Jean Challié est né en 1880. À 17 ans, il suit les cours de Gérôme en compagnie de Fernand Léger. En 1900, il fréquente le cirque Médrano avec Picasso, Max Jacob, Rouault, Van Dongen... et débute une carrière prometteuse, mais refuse toute manifestation officielle. Il peint le Loing avec Picabia, son futur beau-frère, et, à Montmartre, se lie d'amitié avec Raoul Dufy. À partir de 1909 et jusqu'à la guerre, il expose dans de nombreux salons et galeries, et fait l'unanimité de la critique (Apollinaire, Vauxcelles...). Gazé en 1915, il emménage à Étival, un village typique des plateaux jurassiens, où sa famille maternelle possède une maison. Le Jura l'inspire : paysages, neiges, travaux agricoles et vie familiale. Entre les deux guerres, il est à nouveau présent dans les salons et les galeries (Manzi-Joyant, Allard, Bernheim...). Il se rapproche de Vuillard. Mais la seconde guerre l'isole dans le Jura. Il ne regagne son atelier parisien qu'en 1942, pour y préparer une ultime exposition, mais une mauvaise grippe l'emporte en 1943.
4ème de couverture du livre Jean Challié, 1880-1943,
Laurence Buffet-Challié, éd. Aréopage, Lons-le-Saunier, 2004.
Jean Challié, 1880-1943
Laurence Buffet-Challié, éd. Aréopage, Lons-le-Saunier, 2004.
Une leçon d'intemporalité
Les fauteuils de la grande salle n'ont pas conservé l'empreinte de leur séant. Sous la poussière qui s'accumule j'ai en vain cherché leurs traces. Le premier, Guillaume1 mourut trop tôt pour que je le rencontre ; le second, Francis2 me donna les jouets qu'il avait conservés de son enfance et le troisième, Marcel3 fut pendant des années l'oncle putatif dont j'héritais un jour des vêtements. J'ai longtemps conservé comme une relique avant de le fumer desséché, poussiéreux et amer, le cigare qu'il avait oublié dans la poche de son trench-coat. …Jean le maître des lieux, absent, ne fut pas de la fête. Jean le frère de Gabrielle4, l'aventurière sans concession de l'esprit, pourvoyeuse d'idées nouvelles, l'extra lucide et cérébrale, celle qui comprenait avant que ne fût fait, l'épouse de Francis le beau-frère, compagnon de chevalets sur les bords du Loing. Jean, ces jours-là ne put participer aux discussions épicées d'idées sulfureuses qui défiaient les canons établis et annonçaient Dada.
J'ai souvent arpenté les pièces de la demeure silencieuse et figée à leur recherche. C'est l'image de l'absent qui s'est révélée, Jean l'oublié s'imposant lentement, remplissant l'espace immobilisé. Sa présence dévoilée se superposait maintenant, effaçant sans douleur l'image invisible de ceux que j'avais en vain essayé d'exhumer du passé. Je l'ai rencontré là , à mon insu dans l'intimité de ces lieux que sa peinture révèle. Je ne l'ai pas connu. Il est mort l'année de ma naissance. Que puis-je dire de l'homme si ce n'est répéter les propos familiaux parfumant l'absent. Je sais depuis le reconnaitre sur les photographies des albums qui savent si bien encenser quand on les fait parler !
Au travers de son Å“uvre intimiste j'ai cru comprendre, tout du moins approcher l'homme, ans doute l'introverti ; comprendre sa solitude et son isolement volontaire de peintre. L'artiste face à lui-même, seul, affrontant l'angoisse révélée ou non de l'existence, du vide à combler de cette impérieuse et vitale nécessité de créer et d'investir ces territoires intérieurs où les énergies se rejoignent dans un même élan de résistance et d'action. Je n'évoquerai ici que l'émotion enchanteresse et profonde provoquée par la découverte des sujets d'intérieurs explorés par le peintre. Ils me semblent être l'illustration pertinente de sa personnalité et de l'accomplissement d'une hypersensibilité maîtrisée. Ces lieux, habités de ses proches qu'il met en scène, sont un prétexte et le support, revélateurs de la dualité entre son besoin exacerbé d'intériorisation et la nécessité vitale de s'extérioriser. Le peintre se tient dans l'ombre. Elle le protège, le dissimule, alors que son geste caressant construit la lumière enveloppant le sujet d'une onde chaleureuse. La lumière en dehors du tableau, là où elle s'est introduite, une porte sur un espace illimité mêlant ainsi le temporel à l'impalpable. Au coeur de son environnement quotidien décrit avec tendresse et précision d'une sérénité quasi Vermeerienne — il nous parle de lui sans effet superflu et nous entraîne avec calme et puissance sur la voie de l'introspection. L'espace est habité organisé d'éléments successifs. Ils construisent et déterminent la profondeur — la distance à parcourir de l'ombre vers la lumière et sont autant d'obstacles à franchir avant d'accéder au passage s'ouvrant de l'autre côté, sur la révélation d'un extérieur éblouissant et pur, d'une nature éclatante vidée de toute présence humaine. Cette distance sans cesse renouvelée entre le dedans et le dehors témoigne d'une tension psychologique extrême qui s'exprime sans violence. Le jeu des miroirs reflète l'inaccessible — de ce qui ne peut être appréhendé directement — ils sont objets ordinaires placés en embuscade pour capter le regard et révéler l'invisible ; les portes successives qu'il nous faut franchir, la traversée obligée pour s'ouvrir le chemin vers de nouveaux territoires encore inexplorés où la vérité enfouie en chacun de nous se cache. Tous ces détours, construisent et structurent l'Å“uvre. Elle pourrait pour certain sembler essentiellement documentaire, mais elle révèle sa profondeur quand sa lecture nous entraîne au-delà du plan superficiel de la simple description. C'est à ce niveau qu'elle dévoile la spiritualité de l'artiste. Sa dimension est liée au respect qu'il a de lui-même, le peintre indissociable de son état d'homme — et inversement et de la conscience de la tâche à remplir. La fusion est parfaite. Il est sa peinture et son devenir n'existe que dans la réalisation de l'Å“uvre. Mais elle trouve ses appuis dans le quotidien de l'homme et ses points d'ancrage sont liés aux événements qui traversent sa vie.
