amis, tel Sandro Guida. Ce dernier dirigeait alors les éditions Prisma, dont le "photo-cours” par correspondance faisait appel à des spécialistes reconnus. René Servant y expliquait les principes fondamentaux de l'optique ; Robert Auvillain, secrétaire de la Société française de photographie, abordait les questions chimiques ; Louis Caillaud, secrétaire général, s'occupait de la rédaction et de la mise-enpage tandis qu'Emmanuel Sougez et Tuefferd traitaient de la pratique photographique.

François Tuefferd, autoportrait, 1944
François Tuefferd, autoportrait, 1944

Au début des années quarante, à la demande de Jean Prinet, Tuefferd fait don de plus de deux cents photographies à la Bibliothèque Nationale : 72 vues du chantier du Normandie à Saint-Nazaire, 69 épreuves de ses meilleures images, et 107 photographies de "cirque, acrobates, clowns, dompteurs et danseurs"11. À la même époque, Tuefferd accueille Henri Cartier-Bresson, évadé d'Allemagne et envoyé au Chasseur d'Images par un ami commun, l'imprimeur Pierre Braun. Cartier-Bresson travaille rue du Bac, couvert par le photographe, jusqu'à la fermeture de la galerie en 1943.

Tuefferd se retire alors dans une petite ferme à Lorrez-le-Bocage, à 75 kilomètres de Paris. Il ne la quitte que pour apporter à bicyclette des provisions à des amis parisiens. Il revient dans la capitale à la fin de l'année 1944. La galerie, à peine ouverte, passe sous la direction de Geneviève Degomme. Tuefferd obtient une nouvelle carte de presse. Le Commissariat au Tourisme l'envoie en Alsace, puis en expédition au Sahara. De retour à Paris au printemps 1945, il repart pour l'Afrique au début de l'année suivante et séjournera en Tunisie jusqu'à la fin de 1949. Il photographie les mœurs et coutumes du pays, apprend à Albert Lamorisse à faire de la photographie et tourne avec lui quelques documentaires, dont Ramadan et Djerba. Avant son retour en France, l'Alliance française de Tunis expose cent cinquante de ses photographies tunisiennes.

De retour en France, Tuefferd cherche du travail. Tiranty, l'agent de Leitz (Leica), lui propose de travailler dans son magasin parisen, rue La Boëtie. Mais cette situation ne lui convient pas et il en fait profiter un de ses amis photographes, Camille Pomeyrol. Au début de 1950, il réussit à convaincre Thermor, le fabricant d'appareils électroménagers, de financer une campagne publicitaire de son invention. Pour promouvoir les appareils Thermor, Tuefferd accompagnera dans sa tournée le Cirque National avec une petite caravane, composée d'une camionnette de démonstration et d'une remorque-camping. Le choix du cirque n'est pas un hasard ; depuis les années trente, Tuefferd en a fait des photographies. Puis, en 1941, grâce à ses amis Maurice Thomas-Moret et Jacques Fort, il rencontre Henry Thétard, qui projette un grand livre sur le cirque. Tuefferd le présente à Sandro Guida et les éditions Prisma acceptent de publier La Merveilleuse histoire du cirque d'Henry Thetard, dont les deux premiers volumes sont illustrés en grande partie par des photographies de Tuefferd.

Après deux ans de voyage constant dans l'hexagone, il part pour les États-Unis, dans le but avoué de photographier un congrès d'amis du cirque. En Amérique, au printemps de l'année 1952, il persuade le constructeur automobile Kaiser-Frazer de lui fournir une voiture afin de prendre des photographies publicitaires sur le trajet menant de Detroit, dans le Michigan, à Gainesville, dans le Texas, où se tenait le congrès. À la fin de 1952, il épouse une Américaine et revient en France pour demander son visa d'immigration. Surviennent alors des problèmes de santé. En 1953, Tuefferd repart pour les États-Unis et s'établit à New York. Après une ébauche de collaboration avec Fortune, Life et Sports Illustrated, suivie d'une brève carrière de portraitiste d'enfants, il décide, pour des raisons de santé, d'abandonner la photographie et de s'orienter vers d'autres professions.

Privé de son moyen d'expression préféré, Tuefferd se lance dans le dessin. Il s'inspire des sujets qu'il a photographiés : cirque, paysages franc-comtois, scènes de rue à Paris et à New York. D'un coup de crayon sûr, il croque sur le vif un grand nombre de portraits. En même temps, il se met à écrire des histoires pour enfants, telles les Aventures prodigieuses de Gédéon, qu'il illustre de ses propres dessins. Même s'il a d'autres occupations, Tuefferd ne renonce pas pour autant à ses premières amours, et garde des liens avec le monde de la photographie. Edward Steichen, par exemple, présente en 1955 sa photographie de la Ronde (1938) dans la grande exposition, The Family of Man, qu'il organise au Musée d'art moderne de New York. En 1960, à un tournant de sa vie personnelle, Tuefferd tente de revenir à la photographie et s'inscrit au Brooks Institute of Photography à Santa Barbara en Californie. Il envisage de travailler à Hollywood mais, n'appartenant à aucun des syndicats en place, il ne réussit pas à se faire engager. Il retourne alors sur la côte est des États-Unis et se reconvertit dans l'industrie électronique, où il met en valeur son sens technique.

Depuis sa retraite en 1987, François Tuefferd a ouvert de nouveau ses archives. Résolu, comme il dit, "à plonger dans un passé où dormaient ces images glanées au cours des ans", il a installé un nouveau laboratoire et s'est remis à tirer ses photographies. Il vit et travaille aux EÉats-Unis, dans l'état de New Hampshire.




Notes


1) — François Tuefferd, Ci-devant l'Atlantide, 1929 ; Voyage autour d'une cuisse cassée, 1936 (suite d'accident de route de son frère), et Montbéliard 1937, petit voyage au pays de ma jeunesse.

2) Arts et métiers graphiques, Photographie 1936, “Vieux moulin à Manacor", pl. 30 (catalogue no 2) et Photographie 1938, "Voiture dans la plaine (Hongrie)" et " Abreuvoir (Hongrie)”, pl. 46,47.

3) — Reportage d'Emmanuel d'Astier de la Vigerie, Paris-Soir, 23 septembre 1937.

4) — Voir C.S. [Claude de Santeul], Le Photographe, n° 392, 20 août 1935, p. 250 (plusieurs photographies sont reproduites dans le n° 396, 20 octobre 1935, encart p. 320).

5) — Voir Jean Vétheuil, “L'exposition internationale de la photographie contemporaine", La Revue de la photographie, n° 34, décembre 1935, p. 8.

6) — Liste des photographes mentionnés sur le carton d'invitation. À l'occasion de cette exposition, Louis Chéronnet parle des " reposantes évocations de Tuefferd", Marianne, 2 juin 1937.

7) — Claude de Santeul, qui rendait compte régulièrement dans la Revue française de photo et cinéma des expositions organisées par Tuefferd au Chasseur d'Images, y a également parlé de cette manifestation.

8) — Les photographies suivantes ont été présentées à Copenhague:
1. Notre-Dame (reflet), 1938 (catalogue no 97).
2. Tziganes, 1936.
3. Etrave du “ Normandie", 1935 (catalogue n° 25).
4. Mannequins de cuir, 1937.
5. Portrait de jeune fille, 1938.
6. Jeune femme au grand chapeau, 1937.
7. Accordéoniste, 1935 (catalogue n° 66).
8. Sur la route de Palma, 1935.

9) — Voir George Besson, "le marchand de couleurs", Ce Soir, 4 février 1938; R.M.U. [R. Moutard-Uldry], "La Photographie", Beaux-Arts, 4 février 1938, p. 4; "Le premier Salon du Rectangle", le Photographe, n° 453, 5 mars 1938, p. 71, et "Expo du Rectangle au Chasseur d'Images", Photo-Illustrations, n° 33, juin 1938, p. 6.

10) — But de l'agence défini dans le projet des statuts. Ces documents, communiqués par M.-L. Gerhard, décrivent, outre l'organisation pratique, l'alimentation du fonds photographique, la classification des clichés et des épreuves, le mécanisme de recherche et de vente des clichés ou des épreuves, ainsi qu'un tableau synoptique des séries de classement.

11) — Lettre de remerciement de l'administrateur général de la Bibliothèque Nationale adressée à François Tuefferd le 26 octobre 1942.




Entretien avec François Tuefferd

par Thomas Michael Gunther, in : François Tuefferd, chasseur d'images, cat. expo. Bibliothèque historique de la ville de Paris, 19 mars - 15 mai 1993.


[…] Le talent et la curiosité de François Tuefferd lui ont permis de vivre une carrière exemplaire de photographe. Avec une grande perspicacité, bien qu'avec beaucoup de modestie, il parle des personnages et des événements qui l'ont formé ou marqué. Au cours de nos conversations, il répondait si bien et si complètement à mes questions que, dans l'élaboration du catalogue, la publication de ses souvenirs s'imposait. François Tuefferd a donc accepté d'apporter son propre témoignage sur un certain nombre de sujets intéressant l'histoire de la photographie.

Tout d'abord, l'émouvant souvenir de son père, le docteur Henry Tuefferd, illustre le rôle capital qu'a joué la pratique d'amateur dans l'évolution de la photographie moderne. Le photographe décrit son premier maître, George Hoyningen-Huene, et le directeur artistique de Harper's Bazaar à Paris, Gerald Kelly. Il démontre l'importance, trop souvent sous-estimée, des laboratoires. Il se souvient de ses confrères et consœurs comme des associations professionnelles. Il rappelle les débuts de sa galerie de photographie et la critique d'avant-guerre. Il parle des années difficiles de la guerre. Dans le récit de son aventure tunisienne, il évoque l'époque des colonies. En racontant son travail pour Thermor avec le Cirque National, il montre combien la publicité est impliquée dans le développement de la photographie du xxe siècle. François Tuefferd tente enfin de répondre à la difficile question : y a-t-il une photographie française?

Thomas Michael Gunther




Comment est né votre intérêt pour la photographie ?

Mes premiers contacts avec la photographie furent les albums de mon grand-père. Il y en avait une douzaine, la plupart richement reliés. Ils contenaient les images des amis et même de ses malades reconnaissants. C'était la mode d'envoyer avec les vœux de Nouvel An sa photo ou celle de la famille. Mon favori (que j'ai toujours) contenait les portraits des médecins militaires de sa promotion ou des officiers qu'il avait connus en Algérie.

Chez mon autre grand-père, qui n'avait pas d'albums, les images étaient au mur. On y trouvait un certain nombre de daguerréotypes que j'eus du mal à comprendre. D'un genre encore différent étaient les stéréoscopes Jules Richard. Mon arrière-grand-père en avait une demi-douzaine en batterie dans l'annexe de son chalet à Nant-sur-Vevey. Ces vues stéréoscopiques racontaient l'histoire de ses voyages botaniques annuels à travers l'Europe, car Émile Burnat fut un botaniste distingué.

 

Vous attribuez à votre père, le docteur Henry Tuefferd, grand amateur de photographie, un rôle déterminant dans le choix de votre métier, n'est-ce pas ?

De mon père me reste un souvenir ému, puique c'est à lui que je dois d'avoir été "mordu" par cette passion du bromure d'argent. Étudiant à Paris, il avait un peu plus de vingt ans lorsqu'il commença à s'intéresser à la photographie. De 1900 à 1949, il accumula des centaines de négatifs sur verre ou pellicule mais ne réalisa qu'un seul album et quelques rares épreuves. Je me demande toujours d'où venait chez mon père cette sorte de répulsion à tirer ou agrandir...

Avec l'avènement de l'exposition des Arts Décoratifs (Paris, 1925), avec la publication d'Arts et métiers graphiques (premier numéro, 15 septembre 1927), auquel il avait souscrit, le docteur commença à s'intéresser à ce que devenait la photographie dans le monde ; finies ces images très "cucul" publiées dans le Studio d'avant-guerre. Une nouvelle photographie était en marche.

Avec elle vinrent quantité d'appareils nouveaux. La physique, l'optique et la chimie avaient fait de grands progrès, assurant précision et rapidité. Le docteur souhaitait se mettre au courant ; ce qu'il voulait, c'était "essayer". Photo revue et la Revue française de photographie apparurent régulièrement dans sa maison, place Saint-Martin à Montbéliard. Avec ces publications, leurs annonces d'occasions alléchantes et d'offres de vente, la plupart venant de Paris, rue du Faubourg-Saint-Honoré ou rue La Fayette, la poste marcha bon train, et aussi les affaires des fournisseurs locaux. Le docteur leur "faisait des rentes", disait ma mère. Les cinq ou six appareils aperçus au lendemain de la guerre passèrent à dix, puis quinze, vingt. J'en comptai finalement vingt-trois dans le cabinet de consultation, entassés sur un vieux divan. Je n'ai pas compté les agrandisseurs : un Noxa, un Ikonta automatique et finalement un Leitz 35 mm.

le docteur, dont la règle était d'ignorer les vacances, considérait maintenant avec plaisir la possibilité d'un dimanche à Vevey, berceau suisse de ma grand-mère maternelle Bourcart-Burnat, ou encore à Strasbourg où son fils aîné, Jean-Pierre, faisait ses études de médecine. Dans la capitale alsacienne, avec les boutiques fermées le dimanche, le docteur Tuefferd devait se contenter de "lécher les vitrines" pour aiguiser sa curiosité et se mettre au courant des prix récents. En Suisse, il n'en était pas de même. À Montreux, ville voisine de Vevey, régnait Franzioli. Ce marchand, ouvert le dimanche, tenait boutique avec son frère, un ancien légionnaire qui avait perdu un œil pendant la guerre et reçu la médaille militaire. Franzioli recevait le nec plus ultra des appareils mondiaux et leurs accessoires. Il était l'un des commerçants les plus avisés que j'aie connus et le docteur sortait rarement de sa boutique les mains vides. C'est chez lui qu'en 1928 il trouva le premier Leica, bien avant celui qu'il ache ta plus tard chez Tiranty à Paris.

De cette gamme d'appareils s'entassant sur le vieux divan et que j'allais admirer subrepticement, je ne signalerai que mes préférés : un Ernemann Klapp 6.5 x 9 cm., monté avec un objectif Goërz 1.9 et muni d'un chassis magasin de douze plaques — là commençait pour moi le reporter. Également avec chassis magasin à plaques, un 9 x 12 cm. Spido Gaumont colonial en bois de teck avec soufflet en peau de porc ! Il était monté avec un Tessar-Zeiss 4.5 et reçut plus tard un 2.8 Biotar. J'eus la permission de l'emporter en Tunisie lors de mon premier voyage en 1929. Il y avait deux chambres Voigtlander : l'une 9 x 12 cm, et l'autre 10 x 15 cm., l'une et l'autre montées avec objectif Héliar 4.5, le meilleur objectif de portrait à mon humble avis. C'est ce 9 x 12 cm, que le docteur donna en cadeau à Rogi André quand elle vint passer Noël dans ma famille à la fin de l'année 1937. Elle fit le portrait de ma sœur aînée. Comme toujours, Rogi était confortablement fauchée. De plus, disait-elle, l'appareil qu'elle avait utilisé jusque là n'existait plus.

Le docteur acheta un Rolleiflex au lendemain du jour où il reçut de Tunisie des photographies que George Hoyningen-Huene avait faites de mon frère, Mon père trouvait son plus grand plaisir photographique dans l'image du verre dépoli des réflexes, Apparurent alors le Miroflex de Zeiss, le Primaflex à objectifs interchangeables, le Korelle, l'Exacta, même un Contaflex de Zeiss, que j'allais oublier, car je ne l'ai jamais aimé. Le docteur, lui, n'aima jamais le Leica et je soupçonne que, en bon presbyte qu'il était, il avait des difficultés à mettre au point. D'autre part, il n'y avait pas de verre dépoli.

Mon père ne se servait pas de ses appareils en semaine, mais seulement les dimanches, la semaine dite anglaise n'existant pas à l'époque. Des photographies enregistrées, développées, et tirées par lui-même il n'y en avait que fort peu, le docteur n'aimait pas le travail de la chambre noire et les tanks Kodak faisaient son affaire comme le firent beaucoup plus tard les cuves Correx qui permettaient de développer en plein jour les films 35 mm. Il aimait tirer à la lumière du jour et avait une batterie de chassis presses toujours prêts. Quand j'offris mes services à mon père, il les accepta, semblait-il, avec soulagement, la chambre noire de la place Saint-Martin devint mon domaine de 1926 jusqu'à mon départ pour le service militaire en 1931.

C'est avec mon père que je vis mes premiers morts, ce soldat qui, rentrant d'Allemagne en 1919, voyageait sur le toit d'un wagon et fut décapité à l'entrée d'un tunnel ; puis quelques années plus tard, ce vagabond gelé dans un fossé au bord de la route — deux images à jamais estampées dans mon souvenir. À la maison, le docteur travaillait dans sa petite salle d'opération avec l'aide de ma mère, qu'il avait "dressée" au travail d'infirmière. La vue de pansements sanguinolents et les odeurs de chloroforme n'étaient pas pour moi un handicap quand je fis des photographies médicales dans les années trente.

Le docteur ne vint me voir qu'une fois à Paris après l'ouverture de la galerie du Chasseur d'Images. Il était descendu en face, à l'hôtel Montalembert, et passait son temps à regarder par la fe nêtre ou à hanter les librairies d'art du boulevard Saint-Germain. Il revint en 1939 pour le mariage de mon frère Jean-Pierre, toujours sans appareil. C'était comme si je l'avais privé de son "dada", comme s'il m'avait passé la flamme.

 

Je crois savoir que George Hoyningen-Huene a joué un rôle important dans votre décision de devenir photographe. Vous l'avez rencontré à Hammamet en 1929, et c'est lui qui vous a permis d'entrer au studio de Vogue en 1932 après votre service militaire. Quel souvenir vous a-t-il laissé? Quelle ambiance régnait à Vogue à cette époque ?

"Il est marrant", m'avait dit mon frère Jean-Pierre, qui fut le premier de ma famille à rencontrer George Hoyningen-Huene. Il avait fait sa connaissance à Hammamet en 1929 chez ses amis Jean et Violet Henson. George, qui n'y avait pas encore sa maison, venait y passer ses vacances, et y rencontrait beaucoup d'amis, dont Gerald Kelly ; le jour où Jean-Pierre le connut, il avait donné la mesure du parfait mime qu'il était en dansant sa fameuse "danse du trou de la serrure". Il mimait pour le public ce qu'il était supposé observer à travers le trou fictif qu'il dessinait dans l'espace. J'y assistai moi-même l'année suivante, c'était inénarrable.

Hoyningen-Huene George, autoportrait
Hoyningen-Huene George, autoportrait

D'où tenait-il sa verve? Je doute qu'il l'ait due au vieux baron balte qu'était son père, que l'on disait acariâtre. J'aurais dû le demander à sa sœur Halla. L'année où je fis sa connaissance, elle était, elle aussi, chez les Henson où Jean lui avait laissé sa chambre. Halla était bavarde et nous nous entendions bien. Je l'accompagnais à la chasse où nous allions non loin de Djididi dans le Djebel, un des lieux favoris de Jean, à une dizaine de kilomètres de Hammamet. Elle avait un couple de lévriers russes qui prirent l'habitude de se sauver sur la plage, faisant parfois une dizaine de kilomètres dans la direction de Sousse.

L'année où ils se connurent, George avait pris quelques photos de Jean-Pierre qui les envoya à la maison. C'étaient des épreuves 6 x 6 que notre père reconnut immédiatement. Elles étaient sorties d'un de ces Rolleiflex, nouveau venu sur le marché, dont il s'était demandé s'il valait la peine d'être essayé. Il fut convaincu par ces bonnes images de George, et sur le fameux divan bleu arriva le premier Rolleiflex de la famille.

George avait aussi photographié mon frère dans le studio de Vogue en octobre 1929. La photo est excellente : elle est de cette série sur fond de velours noir que George pratiquait à l'époque à la manière de son maître Steichen. Comme je le complimentais sur l'élégance et la maîtrise de cette pose, il fut prompt à me découvrir le petit doigt "bougé" qui n'en faisait pas une photo parfaite.

J'en trouvai la raison en observant George au travail, un an plus tard, au studio de Vogue. Il prenait des instantanés très, très rarement. "Diaphragmé" à bloc, il faisait de la pose, ordinairement une bonne seconde et malheur au sujet trop nerveux... J'ai assisté à quelques réactions brusques de la part du photographe lorsque le sujet n'y tenait plus. D'ailleurs, la plupart du temps George prenait trois ou quatre poses successivement. Quand il avait trop de difficulté avec son sujet, il avait un code avec Maurice, son "garçon de studio", et — miracle ! — nous nous trouvions brusquement plongés dans l'obscurité,… panne de courant… la séance était "tuée". C'était ainsi que George tua Yvonne Printemps, qui était alors la femme de Sacha Guitry!

À l'époque où il connut mon frère, il trouvait une forte ressemblance entre Jean-Pierre et Agneta Fisher, un de ses modèles préférés. Il disait, bien sûr : “Agneta ressemble à Jean-Pierre"... et pas "Jean-Pierre ressemble à Agneta". De toute façon, c'est elle qui pouvait tenir la pose jusqu'à quatre ou cinq secondes. Agneta, de modèle, devint photographe de mode juste avant la guerre. Elle était charmante comme d'ailleurs beaucoup de modèles avec lesquels j'ai vu George travailler. L'une de mes favorites était cette grande Hollandaise aux côtés de laquelle je posai pour la photographie publiée par Vogue sous le titre "Noël dans les châteaux" (numéro de Noël 1932). La photo avait été faite quai d'Orléans dans la maison de l'Américain Wilkinson.