Je suis enclin à évoquer un autre peintre de sa génération, l'américain Edward Hopper, de deux ans son cadet. Je précise bien l'Américain, car les lieux, les mentalités, la culture et les préoccupations familiales sont autres qui se conjuguent pour marquer les différences. Pourtant leurs interrogations et témoignages de part et d'autre de l'Atlantique se rejoignent. Il ne s'agit pas de les comparer ni d'analyser leurs procédés de création — leur manière si éloignée — mais de sentir les liens subtils qui les rapprochent, construisant l'un et l'autre leur maison intérieure et se dépouillant au fur et à mesure de leur avancée des effets superflus et des artifices esthétiques encombrants. Le chemin de la simplicité, la quête du juste et de l'essentiel ! Des artistes tournés sur leurs convictions, non vers le public, les modes et la modernité, mais impliqués dans l'intransigeance et l'accomplissement de leur vérité profonde.
Je suggère au lecteur qui ouvrira ce livre de s'attarder en premier lieu sur les peintures d'intérieur et d'oublier le respect de l'ordre chronologique. Qu'il s'en imprègne, qu'il se coule au sein de leur émouvante intimité et qu'il en saisisse l'humanité et l'harmonie, avant de s'aventurer plus loin. Une fois sorti de l'ombre et rejoint la lumière, de s'accoutumer à l'espace retrouvé et suivre l'homme dans son cheminement solitaire, de loin, discrètement, pour ne pas le déranger dans sa quête d'un absolu qu'il nous fait partager. À cet instant le choix du sujet n'a plus vraiment d'importance. Mais il s'agit d'un autre discours ! Plus qu'à nous-mêmes, son œuvre appartient au temps.
Patrick Bailly-Cowell
1) ↑— Guillaume Apollinaire.
2) ↑— Francis Picabia.
3) ↑— Marcel Duchamp.
4) ↑— Gabrielle Buffet, sÅ“ur de Jean Challié et épouse de Francis Picabia.
les origines
Le 20 février 1880, au registre d'état-civil d'Échenoz-La-Méline, canton de Vesoul (Haute-Saône), s'inscrit la naissance de Buffet Jean Laurent Louis Alexis, fils d'Alphé Gabriel Buffet, major au 15e Régiment de Chasseurs à cheval, âgé de 43 ans, en garnison à Vesoul, et de Laurence Hugueteau de Challié, âgée de 26 ans, son épouse. L'événement a eu lieu à Bellevue, section de cette petite Commune, où le couple est installé.
Côté paternel : une longue lignée de juristes relevant de l'abbaye de Saint-Claude, lieu célèbre et très visité du haut Moyen Age à la fin de l'Ancien Régime. Un site austère, au creux de montagnes couvertes de forêts, de lacs, de pâturages âprement disputés entre civils et religieux. La « mainmorte », état proche du servage mais nécessaire au maintien de la population, y perdurera jusqu'à la Révolution. Ce qui n'empêche pas quelques familles de prospérer tant par leur activité et leur intelligence que par d'opportunes alliances. Au patronyme Buffet, d'origine terrienne, s'ajoutent au fil des générations ceux de notables jurassiens, solidement ancrés dans leur patrimoine : Bayard de La Ferté, Brody de Charchilla, Dunod de Charnage. Titres empruntés à des fiefs rustiques érigés en privilèges nobiliaires souvent au préjudice d'anciennes seigneuries. Un cursus classique de l'ascension sociale au xviiie siècle... Mais ces mutations de lignées réservent parfois bien des surprises !
Côté maternel, une tout autre atmosphère. L'ascendance remonte aux Jussieu, célèbre dynastie de botanistes, très intimes, au xixe siècle, avec la pléiade de savants, d'artistes, de poètes : Arago, Ampère, Sainte-Beuve, Lamennais, Ballanche, Lamartine (dont une alliance avec la famille scellera l'amitié), Berthe Morisot. Un monde représentatif de cette haute bourgeoisie intellectuelle essentiellement parisienne, ouverte à tous les courants de l'époque, mais proche encore du siècle des « Lumières », qui n'a pas survécu aux stridences ultérieures de la société.
Le père de Laurence, Édouard de Challié, est officier de marine, grand bourlingueur des Mers du Sud. Sa mère, Laure de Jussieu, après des débuts littéraires prometteurs, cesse d'écrire pour se consacrer à ses filles : Laurence, née à Passy en 1853 et Alphonsine, sa cadette de 5 ans. La musique et la peinture tiennent dans leur éducation une place privilégiée : l'une chante, joue du piano, l'autre peint. Alphonsine va très vite s'inscrire à l'atelier de Charles Chaplin, portraitiste bien oublié mais très révéré sous le Second Empire. La visite dominicale au Musée du Louvre est un rite : non seulement on y admire les maîtres anciens, mais on les copie, pour mieux en pénétrer l'esprit. La « modernité » ne va guère au-delà d'Ingres, à la rigueur Delacroix.
Cependant, une nouvelle manière de peindre est dans l'air. À la suite de circonstances personnelles, les Challié ont noué d'amicales relations avec les Morisot, leurs voisins de Passy, épris comme eux d'art et de culture. Leurs trois filles Yves, Edma et Berthe étudient la peinture, mais seule Berthe persévérera. Disciple de Corot, amie de Manet, la jeune artiste participe également aux recherches de peintres encore inconnus : Monet, Degas, Renoir, Sisley, Pissarro, Fantin-Latour.
Plein Air, redécouverte de la Nature, de la lumière, liberté de la touche : des concepts fous qui prêtent à rire. « Cette pauvre Berthe... Lorsqu'elle vous présente un tableau, on se demande s'il faut le regarder à l'endroit ou à l'envers ».
Manet n'est pas moins contesté. Devant ses œuvres les plus « osées », l'entourage ne peut réprimer son dédain : « Ah, l'Olympia [...] et le Fifre, le Bock [...] quelle vulgarité ! » Né dans ce milieu bourgeois et cultivé, l'Impressionnisme est loin encore d'y être admis.
Ces rencontres toutes familières ne sont pas moins enrichissantes pour l'oeil et la sensibilité. Berthe possède une vue de Tivoli de Corot qu'elle accepte de prêter à Alphonsine pour une copie. Mais les deux sœurs se disputent et crèvent la toile ! Il a bien fallu la restituer, sans drame heureusement... « ça n'a pas d'importance, mes petites »...
Un grand peintre, Berthe, mais aussi une « grande dame », discrète et généreuse comme son œuvre.
enfance & études
En 1881, la famille Buffet s'agrandit d'une petite fille, Gabrielle, née à Fontainebleau, nouvelle garnison. La carrière militaire imposant de nombreux déplacements, Jean, de santé fragile et par conséquent très « couvé », commence ses études à la maison, sous l'autorité de « Fräulein » successives qui enseignent leur langue aux deux enfants. La discipline scolaire ne débute qu'à Marseille, où son père vient d'être affecté.
En 1890, Jean entre en sixième à l'école libre de Saint-Ignace, et y restera jusqu'en 1893. Pas de prix spectaculaires, mais un cours normal, semble-t-il, où la conduite, le devoir religieux atteignent des sommets inattendus ! Cependant dès cette époque, il crayonne partout, couvre cahiers et livres de classe de croquis minuscules. Chevaux caracolant, dragons ou hussards observés dans l'entourage, non sans humour.
Pour des raisons personnelles, le colonel Buffet décide de prendre sa retraite et s'installe avec sa famille à Versailles. Jean poursuivra ses études au Collège Saint-Jean de Béthune, dirigé par les Eudistes, établissement réputé tant pour la rigueur de l'enseignement que pour celle de la discipline. Un formalisme difficilement accepté. Un jour, l'élève en détresse n'hésite pas à « faire le mur » et atterrit dans sa famille au milieu du déjeuner... beau scandale et vif retour à l'ordre sous les injonctions paternelles ! L'obéissance ne se discute pas : désormais il sera interne, ce qui n'arrange rien.
Révolte encore à l'occasion d'un événement dramatique : l'assassinat à Lyon du Président de la République Sadi Carnot (1894). Au collège, la nouvelle fait l'objet d'une déclaration officielle devant les élèves rassemblés. Quelques applaudissements éclatent... Même si, dans l'entourage de Jean, la République est mal tolérée, voire exécrée, cette réaction indécente l'indigne : premier signe des options futures, si déterminantes pour sa personnalité.
Étival
Chaque été, à partir de 1884, la famille se retrouve à Étival, petit village du Haut-Jura, où elle possède une très ancienne demeure - mi-ferme, mi-manoir — héritée de lointaines générations. Pour tous, pour les enfants surtout, c'est le bonheur, la liberté retrouvée — une liberté dont Jean conservera toujours le goût. Vagabondages dans les prés, les forêts, escalades des falaises rocheuses, baignades dans les lacs paisibles, cernés de roseaux et de nénuphars.
De la terrasse derrière la maison, la vue s'étend sur un vaste damier de pâturages parsemés de troupeaux et de champs cultivés. Au-delà , le rassurant horizon jurassien couvert de hêtres et de sapinières, où les gris bleutés, les mauves s'illuminent d'or au soleil couchant. Des attelages de boeufs, tirant des charges de foin ou de grumes (sapins fraîchement coupés et écorcés) animent l'espace. La vieille maison n'est pas moins attrayante et pleine de sortilèges : vestiges du xve siècle, dédale de galeries et de chambres, grenier où s'entassent les objets hétéroclites — témoins d'un passé multiséculaire. Un monde de sensations qui s'inscrivent dans la mémoire d'un petit garçon de quatre ans, imprègnent son imagination, sa sensibilité. Un jour, il sera en mesure de transcrire spontanément sur des toiles la magie des premières impressions.
Entrée en peinture / formation
Au fil des années, ses parents doivent bien se rendre à l'évidence Jean n'a pas le goût des études traditionnelles ni celui de la carrière militaire, comme son père le souhaitait. Dès l'adolescence, une seule vocation s'impose : la peinture. Dans un milieu où, à cette époque une telle disposition n'était pas loin d'être considérée comme un désastre sinon un déshonneur, la rupture ne provoque pas de drame. L'art a toujours été, dans la famille maternelle, une valeur reconnue, intégrée, qu'il s'agisse de peinture, de musique, de poésie. Ayant, dès l'enfance, encouragé ses dons, Alphonsine, sa tante, a certainement plaidé sa cause, persuadée qu'il serait en mesure d'accomplir le parcours qui lui a échappé.
À Versailles, dans le cercle d'amis, Jean fait la connaissance de Georges Bertrand, portraitiste et peintre d'Histoire, auteur de vastes compositions entre Naturalisme et Académisme, apte en outre à éveiller de jeunes talents qu'attire sa personnalité originale (entre autres Georges Lacombe qui s'illustrera plus tard dans le sillage des Nabis). Intéressé par les premiers essais de Jean, il va le conseiller, lui inculquer les rudiments du métier, une base solide, sinon exaltante, dont l'élève lui sera toujours reconnaissant.
Atelier Gérôme
Ne fallait-il pas maintenant acquérir auprès d'un grand « Maître » une véritable formation ? À Paris bien entendu, où il obtient aisément son admission à l'École Nationale des Beaux-Arts.