Quand je le connus à Hammamet, George venait de commencer à tourner pour son compte en 16 mm (ceci surtout à titre d'exercice, car il se dirigeait vers le cinéma) une parodie de l'Atlantide de Pabst qui venait de sortir. Les amis présents y participèrent et on trouve Gerald Kelly dans le rôle d'une Antinéa inoubliable ; Jean Henson et sa femme Violet ; un jeune couple américain venu en voyage de noces, Marion et Guido Nadzo ; Jacques Viot, l'écrivain qui, revenu des Indes néerlandaises, finissait son livre très controversé Déposition de Blanc ; Marcel de Corvet, un Suisse qui était dans les assurances à Tunis et dont la femme Blanche, amie de Violet Henson, donnait des leçons d'anglais. Enfin moi-même, qui tenais le rôle d'un lieutenant saharien, affublé d'un képi de sergent de tirailleurs, emprunté à la compagnie en garnison dans la casbah d'Hammamet.

Gerald, qui connaissait mes goûts et mes premières photos, suggéra à George de me laisser utiliser son Rolleiflex pour enregistrer les scènes. Je m'y prêtai avec empressement ! la série que j'en fis impressionna George au point qu'il offrit de me prendre comme stagiaire dans le studio de Vogue lorsque j'aurais fini mon service militaire. Je m'empressai d'accepter et du coup je demandai à mon père s'il voulait bien m'envoyer son Rolleiflex, ce qu'il fit immédiatement. J'avais gagné la partie.

À Paris, George me remit une série de photos que j'avais faites pour lui et que je montai dans un album de mon cru (Ci-devant l'Atlantide). Malheureusement il n'y a aucune photo de moi lorsque je jouais mon rôle : il n'y avait personne pour les prendre ! George nous invita — ma mère, moi-même et Madeleine Dilé, sa secrétaire à Vogue — à une avant-première dans son studio du 16, rue Saint-Romain, et depuis, j'ignore tout de ce qu'est devenu le film.

Lorsque à Paris j'entrai dans le studio de Vogue, avenue des Champs-Elysées, George m'introduisit à la direction, dont les bureaux étaient au second étage. Pierre de Brunhof ne savait pas qu'il était un cousin éloigné de mon père, comme son frère Jean, l'illustrateur des Babar, et leur sœur Cosette, mariée à Lucien Vogel de Vu et du Jardin des modes. George m'amena chez Madeleine Dilé, sa secrétaire, jeune divorcée qui avait un fils de sept ans. Puis ce fut le tour de Maurice, le "garçon" du studio, sorte de maître Jacques très futé qui connaissait tout et ne s'étonnait de rien. Enfin Robert Delrue, qui avait la haute main sur le laboratoire, établi derrière la cage de verre où trônait la retoucheuse, Madame Pierrot. Une équipe solidaire avec laquelle je m'entendis immédiatement.

Au travail, George allait, venait ; il avait un bureau personnel où il s'enfermait de temps à autre mais jamais longtemps. Malgré son air calme qu'il devait peut-être à sa science de la pantomime, c'était un être très nerveux qui à différentes reprises côtoya la dépression nerveuse. Je ne m'en étonne plus quand je pense à la pression constante sous laquelle il préparait les séries annonçant les collections. Le second étage adressait des émissaires, tel John MacMullin, char gés de voir pourquoi les épreuves n'avaient pas encore pris l'ascenseur ou l'escalier. Parfois George descendait les marches quatre à quatre, une pile de buvards contenant les épreuves à la main… Il faut l'avoir vu pour le croire. Certains jours nous avions jusqu'à quatre ou cinq séances et quelquefois nous nous tournions les pouces. Et puis il y avait les séances de portraits, car Vanity Fair existait encore. Aussi, mais plus rarement, des photos publicitaires. George m'en laissa faire plusieurs ; il se réservait les grands clients comme Elizabeth Arden.

Je me rappelerai toujours la série de masques à l'empreinte du visage de certaines "grandes de ce monde", réalisés par un artiste parisien, un maître du maquillage, George, qui avait déjà passé deux heures à les photographier, s'essayant à des compositions variées, arrêta la séance sur le coup de midi. Comme Maurice n'était pas là (il avait la grippe, George me chargea de mettre les masques à l'abri jusqu'à son retour "probablement dans la soirée", me dit-il. Mais en parfait "apprenti sorcier" que j'étais, je laissai choir l'un des masques de plâtre qui, heureusement fêlé mais pas cassé, le maquillage éraflé, me regardait d'un air piteux… Que faire ? J'allai trouver Madeleine Dilé qui passa immédiatement un coup de til à l'artiste et m'envoya chez lui avec le pauvre masque à réparer. L'affaire me coûta mon taxi et un tarif de faveur — 100 francs — pour la "réparation". J'étais sauvé et George, bon enfant ou calmé par Madeleine Dilé, ne me fit pas d'histoire. Je lui en sais toujours gré.

Ma présence au studio se fit plus rare, comme j'avais une préférence marquée pour le "labo", où j'entrepris de seconder Robert Delrue. Entre George et moi s'établit une sorte d'entente tacite jusqu'au jour où, d'un commun accord et sur son conseil, je quittai mon stage et entrai au service de Gaston Grenier. C'était George qui m'en avait donné l'adresse, car il avait trouvé dans sa boutique un projecteur portatif à lampe survoltée dont il me vanta les mérites. Avec Hoyningen-Huene, j'ai beaucoup appris : non seulement la technique, mais aussi la psychologie dans la relation entre le photographe et son modèle, George visita le Chasseur d'Images à l'occasion de mes deux expositions. Il resta longtemps en arrêt devant les deux épreuves que je demandais aux visiteurs de comparer, en marquant leur préférence sur le livre disposé à cet effet. Il se contenta de signer le livre d'Or de la galerie.

 

En devenant assistant de Gaston Grenier, vous vous êtes lancé dans la carrière.

Je devins, en effet, professionnel quand je commencai à ganer ma vie chez Grenier Photo-Ciné, rue du Cherche Midi, ou ma bonne fortune me mena au début de 1933. J'y restai quatre ans. Quand je le quittai, je gagnais autant qu'un capitaine dans l'armée et je n'avais que 25 ans ! Lorsque le "labo" fut installé et le personnel proprement entraîné, je passai la majeure partie de mon temps à la boutique. J'y fis la connaissance de beaucoup de grands amateurs et de photographes professionnels. J'étais en contact avec les représentants des grandes marques d'appareils "photo" et des principaux fournisseurs de matériel. Ainsi quand je décidai de voler de mes propres ailes, ma tâche fut très facile.

Je compris immédiatement que le succès de l'affaire reposerait sur la qualité des travaux d'agrandissement. Rien ne fut négligé pour satisfaire une clientèle de plus en plus exigeante. J'avais mis un point d'honneur au départ de l'aventure à faire personnellement les agrandissements. Puis je fis seule ment les tirages des dients difficiles à satisfaire ou même des professionnels qui apportaient leurs travaux. La clientèle grossit à vue d'œil et bientôt Grenier dut s'agrandir, dans le sous-sol d'abord, puis ou premier étage ou fut transférée une partie du labo.

Beaucoup de clients étaient attirés par les photographies exposées en vitrine : c'étaient pour 90% des agrandissements de mes propres clichés. Il y avait beaucoup de docteurs, beaucoup de prêtres, car l'Institut Catholique était à deux pas, la plupart adonnés au "petit format", dont la vogue commençait à peine

Grenier aurait voulu faire "Centrale", mais il avait échoué et commencé sa carrière aux "Spécialités Tiranty". Il était le fils d'un opticien jurassien qui avait changé son nom pour celui plus facile de Grenier et il avait un frère qui vivait à Brest. Quand Grenier se maria, son beau-père "l'établit" et l'aida, jusqu'au divorce qui le laissa un peu confus et changea beaucoup ses habitudes. Il passait la plupart de son temps au tennis et je fut de plus en plus responsable au magasin. Grenier avait compris que j'avais besoin de "foin dans mon ratelier" et il me laisse la bride sur le cou, m'autorisant à m'absenter pour faire des reportages. C'est ainsi que je pus photographier le barrage de Marèges pour l'ingénieur Coyve, et le paquebot Normandie pour le Journal de la Marine Marchande. Je fis un reportage pour Peugeot à Sochaux, et un autre pour illustrer une brochure sur la maison des enfants de l'île de Ré. Enfin je tournai en 16 mm et en couleur un petit documentaire pour la station thermale de Saint-Honoré les-Bains.

Pendant mes vacances, je fis deux voyages, emportant, bien sûr, mon appareil : l'un aux îles Baléares, l'autre en Hongrie — sans compter les voyages en Suisse où j'avais (et ai encore) de la famille.

J'étais chez Grenier quand je fis les prises de vue destinées à illustrer le traîté de gynécologie de Portes et Mayer, que devaient publier les éditions Masson. L'aide de Mademoiselle Cordonnier, artiste retoucheuse de grand talent, assura le succès de cette série d'images qui me mirent de nouveau en contact avec le monde médical. Ainsi, avant de quitter Grenier, je pus prendre sur Kodachrome en 35 mm des photos de la première opération à cœur ouvert. Elles furent faites à distance, car je m'étais juché sur le radiateur de la salle d'opération avec un 18 cm de focale Leitz, monté sur Leica. Était-ce à l'Hôtel-Dieu ? Je ne me souviens plus du nom du grand chirurgien qui m'avait passé commande. Par la suite, je restai en relation avec beaucoup de médecins connus chez Grenier. Ainsi le docteur Thévenard qui travaillait pour l'Institut Pasteur me demanda de faire, entre autres, des photos de tumeurs malignes.

C'est encore chez Grenier que je pris l'habitude d'aller au cirque pour essayer des objectifs à grande ouverture ou de nouvelles émulsions ultra-rapides. Tous les cirques m'étaient bons, sédentaires ou ambulants, mais mon préféré était Médrano, qui n'existe malheureusement plus. Je traînais dans les coulisses et m'introduisis petit à petit dans le monde des artistes avec lequel je sympathisai rapidement. Cela me fut très utile pendant l'occupation, car le cirque n'était pas un sujet équivoque et il restait toujours plein d'activité.

 

Vous semblez avoir bientôt eu envie de “voler de vos propres ailes". Comment êtes-vous arrivé à installer votre propre atelier et à créer la galerie du Chasseur d'Images ? Quels étaient ses rapports avec le monde de la photographie de l'époque ?