Mais les allées et venues Paris-Versailles ne lui conviennent pas et il a envie de changer d'atmosphère. Malgré leurs réticences (Jean n'a que dix-sept ans), ses parents finissent par céder. Il s'installe dans une modeste chambre, rue Saint-André des Arts, en plein quartier latin tout proche de l'École. Ce changement de vie, de confort n'affecte pas, semble-t-il, le jeune étudiant : l'art étant désormais sa raison de vivre, rien ne le détournera de la voie tracée.
Les Archives de l'école des BeauxArts précisent la date de son admission : le 18 octobre 1897. Il entre dans l'atelier de Jean-Léon Gérôme, gloire académique de l'enseignement officiel aux côtés de Bonnat et Cormon, tous membres de l'Institut et potentats indiscutables dans le monde des Arts. Choix personnel ou pression de l'entourage que rassure l'éclat du nom ? Peu importe. À l'époque Gérôme est déjà un vieillard, mais sa réputation de professeur est encore prestigieuse. Une notoriété qui débute en 1847 avec le fameux Combat de coqs célébré par Théophile Gautier, et se poursuit dans l'Orientalisme au fil de nombreux voyages en Grèce, en Asie Mineure en Égypte. Il peint aussi des portraits des scènes de genre sur fond d'Histoire, des nus idéalisés, mais pas forcément pudiques... Compositions qui privilégient le dessin, la forme, la sobriété et la vérité chromatiques « Quand on peint un lion, disait-il, on le peint couleur lion ». Ces concepts firent beaucoup souffrir Odilon Redon, son élève bien avant Challié. « Il me préconisait, gémit-il, d'enfermer dans un contour une forme que je voyais, moi, palpitante... »
Mais le professeur était irréductible. Toute sa vie, il s'opposa à l'aventure picturale du Réalisme de Courbet, au « flou » des Impressionnistes. Devant les œuvres de Manet, Monet, Sisley, Pissarro, il piaffait d'indignation. À l'inauguration de l'Exposition Universelle de 1900, alors que le Président de la République Émile Loubet s'apprêtait à entrer dans la salle réservée aux peintres modernes, il tenta de lui en barrer l'accès : « Arrêtez, Monsieur le Président [...] c'est ici le déshonneur de l'art français ». Il va de soi qu'un tel ostracisme ne pouvait manquer de soulever colère et indignation, au moment où l'art basculait vers d'autres destins. Cependant à l'encontre d'Odilon Redon, Challié ne manifesta jamais – ouvertement du moins — sa désapprobation. Si éloigné qu'il soit de l'enseignement académique, le disciple respectait le Maître, le « Patron » comme l'appelait l'atelier. Le fait que Gérôme était d'origine franc-comtoise, né à Vesoul comme lui, favorisait sans doute un climat de sympathie mutuelle. L'étude du corps humain constituait l'essentiel de cet enseignement. Homme ou femme, les modèles devaient tenir la pose pendant cinq heures avec quinze minutes de repos toutes les deux heures... Pour Gérôme, le métier de peintre exigeait une connaissance exacte de l'anatomie. Aussi, avec quelle angoisse étaient attendues ses visites, les mercredis et samedi matins de 8 heures à 10 heures. Les corrections étaient véhémentes ou l'oeil restait glacial... Mais depuis 1864, date d'ouverture de l'atelier, n'avait-il pas vu défiler deux mille élèves... (et seulement « douze de bons » soupirait-il) ? Un grand nombre d'étrangers dans cette cohorte, en particulier des Américains. Les noms de Julian-Alden Weir (1852-1919). et de Thomas Eakins (1844-1914) ont souvent retenu l'attention dans leur pays. C'est d'ailleurs à New-York que les œuvres si longtemps oubliées de Gérôme ont retrouvé ces dernières années un lustre qui ne cesse de s'affirmer.
La sévérité de Gérôme ne l'empêchait pas d'aimer la jeunesse et de suivre avec entrain ses manifestations de gaieté. Le Bal des Quatzarts par exemple, ou celui de Gavarni dont il était l'un des organisateurs. Il n'en manquait pas un... Les élèves venaient se costumer dans sa maison située Boulevard de Clichy, en face du Moulin-Rouge où se tenait la fête. On s'habillait suivant le thème, variable chaque année par exemple, la Bohème ou le Second Empire. Rassemblés autour du professeur, cheveux blancs et noble prestance, les jeunes rapins ont l'air plutôt guindé... Au deuxième rang, à gauche de Gérôme, émerge le romantique visage de Jean, fine moustache et boucles noires, qui tranche nettement sur les autres. Une seule femme dans cet aréopage : Gérôme n'appréciait guère les peintresses « dépourvues de personnalité, elles n'inventent rien, elles copient ».
En outre était-il décent de faire travailler ensemble des élèves des deux sexes d'après un modèle nu ? Misogynie et moralisme, cette attitude ne manquera pas de trouver des échos alentour !
De cette période d'apprentissage ne subsistent plus aujourd'hui que de rares vestiges témoignant du « sérieux » de l'étude : Académies bien construites et tout à fait conformes aux critères traditionnels de l'enseignement, plusieurs carnets de croquis d'anatomie. En revanche, aucune trace des « Antiques », atelier où à ses débuts et sur les conseils de Gérôme, Jean s'était également inscrit. Tout porte à croire qu'il a vite abandonné cette discipline trop scolaire. Il n'a pas davantage pratiqué à l'instar de nombreux condisciples la copie des tableaux célèbres du musée du Louvre. Si l'atmosphère surchargée des musées l'angoisse, il ne découvre pas moins avec émotion ses affinités avec certains maîtres et Écoles : les Hollandais et les Flamands par exemple, incomparables dans l'intimisme et l'art de la lumière ; Chardin, éloigné des grâces factices du xviiie siècle mais prestigieux conteur de la vie familière.
De l'exubérance italienne prédomine Titien, coloriste et sensuel, ses nus voluptueux, ses portraits, ses paysages lumineux et sentimentaux - une ivresse de vivre absente, estime-t-il, chez Raphaël comme chez Léonard de Vinci. De la rigueur expressive des Allemands, il retient surtout Dürer et Cranach (de vieilles photos jaunies seront toujours présentes dans sa chambre). La modernité - dont il est issu — c'est bien entendu Delacroix (le Journal du peintre est sa Bible), Manet. Courbet, le Comtois, encore très proche, toute la hardiesse de l'époque.
Plutôt qu'aux séances de copie dans les musées, son regard de peintre s'exerce de préférence dans les rues si vivantes du Paris Belle-Époque : élégantes promeneuses, flâneurs à la terrasse des cafés, épisodes de la vie nocturne (Le Fiacre) d'une atmosphère plus expressionniste que narrative.
L'observation, dans ces scènes, ne manque pas d'humour. Ce qui permet d'attribuer à la même époque une série de dessins ou plutôt de caricatures très suggestives, fustigeant les moeurs d'un certain milieu (la bourgeoisie en l'occurrence). Peut-être une commande spéciale de revues humoristiques (Le Rire, l'Assiette au Beurre), qui font souvent appel aux jeunes artistes. Quoi qu'il en soit, la tentative n'aura pas de suite.
Découvertes / Voyages en Provence, en Italie
À travers ces expériences souvent contradictoires, Jean cherche toujours sa voie. Incertitude et solitude. la déprime l’envahit. « Impossibilité physique et morale de travailler à Paris. note-t-il, Filer le plus vite possible ».
Filer : seule échappatoire aux états d’âme destructeurs (il y aura très souvent recours, dans les crises ultérieures)...
Physiquement, Jean n’a rien à cette époque du traditionnel « mondain 1900 », ni de la bohème outrancière affichée par certains artistes — souvent démunis, il est vrai. Plutôt l’allure romantique, tel qu’il s’est lui-même représenté ; visage aux traits réguliers, chevelure noire et bouclée (qu’il entretient lui-même), fine moustache et barbe assyrienne, la taille haute et svelte, très à l’aise dans des vêtements décontractés mais soignés : tweed velours côtelés, gabardines, et bien entendu bleu de chauffe pour le travail. Sans être vraiment sportif, il pratique avec plaisir la marche, la natation et surtout la bicyclette, petite « reine du transport » et de l’exercice, en attendant l’engin automobile, un véritable engouement.
Pour l’instant, il envisage un séjour à Étival, « long et productif, pour y travailler sérieusement. » Projet que lui déconseille Gabrielle, sa sœur, dans de longues lettres affectueuses : Gabrielle penche pour la Suisse, les escalades alpestres.
Mais Jean, cette fois, préfère le soleil, la Méditerranée qu’il n’a pas revue depuis l’enfance. Le voici, esprit libre et bagage léger, dévalant à bicyclette, cape au vent, à travers une Provence qu’il découvre. Au fil du parcours, il note sur un carnet tout ce qui frappe son regard : collines douces, oliviers noueux, pins au tronc lisse et à l’ombelle majestueuse, sans oublier les moutons qui accusent le caractère antique des sites. Sur la côte, face à la mer, au pied de l’Estérel, il est fasciné par la vitalité intense des couleurs, la violence des contrastes. Dans une telle plénitude, il se révèle coloriste et ne manque pas d’indiquer sur chaque croquis les couleurs correspondantes : cadmium, bleu vert, rose violacé, garance, noir ivoire, terre ocre. Ce qui lui permettra au retour de transposer en tableaux les éléments « pris sur le vif », sans altérer la vigueur de la sensation.
L’été finissant, Jean décide de poursuivre l’escapade jusqu’en Italie, malgré une traversée des Alpes difficile en cet équipement précaire. Mais la neige, les auberges douteuses, les rencontres insolites ne l’effraient pas, au contraire : il a vingt ans et plonge avec allégresse dans l’aventure... En revanche, la découverte des Villes-Musées (Milan, Turin, Venise) ne suscite pas l’enthousiasme qu’il en attendait. Le faste des palais et l’accumulation des chefs-d’œuvre gênent son approche des maîtres ; il n’en tire qu’un maigre enseignement. Quelques notes griffonnées sur ses carnets au hasard des visites donnent une idée de son désappointement : « J’admire bien plus une fourmilière qu’un Palais ». « Ce qui m’a fait mal en Italie, c’est cette vie puissante autour de moi... Je voudrais vivre dans un cimetière ». Plus catégorique encore : « J’ai vécu comme un mort dans ce pays de l’art ». L’artifice de la mise en scène le déconcerte et accuse son angoisse de vivre. Une angoisse qu’apaise seul un sentiment très fort de la nature : « Plus elle est sauvage, écrit-il, plus elle est déserte, moins je me sens perdu ». Cet état d’esprit relève sans doute du tempérament personnel autant que du pathos ambiant de l’époque, lié à une métaphysique prédominante : Nietzsche et le Nihilisme.
Allergique aux théories, il s’oriente très vite vers une représentation plus émotive qu’intellectuelle et considère — à l’instar de Derain — que la culture serait plutôt « un véritable danger pour l’art ».
Une époque en train de passer
Dans ce bouillonnement d’idées, de tendances qui caractérise le début du siècle, chacun cherche à se définir. Les jeunes artistes sont anxieux. À l’École des Beaux-Arts comme à l’extérieur, l’enseignement académique de Gérôme est de plus en plus contesté. Les théories de l’impressionnisme ne sont pas moins dépassées. À la représentation du réel s’oppose la subjectivité de l’imaginaire : priorité au rêve, à la vérité intérieure sur la sensation objective. En peinture, le Symbolisme s’impose comme l’expression visuelle d’un mouvement littéraire.