Lorsque ma grand-mère mourut peu de temps après mon retour de Hongrie, je reçus ma part d'héritage et annonçai à Grenier mon projet de le quitter et de voler de mes propres ailes. J'installai le Chasseur d'Images au 46 de la rue du Bac, dans les anciens bureaux de l'Acclimatation, une petite revue qui venait de déménager, laissant les locaux dans un état pitoyable. Le 46 était historique ; c'était l'ancien hôtel de Samuel Bernard, le financier, et l'appartement du rez-de-chaussée que j'occupai immédiatement montrait encore des vestiges de décoration Directoire, car il avait été occupé par Barras. Je n'habitai le second étage qu'un an plus tard, abandonnant mon appartement de la rue Las Cases pour me rapprocher de l'atelier où je travaillais souvent la nuit. Sur la rue, le gendre de Deyrolles dirigeait l'excellente affaire de taxidermie. J'y allai pour emprunter des objets de leur collection qui étaient fort utiles pour les photos de publicité, et je devins rapidement ami des employés.

Enseigne du Chasseur d'images, 46, rue du Bac, 1938
Enseigne du Chasseur d'images,
46, rue du Bac, 1938

Derrière les pièces où j'installai la galerie et l'atelier se trouvait une serre désaffectée que je sous-louai à l'agence Aljanvic créée par Alain Duchemin et ses partenaires Jean Lemaire et Victor Caussy — Al, Jan, Vic. Une autre possiblité eût été de m'associer avec André Steiner, qui m'avait proposé de monter avec lui un grand studio où l'on aurait pu faire entrer des voitures. Ce studio aurait occupé une partie du terrain vague qui séparait la cour pavée du 46 du bâtiment du Ministère des Travaux Publics, boulevard Saint-Germain. Je dis non à Steiner qui ne m'en voulut pas et nous restâmes toujours en très bons termes, même après son divorce. Plus tard, après la guerre, je dis non à Alain lorsqu'il me proposa d'englober le Chasseur d'Images dans un Aljanvic agrandi sous la direction commerciale de Jean Gaumont, le neveu de Jeanne Lanvin, la réaction d'Alain fut différente, et après le départ d'Aljanvic, je n'eus plus que des nouvelles indirectes.

Le Chasseur d'Images était à la fois une galerie et un atelier-laboratoire. Jusqu'à la guerre, j’y eus en permanence trois élèves : Heddy Mueller dite Müseli, qui était de Bâle, Marie-Lise Gerhard de Vevey et Geneviève Degomme d'Abbeville. Cette dernière m'avait été envoyée par Rémy Duval et fut immédiatement baptisée "Boule"… "Mademoiselle Boule", disait notre client Grandpierre cérémonieusement. À ces trois élèves, qui en échange de leur apprentissage fournissaient une aide bénévole, je dus bientôt ajouter Gaston Cauvin, qui avait débuté sous ma direction chez Grenier ; il fut serviable et loyal jusqu'à la fin, devenant l'ami véritable qu'il est encore. Sur le tard, Odette Bouldoire, qui était de Soissons, vint elle aussi travailler au pair pour se former. Puis arriva Jean Laurent, dont l'odyssée à elle seule ferait un chapitre… J'avais connu chez Grenier cet ancien capitaine de chars, pilote aviateur sans avion dans l'armée russe blanche de Vrangel : il n'eut de cesse que je ne lui donne du travail. Plus tard, j'eus encore un jeune garçon complaisant, Marcel Turpin, envoyé par Sougez, et un autre, Roger Grosvallet, que j'avais déniché dans le monde du cirque où il essayait de placer des photos. Roger reçut la charge de gérer mes archives qui grossissaient à vue d'œil. J'avais improvisé un système qui offrait des fiches "croisées" au visiteur intéressé par un sujet. Il y eut un fichier de rubriques et un autre d'images collées et répertoriées. Le système, loin d'être parfait, satisfaisait cependant mes clients, dont beaucoup de prêtres qui avaient été mes clients chez Grenier.

À la galerie où Emmanuel Sougez avait ouvert le feu avec l'aide de Pierre Jahan qui fit l'accrochage, j'exposai Sandro Guida, Ilse Bing, Max Del, Pierre Kowaliski (27 avril-14 mai 1938), Bill Brandt, Herbert List, H. E. Haack (15-25 juin 1938) et Alain Duchemin. Sans compter mes deux expositions personnelles, dont la première sur l'ensemble de mon travail et la seconde sur les chevaux et les Spahis. J'ouvris les portes au Rectangle et préparai pour Arts et métiers graphiques la présentation de leur album Photographie. Cependant la guerre survint, mettant fin à cette entreprise, et je retournai les épreuves à André Lejard. Cette même année, j'avais lancé avec Rémy Duval le premier Salon du Chasseur d'Images, dont les épreuves avaient été choisies par un jury. Ce fut un grand succès.

Les critiques du moment venaient très régulièrement non seulement pour boire un porto les jours de vernissage mais aussi pour "prendre le vent" de ce qui se passait dans le milieu de la photo. Louis Chéronnet fut jusqu'à sa mort un régulier, ainsi que Georges Besson et Madame Moutard-Uldry, qui faisait la critique pour Beaux-Arts.

Sauf en ce qui concerne mes expositions personnelles, je n'ai jamais su quelle aide réelle une manifestation de ce type apportait aux photographes que je présentais. Mais ils m'avaient demandé d'exposer et leur succès était apparent.

À mon avis, la galerie ne recevait pas assez de visiteurs. Quant aux acheteurs, rares étaient les clients. D'ailleurs, la galerie ne se réservait pas de commission puisque je l'avais baptisée "Centre de propagande pour la photographie". Mon acheteur le plus sérieux en ce qui concerne le nombre des photographies choisies fut le ministre Albert Sarraut, qui se faisait envoyer les épreuves au ministère "avec la facture", précisait-il… Ce fut chose faite mais l'argent ne vint jamais ; à la guerre, il me devait plus de mille francs. Que sont devenues ces photos ?

Peut-être aurions-nous vu plus de monde à la galerie si elle n'avait pas été au fond d'une cour et avait eu une vitrine sur la rue pour allécher les passants. À la place, il n'y avait que deux petits écriteaux peints en bleu, jaune et blanc, dont les flèches dirigeaient les arrivants vers le perron d'entrée surmonté de la boule symbolique du genre de celles qui attirent les oiseaux dans les jardins, Moholy-Nagy la photographia quand il visita l'exposition et beau coup d'autres aussi. Peut être aurais-je dû faire davantage de publicité…

Au début de 1938, pour Mardi gras, le Chasseur d'Images donna sa première soirée costumée sur invitation. Le thème imposé était notre raison d'être : les mâles seraient les "chasseurs" et les "images" seraient représentées par le beau sexe. Parmi les images dont j'ai conservé le souvenir ainsi que le cliché : Rogi André et son image céleste tandis qu'llse Bing, plus énigmatique, s'entit ceinturée de flashs Vacubliz. Ce soir-là, Ilse était accompagnée de son mari, le musicologue Konrad Wolff, les chasseur à succès étaient nombreux : un chasseur de papillons (Robert Boname, l'ingénieur en chef d'Air-France Transatlantique), un chasseur d'hôtel (le mari de Françoise Guérin), et un chasseur de chamois tyrolien (Jacques Mollet), André Gain était devenu un coureur cycliste qui, expliqua-t-il, prenait en chasse le pelon de tête ! Un grand nombre s'étaient encombrés d'arcs et de flêches , depuis Diane chasseresse — était-elle hermaphrodite ? — jusqu'à un Cupidon très "bébé Cadum"malgré son âge avancé ! J'avais demandé l'indulgence des voisins et cette soirée finit à l'aube. Au carnaval de 1939, ce fut au tour d'Aljanvic d'offir son thème dans un bal corsaire dont le succès ne fut pas moindre.

Le Chasseur d'Images abrita également les denières séances du club Rolleiflex, à tendances commerciales puisqu'il était patronné par Prima et par le représentant parisien du fabricant. Il fut remplacé par le club Noir et Blanc, dont les activité furent, elles aussi, arrêtées par la guerre. Les deux présidents furent le docteur Marceron et le docteur Guillaume. Une fois par mois les membres se réunissaient dans la galerie. Je louais des chaises pour la circonstances et nous recevions des invités. En plus des causeries faites par des photographes professionnels, chaque séance présentait une critique des épreuves présentées par les membres. Désigné un soir comme critique, je pris mon rôle au sérieux ; ce fut la fin d'une amitié, celle d'une cliente de l'atelier, membre du club ! Jaqueline Jacoupy ne m’oublia jamais. Car, il faut bien le dire, la critique comporte nécessairement un jugement sur l'auteur de l'œuvre, en plus de celui sur l'image en tant que document, l'interprétation du sujet et sa réalisation technique: je manquai de tact et fut trop franc.

Je ne connus jamais que deux autres clubs : le Photo-Club de Paris et la Société française de Photographie, dont je faisais partie et pour laquelle je fis une causerie sur le reportage photographique.

La Société française de Photographie avait des expositions annuelles et le comité me demanda d'accrocher les photos soviétiques envoyées de Russie sur invitation. La note prédominante était la propagande et rue de Clichy personne ne voulait y toucher ! D'ailleurs, les épreuves étaient de piètre qualité ; elles étaient loin de valoir ce à quoi nous avaient habitués les films soviétiques de l'époque.

Le Photo-Club de Paris était très exclusif ; je connaissais quelques-uns de ses membres qui étaient clients de Grenier. Le Nu occupait une grande place dans le studio et, pour se maintenir, le club accepta de louer à des amateurs le studio et les chambres noires à l'heure ou à la journée. Lorsque Freddie Chilton, qui avait commencé à faire de la photo de mode à Londres, vint me trouver et me demanda de l'aider, je l'envoyai au club de Paris. Il utilisa le studio et son préposé, mais il revenait au Chasseur d'Images pour me faire faire ses tirages.

Quand la guerre se déclencha, j'avais réalisé l'utopie qu'était la galerie commercialement improductive. Je décidai que si je voulais maintenir l'idéalisme coûteux qui faisait son succès, je devais essayer de lier l'atelier à un agence photogaphique de ma création. Car il était difficile à l'époque de se faire publier si l'on appartenait pas à une agence. J'avais déjà choisi le nom de Chassim, dont la consonance levantine devrait assurer le succès ! Mais la guerre est arrivée et mon agence n'a jamais vu le jour.

 

Parmi les critiques de l'époque, vous avez surtout bien connu Georges Besson. Quel souvenir vous a-t-il laissé ?

Les encouragements sincères de Georges Besson suivirent de près ceux de Louis Chéronnet, qui me connaissait depuis l'exposition du Pavillon de Marsan où j'avais exposé. Georges Besson ne connaissait pas encore mes photos. Introduit à la galerie par l'exposition Sougez, c'était cette entreprise qu'il encourageait en ma personne.