Aux noms de Maeterlinck, Rimbaud, Mallarmé, Laforgue s’associent ceux de peintres comme Gustave Moreau, Gauguin, Puvis de Chavannes, Odilon Redon. Sans oublier les précurseurs anglais, les Préraphaélites, ni les post-romantiques d’Outre-Rhin, plus oniriques encore, tel Böcklin (1827-1901). Trop méconnue aujourd’hui, l’œuvre d’Arnold Böcklin a été, au début du siècle, une source d’inspiration, bien au-delà de ses propres frontières. Belle envolée d’un art international auquel les tensions précédant la guerre de 1914 mettront fin.
Puvis de Chavannes
Éloigné du Réalisme comme de l’impressionnisme, Pierre Puvis de Chavannes fait à l’époque figure de « moderne ». Ses allégories peuplées de femmes dévêtues dans des paysages verdoyants ouvrent un monde de rêve, tendent à « rendre visible l’invisible ». Van Gogh et Gauguin l’admirent, de Maurice Denis à Matisse, les jeunes artistes le portent aux nues. Même Jaurès dans sa fameuse conférence du 13 avril 1900, « L’Art et le Socialisme » exalte l’œuvre de « ce grand maître de la peinture et de l’art, où il entrevoit la sérénité de l’humanité réconciliée avec elle-même et avec la nature ». Il discerne là « les premières lueurs d’un art socialiste [...], l’image anticipée de la société de demain ». Enthousiasme que ne partage pas Gérôme : « De loin, ces tableaux ont grand air, ils ont l’aspect décoratif et ornent fort bien les murs qu’ils sont chargés d’enrichir, c’est même je crois, la qualité maîtresse de ces peintures. » Mais, à l’École, il met en garde ses élèves : « Ça ne supporte pas l’analyse [...] Une série de mannequins mal d’aplomb sur le sol ». Jugement qui n’empêche pas Jean, le néophyte, d’épingler discrètement aux murs de sa chambre une reproduction du Bois Sacré, œuvre vénérée entre toutes.
Même si après sa mort l’engouement perd de sa vigueur, le souvenir persiste. On en trouve des traces dans la période bleue de Picasso et les premiers « Fauves ». Ces réminiscences apparaissent encore dans les trois compositions peintes par Challié vers 1910 et exposées en 1912 au Salon d’automne puis en 1914 à la Galerie Paul Rosenberg. Peut-être s’agit-il de cartons de tapisserie comme le suggère un critique (Paris-Journal, 2 octobre 1912) ? « Dans ces anneaux décoratifs d’une tonalité verte très profonde, Challié se renouvelle audacieusement », note Vauxcelles dans Gil Blas. Aucune critique ne fait état d’un rapprochement avec Puvis... ne mentionne même son nom. Entré en purgatoire, il y restera près d’un siècle !
Émile-René Ménard
À la même époque se situe la rencontre avec Emile-René Ménard (1861-1930), peintre un peu oublié aujourd’hui mais qui eut son heure de gloire.
Homme de grande culture, ayant beaucoup voyagé, féru de l’Antiquité, il tente dans son œuvre de concilier l’idéalisme de Puvis de Chavannes avec les concepts de l’impressionnisme. Ses thèmes favoris restent les « pastorales » peuplées de bergers gardant leurs troupeaux ou de nymphes dévêtues s’ébattant dans un miroir d’eau, sous l’ombelle sombre des pins. Thèmes anachroniques sans doute mais traités avec un sens indiscutable des volumes, de la lumière, et une évidente aspiration poétique. Prédominante, la figure féminine incarne bien « la Pensée du Lieu »... Une pensée, une esthétique qui ont, à ses débuts, marqué le jeune artiste, mais de manière superficielle et très fugitive : son tempérament l’éloigne des débordements de l’imaginaire.
À deux reprises (1900 et 1901), il emporte une mention au concours Jouvain d’Attainville - concours d’École récompensant une scène historique ou un paysage. En 1902, une toile intitulée Effet d’orage présentée au prix Troyon (décerné à un paysagiste) lui vaut un accessit. « Composition d’une saisissante réalité ». Un troupeau fuyant l’orage sous un ciel chargé de nuages rouille et gris-noir, « d’évidence une scène d’inspiration jurassienne d’une austérité qui n’exclut pas ce goût éperdu de la lumière et de la couleur » Journal de Caen, déc. 1903). « En réalité, conclut le critique, il n’appartient à aucune école. » Cependant, l’explosion du Fauvisme est dans l’air !
Premier Salon, Les Artistes Français
L’année suivante, premier envoi au Salon-les Artistes Français, évidemment : un Paysage avec cygnes et nymphes « qui n’est pas sans connaître Ménard » (M. G. Thery, Liberté, 1903). Si l’inspiration est tempérée, le « faire » n’en est pas moins audacieux. Le Journal de Genève (9 juillet 1903) souligne avec une franchise toute romande « les tons chauds et la coloristique savante (qui) révèlent toute la valeur pour lui de l’enseignement artistique constitué par l’étude du maître Böcklin ». Curieux rapprochement entre ce peintre alémanique, symboliste en vogue (à l’époque), et un jeune artiste épris d’une nature « vraie », plutôt que de rêve ou de références mythologiques ! Dans la presse parisienne, on relève, parmi de nombreuses citations, les signatures réputées d’Arsène Alexandre, critique et historien d’art (Figaro, 30 avril 1903) et de l’esthète Jean Lorrain (Journal, 30 avril 1903), deux « plumes » écoutées de l’époque. La Gazette de Bruxelles (25 mai 1903) mentionne aux côtés des toiles de Pointelin et de Le Sidaner un tableau de « Buffet-Challières » (sic). Même le New-York Herald (30 avril 1903) signale « un aimable paysage d’un vert riche, à ne pas manquer ».
À l’opposé de ces Pastorales plus ou moins nébuleuses se développe un autre courant : l’art social. Jean n’y est pas insensible ; il envisage à présent une « œuvre capitale », un diptyque décoratif et allégorique : Les Deux Vies1. D’un côté, une famille de paysans dans un cadre champêtre, la femme allaitant son enfant. De l’autre, une scène beaucoup moins édifiante, courtisanes superbes dans l’éclat de la chair, « clients » en habits noirs, vautrés sur des canapés. Une atmosphère d’orgie très 1900... Concordant avec certaines aspirations de l’époque, les romans de Zola, les discours de Jaurès, ce projet « moralisateur » restera à l’état d’ébauche... ultime esquisse d’une période révolue. Anecdotes et théories intellectuelles sont à jamais bannies.
Si l’artiste s’éloigne désormais des Écoles et des systèmes, il n’est pas moins attentif à tout ce que lui apportent la vie, la nature.
Un art voisin de la confiserie
En 1903, le jury du Salon est un florilège de célébrités qu’on n’ose pas encore qualifier d’académiques : Bouguereau, Bonnat, Detaille, Cormon, Henner, Harpignies, Gérôme, J.-P. Laurens, Henri Martin, Rochegrosse. Malgré le succès de son œuvre et les éloges de la critique, Challié a flairé le piège : la carrière ! La voie officielle et pompeuse de la peinture s’ouvre à lui, mais il ne s’y sent pas à l’aise et d’emblée la refuse : plus jamais il n’exposera aux Artistes Français. Un reniement confirmé beaucoup plus tard par cette notation dans un carnet : « J’ai fui cette société il y a dix ans. Aujourd’hui comme hier, je ne veux aucun rapport avec cet art voisin de la confiserie ».
Postimpressionnisme
Décision irréversible, suivie d’une longue éclipse. De 1903 à 1908, aucune trace de Challié dans les manifestations artistiques parisiennes. Un silence qui surprend moins si l’on considère l’évolution picturale du début du siècle, le rejet des critères du passé, de stupéfiants virages à 180°... Peut-être aussi la nécessité d’une remise en cause non seulement en peinture mais dans le domaine affectif. La mort de sa tante Alphonsine (1904), qui avait encouragé ses débuts, celle de son père à Étival (1907), modifient le climat familial. Hormis sa mère, Jean s’écarte peu à peu d’une parenté pas toujours compréhensive, d’où quelques traces d’amertume de part et d’autre. Loin d’être stériles, ces années l’on au contraire mûri. À l’écart des chapelles, il n’ignore rien cependant des courants explosifs qui vont transfigurer l’art de peindre : deux rétrospectives Cézanne (1904-1907), les Fauves (Salon d’Automne 1905), Gauguin (Salon 1906). Découvertes qui enrichissent sa vision, sans jamais la submerger. En même temps, il se découvre lui-même, libéré des conformismes antérieurs. Les doutes, les incertitudes n’ont pas altéré sa conviction profonde : la peinture n’est pas un système de manipulation intellectuelle ni un procédé d’imitation servile ; elle n’est pas davantage une création élitiste. « La plus grande erreur dans les Arts, note-t-il dès 1907, c’est de croire à des sphères trop élevées pour le profane. » Une profession de foi nullement pédagogique, mais qui définit à ses yeux le rôle primordial de l’artiste : le pouvoir de transmettre au-delà de sa propre vision, ses multiples enchantements.
Blanche
Ce regard plus optimiste doit beaucoup à Blanche, la très belle et compréhensive jeune femme devenue sa compagne et présente jusqu’à la fin dans sa vie et son œuvre, présence indissociable du sentiment d’intimité familiale, d’harmonie, qui, tout au long du parcours, caractérise les Intérieurs et les rend si attachants. Du néo-impressionnisme au réalisme poétique, l’image de Blanche reflète tous les mouvements de la peinture, sans perdre sa grâce ni son intégrité.
Le chapeau à plumes
Premier portrait de Blanche, la Jeune femme au chapeau à plumes par exemple, se rallie à l’éthique du fauvisme. Le peintre a certainement vu, au Salon d’automne de 1905, la fameuse Femme au chapeau de Matisse (le chapeau est un thème à la mode, en raison sans doute de l’extravagance des coiffures à l’époque). L’œuvre soulève un scandale, les quolibets pleuvent. Peindre un visage féminin comme un paysage de Collioure ou une nature morte rutilante, l’indignation du public est à son comble. Matisse n’ose pas revenir au Salon... De cette violence chromatique, si éloignée de ses recherches habituelles, Challié a retenu l’indiscutable harmonie, un rythme très nouveau des surfaces traitées en aplats, des oppositions hardies mais sans agressivité, et même une évidente élégance hors des mondanités convenues. Le visage esquissé ne transgresse ni la carnation, ni l’expressivité du réel. Il s’agit bien d’un portrait — un portrait où se conjuguent sans brutalité la modernité d’une théorie picturale, le respect de l’apparence physique du modèle et la vision toute personnelle de l’artiste.
Montmartre
Entre-temps, Jean Challié a quitté la rive gauche et la vie d’étudiant. Il s’est installé à Montmartre, lieu d’attraction irrésistible pour les jeunes artistes. Sur la Butte comme sur les Boulevards et dans les rues voisines, la plupart des maisons couronnées de clairs vitrages, abritent des ateliers de peintres. On y travaille, on y reçoit en toute liberté loin des préjugés et des conventions bourgeoises. Ceux qui sont « arrivés » tels Gérôme ou Cormon, y mènent pourtant grand train : les autres, les plus jeunes, s’accommodent d’un dénuement parfois extrême mais jamais sordide. Il arrive même que l’on y soit heureux. Déjà , le lieu est indissociable de la création artistique et des révolutions qui vont s’y succéder.