Henri Matisse, portrait de Georges Besson, 1918, musée des beaux-arts de Besançon.
Henri Matisse, portrait de Georges Besson,
1918, musée des beaux-arts de Besançon

Avec lui, je me trouvai immédiatement sur un plan presque familial. C'était plus qu'une impression, car elle ne me quitta jamais. Curieusement, un peu plus tard, lorsque nous devînmes plus proches, il m'invita chez lui quai de Javel en toute simplicité et me présenta à sa femme. Il me parlait souvent comme si je faisais partie de la famille, allant jusqu'à m'appeler son fils ! Était-ce sa large chevelure blanche, son air calme et sérieux derrière son binocle pince-nez, qui lui donnaient cette image de père ? On aurait pu s'y tromper. Derrière cette façade bon enfant se cachait un humour très fin, mais aussi une capacité critique, acerbe, pouvant tourner à l'acidité lorsqu'un artiste ne lui plaisait pas ou s'il trouvait quelques raisons de mépriser son œuvre.

Il fallait observer une visite de Georges Besson à la galerie. Il parlait peu, toujours droit, presque raide dans son port de tête. Il se mouvait à petits pas, observant derrière son binocle un peu à la façon d'un hibou aux larges pupilles. Il jugeait très vite et ses critiques toujours originales avaient une précision épistolaire. Il avait été dans sa jeunesse secrétaire de Pierre Renoir et connaissait bien la peinture, en particulier les impressionnistes. Enfin pour l'éditeur Braun de Mulhouse, il était devenu un conseiller artistique précieux, tant pour le choix des reproductions d'œuvres de maîtres que pour celui des illustrations de publications artistiques, dont beaucoup étaient patronnées par des fabricants de produits pharmaceutiques. L'un des meilleurs exemples est Mieux vivre, opuscule qui paraissait tous les mois sur des sujets variés et qui était illustré de photographies contemporaines. Georges Besson faisait son choix et je le qualifierai d'excellent : pas seulement parce que beaucoup de mes images y furent publiées. Occasionnellement, il mettait aussi les siennes, car il avait son "Rollei" et s'essayait à la photographie. Il eut même un prix dans un concours Prisma !

Franc-comtois, jurassien né à Saint-Claude, marié à une institutrice amie d'enfance, Georges Besson embrassait les idées syndicalistes-socialistes qui avaient fait de Saint-Claude un pilier et un exemple pour ce genre de philosophie politique. N'ayant jamais ménagé ses mots pour combattre le fascisme, il dut quitter Paris pendant la guerre, et je le vis peu par la suite. À l'armée, j'eus à faire à beaucoup de chasseurs de ma compagnie originaires de Saint-Claude. Comme Georges Besson, ils étaient francs, foncièrement bons mais facilement caustiques.

 

Une autre personne eut une grande influence dans votre vie. C'est Gerald Kelly, qui devint directeur artistique de Harper's Bazaar à Paris. Pourriez-vous nous tracer son profil ?

S'il était "Gerald" dans les milieux anglo-américains dont il était issu, pour certains Français et derrière son dos, c'était "le père Kelly". Il venait de New York où il avait travaillé pour Wildenstein. Arrivé à Paris dans les années vingt au moment de l'exposition des Arts Décoratifs, il y était resté. Natalie Barney, Ernest Hemingway, Janet Flanner, Jean Cocteau, tous le connaissaient. Il était reçu, choyé, adulé. Je fis sa connaissance à Paris en 1929, lorsque mon frère me présenta à lui la semaine où je fus reçu chez Lee Miller. À cette époque, Gerald occupait une chambre au 44 de la rue du Bac dans l'immeuble du comte Étienne de Beaumont, où il était voisin de pallier de Nino Frank, au-dessus d'André Malraux. Plus tard, il s'installa rue Las Cases et finalement près de l'avenue George V à l'époque où il devint directeur artistique de Harper's Bazaar .

Chez lui, c'était un défilé perpétuel de visiteurs, artistes et amis de passage, une sorte de salle d'attente transatlantique. Rentré souvent tard, parfois avant l'aube, il ne se levait pas à la première heure et traînait chez lui en robe de chambre. Il finissait par se raser après son thé rituel, souvent remplacé d'ailleurs par une cuillerée de milk of magnesia ou par une bonne dose de whiskey, qu'il buvait sec en bon Irlandais qu'il était. Des amis passaient le prendre pour l'emmener déjeuner. Rarement seul, il fréquentait le restaurant qui faisait le coin du boulevard Saint-Germain et de la rue des Saints-Pères, à moins qu'il ne monte jusqu'à Montparnasse pour s'installer au Select devant un "club sandwich".

Fils d'un père qu'il disait chirurgien, il passait pour avoir fait des études d'architecture et en fait il était capable de dresser des plans très professionnels. Il fut d'ailleurs en Tunisie l'architecte de plusieurs des villas de Hammamet, dirigeant l'entrepreneur italien local. Gerald paraissait savoir tout faire. En fait, il avait énormément de goût. Il pouvait dessiner, peindre et relier. Il tricotait et cousait ; je l'ai même vu coudre les costumes de cette parodie de l'Atlantide de Pabst où pour George Hoyningen-Huene il s'était offert le rôle d'Antinéa !

Il voyagea beaucoup : Hammamet, Biarritz, Florence, Garmish qu'il adorait, bien que ses fins de semaine, ses fins de mois fussent toujours difficiles jusqu'aux jours rémunérateurs de Harper's Bazaar.

Gerald était bien connu de toute ma famille. Ma sœur et moi l'emmenâmes en Suisse à plusieurs reprises et à son tour, quand nous nous trouvions à Paris, il nous faisait pénétrer dans le cercle de ses amis. Ce fut pour me rapprocher de lui que je convainquis mon père de m'envoyer au lycée Louis-le-Grand. Le dimanche, une fois sur deux, je sortais chez Gerald, j'y voyais un monde nouveau, je subissais son influence avec avidité. J'allai même jusqu'à imiter et copier son écriture, jusqu'à m'arranger pour me faire donner une montre qui ressemblait à la sienne ! Les amis de ses amis devinrent nos amis. Nous connûmes une véritable brochette d'artistes et d'écrivains, comme Alexander Calder. Je me souviens encore de ce fameux cirque, que le grand maître des sculptures mobiles présentait à genoux sur le plancher, en riant de son merveilleux rire enfantin (ce cirque se trouve actuellement à New York où il fait partie des collections du Whitney Museum of American Art).

À Gerald je dois ce que je suis aujourd'hui. Si j'ai ouvert cette galerie qui m'a permis de m'affirmer dans le monde de la photographie, c'est à lui que je le dois. Car en parlant de celle de New York où il avait travaillé, il disait "ma galerie" et je n'eus de cesse d'avoir moi aussi "ma" galerie.

Quand il mourut en 1938, on ne le porta pas au Père Lachaise où il aurait voulu être enterré ; le cortège se réunit à la Défense. Lee Erikson, qui présidait alors le bureau de Harper's Bazaar à Paris, me dit que le Père Lachaise était trop cher… Le cortège ? Une trentaine de personnes, toutes du sexe féminin à l'exception de moi-même et de Brancusi chez qui Gerald m'avait amené mais qui refusa toujours de se laisser photographier. La gorge serrée, je fermais la marche, portant en hommage le bouquet de violettes qu'il avait un jour mentionné en riant. Gerald Kelly, grande figure peu connue, sorte d'éminence grise pour beaucoup de personnes qui se taillèrent un nom et une place dans le monde artistique ou mondain. Pauvres violettes ! Elles ne pouvaient rivaliser avec la dernière couverture de son cercueil, un véritable lit de tulipes qu'avait envoyées une grande amie, Wally Simpson, duchesse de Windsor.

 

La guerre a provoqué des bouleversements dans bien des carrières et des vies. Comment le Chasseur d'Images et le monde de la photographie ont-ils vécu cette période difficile ?

la guerre ne tomba pas sur le Chasseur d'Images à l'improviste : il y avait eu des signes précurseurs et les avertissements de ceux de nos clients ou amis qui "savaient quelque chose". Mes élèves partirent toutes, rappelées par leurs familles. À l'atelier comme chez Aljanvic, l'appel sous les drapeaux avait fait le vide. Vint mon tour. Je fus mobilisé le 2 septembre 1939 et partis rejoindre mon corps par la gare de Lyon. J'avais déjà envoyé ma femme chez des cousins en Bretagne ; partie en voiture, matelas sur le toit, une cousine au volant, elle arriva à bon port. Par contre, Victor Caussy, le "Vic" d'Aljanvic, se tua au volant de sa voiture en quittant Paris pour conduire sa femme en province. Le Chasseur d'Images et mon appartement restèrent fermés, inoccupés pendant toute la durée de la "drôle de guerre" jusqu'à mon retour en octobre 1940 après ma démobilisation à Nîmes le 29 juillet.

J'avais été affecté en tant que caporal d'ordinaire à la compagnie de commandement d'une demi-brigade de chasseurs à pied. Nous prîmes la route pour l'Alsace, moi, ma roulante et mes trois cuistots. Riquewihr a laissé d'excellents souvenirs à tous ceux qui y passèrent et purent se sortir de la tourmente. J'y avais des relations d'avant-guerre et mon passage fut sans histoire. Je finis pourtant évacué sur un hôpital militaire des Vosges aux fins de soigner une sinusite carabinée attrapée un jour de corvée de tir par quelque -15°. À Plombières, où j'avais été envoyé, je trouvai le docteur Thévenard, un client devenu ami, et passai plus d'un mois à faire des inhalations. J'eus aussi à faire marcher le projecteur des films qu'on montrait aux malades convalescents. J'y rencontrai également Robert Delrue, mon ancien tuteur du laboratoire de Vogue.

Comme cette sorte de planque dont je profitais me faisait honte et que l'on demandait des volontaires, je joignis un bataillon de chasseurs alpins stationnés dans le Doubs non loin de Montbéliard. Je patrouillais sur les sentiers de la frontière suisse avec un petit groupe, dont j'étais sergent. Nous nous arrêtions dans les fermes pour y casser la croûte jusqu'au jour où, au lendemain de l'offensive, nous nous trouvâmes défendre Paris sur la Marne, à quelques kilomètres du moulin de Brégy où mon père avait été blessé en 1914 ! Coïncidence ? Rémanence ? J'y fus moi-même estropié alors qu'avec mon groupe nous dressions des barricades contre l'ennemi. Je fus évacué sur Bordeaux. J'eus la chance de retrouver l'adresse de ma sœur aînée qui s'était réfugiée à Nîmes avec ses enfants. Finalement rapatrié de zone libre et papiers en règle, je rentrai à Paris où je retrouvai mon Chasseur d'Images en bon état. Je commençai la tournée des amis sans savoir jamais ce que j'allais apprendre.

Après René Servant, ma première visite fut pour Emmanuel Sougez à L'Illustration. Sougez me dit que comme lui-même il fallait que je m'adresse à la Kommandantur pour obtenir un Ausweiss. Il m'assurerait la liberté de me promener avec mon appareil et de reprendre mon travail. Nous décidâmes aussi qu'il n'était pas question de rouvrir la galerie car la seule chose possible eût été d'exposer des photos de propagande. Nous fîmes le tour des confrères dont il savait quelque chose et nous nous promîmes de nous revoir et de garder contact, ce que nous fîmes une dizaine de fois pendant l'occupation. Je rencontrais souvent des collègues, les derniers dont je me souviens sont André Zucca et Pierre Ichac juste avant son départ pour la zone libre et l'Afrique.

Étant donné les circonstances, les activités au Chasseur d'Images se fragmentèrent. Je continuai à assumer les responsabilités de direction, mais accordai une plus grande latitude à mon fidèle Cauvin qui m'avait rejoint aussitôt libéré. Il eut véritablement la charge de l'atelier, qui travaillait pour Aljanvic, pour Prisma, et tirait aussi mes photos d'archives. Il était secondé par une nouvelle recrue, Marcel Turpin, et par Anne de Buchepot, aide bénévole que m'avait envoyée Gontran de Poncins. Celui-ci était son voisin à Orléans, où il avait pu rentrer à temps, récupérant par miracle sur un quai de gare les caisses où s'entassaient les souvenirs du Grand Nord qu'il destinait au musée du Vatican. Plus tard fut embauché un autre jeune, Roger Grosvallet, qui m'aidait à mettre de l'ordre dans mes photos de cirque : il s'occupait des archives et essayait de placer les photos auprès des artistes.

Quant à moi, je passais la plupart de mon temps au dehors : photos de cirque, photos pour la revue Beaux-Arts (un Beaux-Arts d'occupation au format différent de l'hebdomadaire d'avant-guerre), pour Louis Merlin qui était à la tête de Radio Luxembourg, secondé par Gilbert Cesbron. Ce n'est qu'en 1943 que je fis des photos de plateau pour Pathé-Cinéma, rue Francœur, remplaçant l'un des Lemare parti en Afrique.

Rue du Bac, nous abritions Henri Cartier-Bresson, qui était complètement indépendant. En fait, cette protection m'avait été demandée par Pierre Braun, réfugié à Lyon depuis l'Armistice et la confiscation de l'Alsace par les Allemands. Pierre et sa femme, très patriotes, furent actifs dans la Résistance à Lyon dès les premiers jours. Quand Cartier-Bresson sonna à la porte de mon appartement au 46, il m'apportait un message de Pierre Braun. Le Chasseur d'Images (c'est-à-dire moi) recevrait une mensualité à titre de sous-location pour un petit laboratoire équipé où Cartier travaillerait sans être inquiété. C'était une question de confiance ; j'acceptai sans hésitation et à ma connaissance Cartier n'eut jamais à se plaindre de ma décision. Il devint très copain avec la bande de jeunes du Chasseur d'Images. Cependant la situation, qui était loin d'être facile, exigeait du doigté et une attention de tous les instants. En particulier, je ne savais pas, moi, ce que ma concierge savait, elle, de notre arrangement. Heureusement, je finis par découvrir qu'elle avait un poids sur la langue et elle ne commit pas d'indiscrétions.

La situation s'aggrava après le débarquement des alliés en Afrique et l'envahissement de la zone libre. Je dis non à notre ami Jacques Mollet, qui chercha à m'entraîner avec lui en Espagne où il passa d'ailleurs avec quelques difficultés, mais revint à la Libération capitaine dans l'armée de de Gaulle, Une de ses première visites fut pour le Chasseur d'Images, comme le fut aussi celle de Jean Bloch, membre de notre club Rolleiflex. Il avait passé son temps sur la côte, servant de liaison entre la Résistance à terre et les sous-marins amis qui au large de la côte attendaient ses visites. Jean Bloch, dont L'Aménagement des préjugés fut plus tard publié par Prisma, avait mis à profit sa connaissance de la voile, car c'était l'un des champions qui défendaient nos couleurs avant la guerre, dans les régates internationales.

Cette "corde raide" constante dura jusqu'au jour où nous dûmes nous égayer dans la campagne pour échapper au travail forcé en Allemagne. Un beau matin, je me trouvai convoqué avec mes livres de compte dans un bureau allemand du quai d'Orsay. L'idée et l'argument étaient que les Français trichaient avec le fisc, truquant leur comptabilité pour payer moins à l'État. "Comment pouvez-vous joindre les deux bouts ?" disait l'occupant. "Nous allons vous envoyer en Allemagne où vous gagnerez de quoi nourrir votre famille". Cauvin avait eu lui aussi une convocation et je bluffai sur notre exemption, ajoutant que comme pupille de la Nation, Cauvin était exempté de quoi que ce soit.

Notre camarade Paul Henrot, qui était prisonnier relâché (comme Cauvin, lui aussi pupille de la Nation) fut en fait repris! Averti par sa famille, Cauvin, avec des copains, joua de culot grâce à un faux et réussit à le délivrer. La solidarité était grande entre confrères et il y eut des cas rares de jalousie d'ordre professionnel ou privé parmi les photographes. Je m'en rendis compte à la Libération, lorsque je fis mes démarches pour recevoir une nouvelle carte de presse.

Après cette alerte du quai d'Orsay, nous nous étions débandés et je me réfugiai dans la petite ferme que j'avais achetée en Gatinais à Lorrez-le-Bocage avec l'aide de ma mère. D'ailleurs, les alliés débarquaient. Cartier parti de son côté, le Chasseur d'Images était à nouveau fermé. Mais une fois par semaine, je roulais en vélo de Lorrez à Paris avec les victuailles destinées aux amis moins fortunés, surtout la famille de mon notaire du boulevard Saint-Germain, qui avait sept enfants.

C'est à mon dernier voyage que, rentrant à Lorrez aussi rapidement que possible, je fut arrêté et menacé par les sentinelles qui, fusil en main, gardaient l'entrée d'une propriété entourée de hauts murs sur la route de Melun à Fontainebleau. Je faisais roue libre accroché à un convoi d'artillerie polonaise qui filait bon train. Malheureusement, le convoi stoppa et je me trouvai pris entre deux feux.

Je fus là plus d'une heure, démonté, gardé par l'une des sentinelles pendant que l'autre allait chercher un gradé pour m'interroger. De gradé en gradé, je fus finalement libéré par un coup de chance extraordinaire. À tous je présentais l'autorisation que je m'étais procurée deux semaines auparavant à la Kommandantur de Melun. Un lieutenant d'origine autrichienne, me semblait-il, finit par reconnaître sur l'Ausweiss la signature de son frère, dont il ne savait rien depuis des mois. "Mein Bruder, mein Bruder", répétait-il, allant du papier à ma face étonnée ! Aussitôt relâché, je pédalai à grande vitesse sans attendre qu'il changeât d'avis et regagnai Lorrez.

Quelques jours plus tard, des trainards passant sur la route de Lorrez furent harcelés par les gars du maquis qui tenaient les bois derrière ma ferme. Les balles sifflèrent au-dessus de nous, car ils avaient repéré mon gardien qui se rendait à son cabanon. Deux jours après, nos premiers Américains armés de détecteurs de mines quémandaient des œufs, tout comme l'avaient fait les Fritz d'occupation.

Les années de guerre me firent perdre de bons amis qu'on ne remplace pas, même si j'en ajoutai d'autres. Je perdis André Gain, l'ami sûr, celui que je voyais arriver sans préavis. Avec lui et Jean Prinet, nous avions écouté le discours d'Hitler au Reichstag ; catastrophés nous nous étions séparés en silence. André mourut d'une occlusion intestinale, gagnée quand, en première ligne, il refusa de se laisser évacuer. Lui aussi, comme Victor Caussy, s'était marié quelques jours avant la mobilisation de septembre 1939. Maurice Thomas-Moret partit, lui aussi. Il était non seulement un ami du cirque, mais un bon ami à moi par le cirque, où je l'avais connu très tôt. Il avait apporté chez Grenier des gravures et des photos de cirque à reproduire. Nous nous rencontrions au Cirque d'hiver, à Médrano ou sous la tente. Quand je revins à Paris en 1940, je le retrouvai rue des Saints-Pères, où il était antiquaire et tenait boutique. Il avait fait ses études en Angleterre, comme son frère, qui était entraîneur à Maisons-Laffitte où vivait Thétard, véritable maître dans l'histoire du cirque. C'est par Maurice Thomas-Moret que je connus le journaliste et auteur Serge (Maurice Féaudierre), qui illustrait ses livres lui-même. Il fit une exposition de peintures sur le cirque au Chasseur d'Images, et les Fratellini vinrent égayer le vernissage. Tristan Rémy, qui écrivit l'histoire des clowns la plus documentée que je connaisse, passait souvent rue des Saints-Pères chez Maurice ; c'est là que je tif sa connaissance.

À mon tour, j'introduisis chez Thomas-Moret un jeune nouvel ami féru de cirque : Jacques Fort. Lorsque pour illustrer le livre de Thétard, je suivis le Cirque National, Jacques vint avec moi. Nous eûmes beaucoup de bon temps, devenant de vrais amis des Grüss et des Ricono. Nous pénétrâmes réellement ce milieu fascinant, si touchant par mo ment.

C'est également la guerre qui me fit perdre mon bon et grand ami René Servant. "Le père Servant", comme l'appelaient ceux de nos confrères qui étaient familiers du 29, rue du Condé, y habitait avec sa deuxième femme, Germaine, un appartement du deuxième entresol aux plafonds très bas. Originaire du Morvan, il avait gardé l'aspect et les habitudes d'un bon vivant bourguignon. Licencié en sciences, il était très fort en physique et chimie, qu'il avait enseignées dans sa jeunesse. Pendant la guerre, il reprit l'enseignement quand beaucoup de jeunes professeurs furent appelés sous les drapeaux. L'installation photographique de René tenait du miracle, tout était mis à contribution de l'entrée de l'appartement à la salle de bains en passant par la cuisine. S'il fit d'excellentes photos avec des moyens très réduits, c'est qu'il possédait une grande technique, sachant exactement où il voulait arriver. Très bon maître, il apprit la photo à son petit-fils Jean-Paul, qu'il plaça chez Prisma, où il faisait partie de l'équipe du Photo-Cours.

 

Après la Libération, êtes-vous revenu travailler à Paris ?

Après cette heureuse Libération, je fis encore quelques voyages à bicyclette, puis finalement je rentrai à Paris pour attendre la suite des événements. Sergent de réserve, aussitôt libéré, j'étais allé m'inscrire à la gendarmerie locale et j'avais repris contact avec les amis, les Servant entre autres, et ceux de nos clients qui passaient prendre des nouvelles.

Pour obtenir ma nouvelle carte de presse, je dus comme les autres me présenter devant un comité composé en majeure partie d'anciens membres du Groupement corporatif de la presse. Pour gagner le bureau exigu où siégeait le comité, je dus traverser une grande salle où travaillaient une dizaine d'employés. Ils préparaient les milliers de photos du grand Charles qui bientôt remplaceraient celles du Maréchal déchu, preuve de l'importance prise par la photo dans la vie politique. Lors de l'entretien, les questions posées semblaient dictées par une voix à l'autre bout du fil d'un téléphone que l'un des membres tenait à l'oreille pendant le bon quart d'heure que je fus dans la pièce, lorsque, quelques jours plus tard, je rencontraí Jean Roubier, nous nous posâmes les mêmes questions au sujet de l'influence sous laquelle siégeait le comité. À la fin, je reçus une carte provisoire valable jusqu'à la fin de 1944, Paris et toute la France étaient délivrés quand le Commissariat au Tourisme m'envoya dans l'est, sur les arrières de l'armée, faire des reportages sur les dommages subis par les monuments historiques, Je partis en moto et arrivai sans encombre à Montbéliard, puis en Alsace, Je possède une grande série montrant les villages détruits, la plupart en Alsace. Heureusement les dommages subis par les monuments historiques étaient minimes, Au retour, je passai par la Franche-Comté et la Bourgogne où je notais au passage ce que je trouvais à mon goût, entre autre le superbe château de Moncley que Henry de Ségogne m'avait signalé.

C'est à lui que je dois cette mission en Afrique, Algérie et Sahara où je partis au début de 1945 avec armes et bagages, mon appel sous les drapeaux différé. Nous allâmes jusqu'au Hoggar pour planter les jalons de futures excursions touristiques. Si la France et la Tunisie avaient été libérées, la guerre n'était pas terminée. Les communications restaient difficiles entre la métropole et l'Afrique, restées sur un quai de gare, mes cantines ne me suivirent pas, et j'arrivai à Alger avec un minimum de films. Obligé de les emprunter aux militaires, je reçus un matériel qui fut loin de me donner satisfaction, Ajoutez à cela les dommages subis par la chaleur intense et le manque de protection ; j'aurais pu faire mieux. Je réussis cependant à grouper une cinquantaine d'images de qualité qui donnaient une idée assez exacte des possibilités touristiques du pays. Tirées en 24 x 30 cm, et montées en vue d'une exposition, je les remis aussitôt au bureau du Commissariat au Tourisme, où elles disparurent, paraît-il, quelque temps plus tard. J'ignore ce qu'elles sont devenues… Personne ne put jamais me le dire. J'avais fait don à Henri de Ségogne des clichés en couleur que j'avais pris, parrallèlement au noir et blanc, avec mon second Leica. Je n'ai jamais aimé ce genre de reportage où je devais travailler à l'abri du groupe et sujet à la merci du chef de file. Par contre, je garde le meilleur souvenir de mes compagnons de route, "Monsieur" Poupet, Pierre Dalloz, Heyx et Lebrecq du Commissariat au Tourisme, sans oublier Crespy, notre chauffeur, un as du volant et de la piste saharienne.

En panne à Alger, faute de bateau, et n'ayant pas droit à l'un des rares avions, j'en profitai pour découvrir la ville et ses environs. Lorsqu'enfin nous embarquâmes, notre bateau louvoyait car, disait-on, on pouvait encore être torpillé et les champs de mines existaient toujours. Nous fîmes la traversée de retour en cinq jours.

Rentré à Paris, je pris la décision, pour différentes raisons d'ordre personnel, de repartir pour la Tunisie dès que possible.

 

N'était-il pas difficile de quitter la ville où vous aviez élu domicile et fait carrière ? Pourquoi avez-vous décidé de retourner en Tunisie ?

Quitter Paris semble facile, mais c'était abandonner le Chasseur d'Images auquel j'avais donné tant de ma personne. Et puis il fallait mettre en sommeil ma petite ferme de Seine-et-Marne, qui avait conquis une partie de mon cœur.

Seul l'attrait du pays où j'allais rendait attractive la perspective d'un changement après ces années de hauts et de bas. La Tunisie offre le climat, l'atmosphère et le rythme de vie qui siéent au photographe en quête d'images plaisantes. Non que ces images soient toutes faciles, car représenter l'élément indigène, si attirant soit-il, pose des problèmes dans un monde musulman. Il faut faire preuve d'une grande mesure, de décence, de prévenance et de compréhension dans ce milieu si différent mais qui a peu à envier au nôtre en ce qui concerne bien des principes. Personnellement, je n'ai jamais rencontré dans mon travail de difficultés insurmontables et c'est avec chagrin que je rentrai en France lorsque je rompis avec ce passé.

Je m'installai à Hammamet avec armes et bagages, amenés en deux voyages successifs. De là je pus rayonner, au hasard des routes et des pistes, dans un pays où les frontières peuvent être atteintes dans la journée, un pays de nature géographique très variée, un pays chaud.

Le doux climat et la gentillesse de ses habitants n'étaient pas la seule attraction de Hammamet. C'était aussi le siège d'une colonie anglo-américaine retranchée dans de confortables villas néo-mauresques dont certaines ressemblaient aux palais des Mille et Une Nuits. Leurs propriétaires étaient pour la plupart des originaux qui avaient fait sortir du sable des jardins exhubérants, ensorcelants. J'eus la bonne fortune de vivre par moments cette vie dorée. Elle ne fut qu'une phase éphémère d'une présence étrangère sur un sol qui en avait vu bien d'autres au cours des siècles. Je m'étais trouvé présent au jardin Henson lorsque Wallis Simpson, la future duchesse de Windsor, le visita à son retour d'Égypte avec son premier mari, lorsqu'elle devint célèbre, Jean Henson passa l'image que j'avais faite à la Dépêche Tunisienne. Ce journal se délectait des potins, glanés par les reporters locaux, sur la société hammametoise, où les amitiés se défaisaient aussi vite qu'elles se nouaient.

Avant la guerre, le fameux Colonel Bury, voisin des Henson, avait attiré et encouragé un couple d'hôteliers français, les Goujeon, qui dirigeaient l'Hôtel de France. Là séjournèrent beaucoup de célébrités, telles Randolph Churchill et Georges Bernanos, dont les convictions religieuses très strictes ne facilitèrent pas ses relations avec certains amis musulmans des Henson.

À Hammamet naquit mon amitié pour Charlotte van der Welde, veuve de l'ancien ministre belge. Lalla, comme elle se faisait appeler par ses amis, était anglaise, d'excellente lignée, très cultivée, mais socialiste endiablée. Elle me raconta comment elle avait connu Émile Zola et aussi Jean Jaurès, qu'elle accompagnait dans ses tournées politiques.

En dehors de quelques reportages, mon activité était partagée entre des photos d'ordre touristique et des courts métrages documentaires, tels Kairouan et ma Chasse au faucon au Cap Bon. Ramadan fut tourné avec l'aide d'Albert Lamorisse pour le compte des Studios du Belvédère à Tunis : c'est un documentaire qui reçut l'approbation du monde musulman. Il fut distribué à l'étranger par les agences gouvernementales et consulaires de l'époque.

Financièrement mon aventure cinématographique, si elle ne fut pas un succès, me permit du moins de rentrer dans mes frais lorsque, toujours avec Lamorisse, nous tournâmes Djerba. Je me retranchai alors derrière mes images d'archives. J'entrai en pourparlers avec le gouvernement et offris de céder ma collection pour une somme importante. À la dernière minute, je fus pris de scrupules et rompis le marché qui m'eût remis à flot. Je vécus d'expédients, me séparant d'abord de mon matériel cinématographique, puis d'une partie de mon matériel photo, que je cédai à la bibliothèque de Tunis. Enfin j'acceptai la proposition des frères Lumbroso d'installer un laboratoire de développement et de ti rage pour travaux d'amateurs.

J'étais devenu très ami avec les Lumbroso chez lesquels m'avait introduit un ami commun, ami lui-même des Henson et de George Hoyningen-Huene ; c'était Khaled Abdul Wahab, le fils du ministre. Il m'avait déjà beaucoup aidé dans mes relations avec ses corréligionnaires lorsque je tournais à Kairouan et au Cap Bon. Nous nous entendions bien. L'arrière-boutique Lumbroso, à la Porte de France à Tunis, était un véritable cénacle. Le père de Khaled s'y montrait souvent ainsi que Merin, un amiral républicain espagnol réfugié, et beaucoup d'autres notables. Mais complètement fauché et sans réel espoir d'améliorer ma situation, je décidai de quitter Tunis pour rentrer en France.

 

Est-ce que des perspectives nouvelles se sont ouvertes à vous à votre retour ?

À Paris, arpentant les trottoirs de la rive gauche, je me creusais la tête pour savoir comment sortir de cette impasse. J'écrivis un certain nombre d'articles pour Prisma, fis plusieurs reportages sur le cirque anglais (dont un avec Pierre Boulat, qui s'occupa de la couleur), et m'essayai à la télévision.

Je présentai quelques idées à André Vigneau, qui venait de se voir confier la direction des programmes de la télévision, rue de Grenelle. Entre autre, je lui proposai de décrire l'atmosphère dans laquelle avait vécu Jean Racine. Je partis pour Uzès où l'écrivain avait passé chez son oncle une partie de sa jeunesse. J'étais accompagné d'un mentor avec lequel Vigneau m'avait jumelé. Malheureusement, nous rentrâmes à Paris bredouilles car le matériel concernant Racine se révéla très insuffisant. Je réussis cependant une séquence sur un élevage de lévriers.

Vigneau avait été assailli de demandes par un pianiste d'un certain renom qui voulait présenter sa méthode sous forme de leçons télévisées. Vigneau, qui avait beaucoup d'humour, me chargea "d'essayer d'en faire quelque chose". Je dus, par exemple, convaincre l'artiste qu'à la télévision, on ne s'adresse pas au public avec ce "mes chers auditeurs" employé jadis à la radio. Plusieurs semaines de séances tourmentées nous menèrent finalement à une bande d'essai — tout se passait sur film 16 mm. Menacé de cécité, le pianiste se refusa à jouer sous la lumière crue des projecteurs ! Je réussis alors à mettre au point un système d'éclairage avec des lampes à base de "lumière du jour" artificielle froide utilisant des tubes de Claude. Ce fut un Succès mais l'incident suivant mit fin à mes efforts : le matériel à ma disposition ne permettait pas de synchroniser le son ! L'aventure se termina sans heurts de part et d'autre, décevante pour le pianiste, pour moi et pour Vigneau, qui avait compris les difficultés dès le départ, mais qui s'était déchargé sur moi. Le temps passait et je me sentais acculé.

 

Quelle solution avez-vous donc trouvée ?

J'avais fait appel à mon imagination et à mes amis et présentai à la firme Thermor, d'Orléans un projet de campagne publicitaire qui devait promouvoir leurs appareils électroménagers. L'idée plut à Étienne Maure, l'un des deux frères dirigeant l'affaire, et le printemps 1950 me trouva sur les routes de France avec le Cirque National.

J'avais conçu une petite caravane composée d'une camionnette de démonstration et d'une remorque camping où je vécus pendant toute l'année que dura mon contrat. Tous les soirs, j'étais sur la piste. Je présentais "la bonne surprise de Monsieur François", ainsi que l'annonçait le chef de piste quand je ne le faisais pas moi-même dans mon habit de soirée, chapeau "claque" sur la tête. J'offrais alors un fer électrique Thermor à une mère de famille nombreuse, celle qui avait le plus d'enfants. Une seule fois, dans le Jura, je confondis une tricheuse mais le public m'aida à résoudre le problème. Une autre fois et encore dans le Jura, le public bouda le spectacle. Je compris que la bourgade était pauvre et pour éviter des déconvenues j'achetai au cirque le minimum de places qui rendrait la séance rentable. J'annonçai par mes haut-parleurs que "à la suite de circonstances spéciales", Thermor offrait la gratuité du spectacle. Du nord au sud, d'est en ouest, du Luxembourg, où nous fîmes une incursion, jusqu'à l'île d'Oléron, je parcourus 45 000 kilomètres par tous les temps, y compris une tempête de neige dans un col des Alpes.

Dans la journée, en attendant que le chapiteau se dresse, je visitais les agents de la marque qui avaient été prévenus de mon passage et avaient tou jours quelque cas compliqué à résoudre. En fait, j'étais devenu pour Thermor un véritable "inspecteur" et tous les soirs après le spectacle, sur le coup de minuit, je rédigeais mon rapport.

À partir de quatre heures de l'après-midi, la voiture publicitaire était postée à l'entrée du chapiteau et mes haut-parleurs répandaient une musique "de conserve" pour attirer les badauds. À leur insu, j'enregistrais leurs commentaires sur magnétophone et les envoyais à Orléans avec mes images.

La campagne devait durer ce que durent les tournées de cirque, jusqu'à la mauvaise saison, Mais lorsque l'hiver fut venu, Thermor m'offrit de continuer en solo, de foire en foire, dans le sud-ouest où le cirque n'était pas allé. J'acceptai et promenai encore ma petite caravane jusqu'à la fin de l'hiver. Thermor m'offrit de rester sous contrat et la proposition était alléchante, car j'avais rétabli l'ordre de mes finances et aurais ainsi assuré mon avenir. Mais j'en décidai autrement…

 

Vers quel nouvel horizon vous êtes-vous alors dirigé ?

Je conçus l'idée d'aller en Amérique, où j'arrivai en avril 1952. Encouragé par le succès de la campagne Thermor et foulant un terrain pour moi encore vierge, j'élaborai beaucoup de projets, presque tous liés au cirque. Grâce à l'appui de la belle sœur de ma voisine du 46, rue du Bac, aboutit l'idée que j'avais eue d'une promotion de la petite "Henry J.", le dernier modèle du constructeur automobile américain Kaiser-Frazer. Quelques semaines après mon arrivée à New York, je me trouvai au volant d'une voiture flambant neuve, confiée pour ma nouvelle campagne. Je partis de Detroit, dans le Michigan, pour Gainesville, dans le Texas, où allait se tenir un congrès de "circus fans" (amis du cirque). La voiture devait être présentée à des cercles socialement éclectiques et choisis par le responsable des relations publiques de la firme. Les images prises lors des présentations de la voiture, toutes des ektachromes, étaient communiquées à Detroit en vue de la publicité future. De retour à Detroit sans accroc, je fis une série de portraits de famille à l'intention du fils de Henry Kaiser, Edgar, dont l'anniversaire approchait.

Je rentrai à New York au volant de la voiture qui m'était confiée jusqu'à mon retour en France, Mon visa me permettait de rester aux Etats-Unis jusqu'à la fin de l'année et une prolongation était même possible. Pour subsister, je commençai à faire des portraits d'enfants que je présentai en albums, genre que j'avais rendu populaire aux temps du Chasseur d'Images. Je photographiais en noir et blanc. Les images en couleur étaient devenues la rage en photo, mais je ne les aimais pas. Je commençai également à dessiner. C'était une corde qui avait toujours manqué à mon arc. En quelques mois, j'accumulai une importante série de dessins, tous à la plume. Certains étaient des croquis pris sur le vif au hasard de mes promenades new-yorkaises, mais la majorité étaient des images qui me passaient par la tête, sortes de dessins automatiques ou d'images intérieures, que je mettais sur le papier au grand amusement de mes amis.

Rentré en France pour demander mon visa d'immigration, je dus attendre six longs mois, pendant lesquels je fus atteint de troubles vocaux (on parle de disphonie spasmodique aujourd'hui) qui allaient m'empoisonner la vie pendant plus de vingt-cinq ans. Retourné enfin aux États-Unis, je m'étais remis à faire des photos et travaillais même pour Time, Life et Fortune. Je m'associai au projet de lancement de Sports Illustrated et continuais à faire des portraits d'enfants. J'arrêtai le jour où j'entendis un gosse dire à sa mère : "Maman, c'est un type avec une drôle de voix, il me fait peur…" Avec l'impression que mon problème était une combinaison physico-psychique, je décidai de changer le cours de ma barque. J'abandonnai New York pour le Connecticut où je me lançai dans d'autres métiers.

 

Comment avez-vous vécu ce revirement ?

Quand je fus touché par ces troubles vocaux, le retour sur moi-même qu'ils avaient provoqué m'incita à prendre la plume, non plus pour seulement dessiner, mais pour écrire. Mes soirées étaient longues dans le Connecticut, où mes amis Calder passaient seulement une partie de l'année, et j'écrivais, j'écrivais. Écrit en français naquit Gédéon, un conte pour enfants, puis Dumpo Dump, en anglais cette fois. Ce dernier était une fantaisie destinée à la radio mais qui aurait pu aussi paraître à la télévision. Elle précéda une moralité enfantine pour marionnettes écrite en français puis traduite en anglais. Finalement, je m'attaquai à une pièce de résistance : Un veau à deux têtes, écrite en français.

Dans le Connecticut, je connus la veuve du peintre Yves Tanguy, Kay Sage, elle-même peintre surréaliste de talent. C'est elle qui me fit connaître Marcel Duchamp, pour qui j'avais une grande admiration.

En fin de compte, la photo ne m'a jamais laissé tomber et, aujourd'hui encore, elle me sert de porte-drapeau. À New York, je connus Brodovitch et Steichen choisit une de mes images pour son exposition et son livre The Family of Man, de renommée mondiale. J'y rencontrai un certain nombre de photographes qui aujourd'hui font partie de l'histoire de la photographie américaine, telles Margaret Bourke White et Nell Dorr, qui devint une grande amie.

En 1960, attiré par le cinéma, je partis pour la Californie où je m'inscrivis au Brooks Institute of Photography. Malgré mon diplôme, je ne pus trouver du travail, me heurtant aux syndicats. J'avoue ne pas comprendre ce mur qui arrêta mon élan : "pas de travail ? ... pas de syndicat ! ; pas de syndicat ?… pas de travail !" Bien que la vie fût douce à Santa Barbara, je repris à rebours le chemin de la Nouvelle Angleterre pour y retrouver ces saisons qui me manquaient sur la côte du Pacifique et des racines ethniques plus proches de mes affinités sans doute ancestrales. Le puritanisme ambiant était très semblable à nos traditions huguenotes. J'y travaillai dans l'électronique jusqu'à ma retraite en 1987. L'année suivante, je vous rencontrai à New York ou vous aviez organisé une exposition des photographies d'André Ostier à l'Alliance française. Le projet d'une rétrospective de mon travail de photographe vit alors le jour.

 

Pour notre bonheur, vous avez accepté d'ouvrir de nouveau vos archives, de raconter vos souvenirs, de reconstituer un laboratoire et de faire vous-même des tirages pour cette exposition qui vous rend hommage. Une dernière question, cependant : y a-t-il une photographie française ?

La question paraît à première vue ironique. Personne ne discutera l'influence des grands noms que furent Niepce et Daguerre, Ducos du Hauron et les frères Lumière, Atget et Sougez, que sont aujourd'hui Cartier-Bresson et Doisneau. Tous sont nés français comme bien d'autres encore. Mais la question dépasse l'origine ethnique de ceux qui font de la photographie, car il s'agit bien de l'œuvre elle-même, pas de la nationalité de son auteur.

Lorsque je partis aux États-Unis en 1952, il y avait autant de photographes "français" que d'étrangers travaillant à Paris. Dans les publications illustrées de photos, on comptait deux signatures françaises pour trois étrangères. Mais tous auraient pu être rangés dans la photo française ! L'évidence serait que le Français avait quelque retard ; il ne semblait pas prêt à franchir le seuil du modernisme, d'où un certain mépris pour son travail. S'agissait-il d'un manque de préparation ethnique, d'un arrêt de culture, là où, à l'opposé, les étrangers excellaient ? Manque d'imagination ? Manque de vision ?

les arts graphiques dans les publications avaient déjà une dimension internationale. Devait-on restreindre ou diviser le champ de l'image photographique ? Ou allait-on accepter comme françaises les photos prises par les artistes étrangers vivant sur le sol français ? Paris, considérée déjà comme la Mecque des peintres et des sculpteurs étrangers, faisait siens les Chagall et les Picasso. Pourquoi pas les Brassaï, les Rogi André, un Man Ray même qui y avait déjà vécu de longues années ? Allions-nous compter les têtes par extraits de naissance ou par naturalisation ?

Quant à moi, je donne mon œil, ma conception du sujet et son interprétation pour 100% français... ou devrais-je dire 50% franc-comtois, 25% suisse, 25% alsacien? Je pourrais aussi dire 50% hongrois, parce que j'aime leurs images, abandonnant les autres 50% à l'Irlandais Robert Flaherty parce qu'il forgea le style de documentaire que j'admire ? Sur quelle base furent incorporés les Philippe Halsmann, Ilse Bing et Herbert Matter en Amérique ?

Y a-t-il une réponse à cette question ? Peut-on nationaliser la production photographique ? Voici mon opinion : cessons d'ajouter un qualificatif patriotique à ce patronyme de "photographe" ou "chasseur d'images" ; parlons plutôt de "bon", "médiocre" ou "excellent" ; comparons les individus entre eux — autant qu'il y a lieu de comparer — et seulement en fonction de leurs qualités inventives, de leur technicité, de leur influence sur un art encore jeune. Ce sont eux qui apportent un témoignage historique sur le rôle de la photographie dans le monde où nous vivons. Ne serait-ce qu'à ce titre, ils ont droit à notre considération sans autre distinction.