Du boulevard de Clichy à la Villa des Arts
En 1903, lorsqu’il expose au Salon, Jean Challié est domicilié 41, boulevard de Clichy. Il occupe un petit atelier, au 7e étage d’un immeuble modeste — qui existe encore — proche du Moulin Rouge et du fastueux hôtel habité par Gérôme. L’année suivante — à la suite de quelles circonstances ? — il émigre rue Hégésippe Moreau, d’abord au numéro 7, puis au numéro 15, dans la Villa des Arts, imposante construction édifiée sur les premiers contreforts de la Butte, après l’Exposition Universelle de 1889, à partir de matériaux de récupération. L’escalier, superbe et théâtral avec ses statues de bronze porte-flambeaux et sa double volée de bois, est la réplique de celui de la Gare Saint-Lazare. À l’opposé du Bateau-Lavoir situé un peu plus haut sur la Butte, ce lieu est un havre de sérénité où vécurent et travaillèrent, entre autres célébrités, Cézanne, Corot, Carrière, Théodore Rousseau, Signac, toute une phalange d’artistes répartis au gré des pavillons sur cour ou des ateliers plus vastes en contrebas. Celui de Challié, au pied de l’escalier, donne sur un petit jardin ouvrant sur la rue Ganneron, en face du cimetière Montmartre. Il restera là jusqu’à sa mort en 1943.
Médrano
À Montmartre, au début du siècle le rendez-vous favori des artistes était le cirque Médrano — du nom de Jérôme Médrano, clown célèbre dit aussi Boum-Boum. Bâti en 1897 boulevard Rochechouart, il succédait au cirque Fernando déjà fréquenté par Degas, Renoir, Seurat et Toulouse-Lautrec. La génération suivante — Picasso, Léger, Rouault, Van Dongen — n’est pas moins sensible au spectacle, vibrant de couleurs, de lumières, de mouvements. Mais l’optique diffère. Si Toulouse-Lautrec, par exemple, privilégie « l’exploit », la perfection du métier d’acrobate, Picasso est surtout touché par l’aspect humanitaire — les Saltimbanques de l’époque bleue, si émouvants. Léger transcrit le spectacle en architecture colorée, très pré-cubiste. La présence de Picasso, en bleu de chauffe, et de sa compagne Fernande Olivier, très « dogaresse » en ses atours, au milieu d’une cour d’admirateurs, attire les regards autant que les attractions de la piste (surtout quand les personnalités sont connues : Apollinaire, Max Jacob, André Salmon, toute une jeune et brillante avant-garde). « On ne quittait plus Médrano », note Fernande Olivier dans ses souvenirs ; « on y allait trois ou quatre fois par semaine. » Le peintre rit aux éclats, s’amuse comme un enfant. De son face-à -main, Fernande scrute avec vigilance l’entourage. « Nos amis ne sont pas très nombreux ce soir », déclare-t-elle parfois, l’air déçu.
À l’entracte, on se retrouve dans les coulisses ou au bar pour bavarder entre artistes — ceux du cirque et ceux de la peinture. Une vague odeur d’écurie un peu écœurante flotte sur ce mouvement de gens, d’animaux, d’objets. L’ambiance n’en est pas moins chaleureuse... Rencontres, échanges, clins-d’œil : chacun parade avec bonne humeur. Ce spectacle étincelant suggérera à Challié quelques études (chevaux, écuyères, acrobates) d’une attachante vitalité. Les gradins ne sont jamais vides : le public fait partie du spectacle ; en contrepoint des éléments de la piste, il joue son rôle dans la composition. Ce sentiment unitaire de l’ensemble restera un trait prédominant de l’œuvre future, intérieurs et natures mortes en particulier.
Louis Libaude
Un nom rarement évoqué aujourd’hui parmi ceux des « découvreurs » et « galeristes » de l’époque. Ce singulier personnage, ancien maquignon devenu commissaire-priseur puis marchand de tableaux et même, parfois, critique d’art (sous le pseudonyme de Lourmel), n’en a pas moins joué un rôle dans l’aventure picturale du début du siècle. Installé à Montmartre (17, avenue Trudaine), il s’intéressait davantage aux jeunes talents qu’aux renommées fracassantes. « J’ai été, disait-il, l’un des premiers acheteurs de la plupart des peintres de la jeune école. » Citons parmi ceux-ci : Anquetin, Challié, Lucie Cousturier, Henri et Pierre Dumont, Dufrenoy, Deltombe, Guillaumin, Charles Guérin, Marquet, Manguin, Odilon Redon, Renaudot, Picasso, Herbin, Marie Laurencin, Tobeen, Utrillo, Van Dongen, E. Roussel, Manzana-Pissaro, Forain... Un panorama très évocateur de ce que représentait alors la « jeune école ».
Challié, à plusieurs reprises, expose dans ce cénacle de l’avenue Trudaine. Il y figure encore en 1912, en compagnie de Maurice Utrillo, Henry Ottmann et Georges Manzana-Pissarro (fils de Camille Pissarro). Trio aux tempéraments divers, certes, mais assez proches pour voisiner sans discorde. La mort accidentelle d’Henry Ottmann, en 1927, mettra fin à une longue amitié entre Challié et cet artiste encore méconnu. Le plus grand mérite de Libaude est d’avoir « révélé » Maurice Utrillo. Il fut même le premier marchand à établir avec le peintre un « contrat d’exclusivité » — entente orale plutôt qu’administrative, secouée de conflits, d’injures, de ruptures, de mesquineries, mais enfin un appui, si précaire soit-il, pour l’artiste désemparé.
Les « blancs » d’Utrillo
Alcoolique, errant de mastroquet en mastroquet, Utrillo n’en garde pas moins la passion de la peinture. Francis Carco, autre habitué de la Butte, ramène parfois chez lui — rue Cortot — le peintre aviné. Ni électricité, ni pétrole ; le noir absolu. À l’aide d’une bougie, le poète éclaire l’artiste chancelant qui rugit : « Ah, ils veulent du blanc, les vaches [...] Eh bien, je leur en f... du blanc... » Pressant un tube avec fureur, il fait jaillir la pâte sur la toile, la pétrit avec une truelle. Prémices d’une longue aventure : les « blancs » d’Utrillo. Ces « fameux blancs » qui feront rêver, quelques décennies plus tard, les amateurs de la terre entière...1
Pour des raisons personnelles, Libaude cessera toute activité artistique en 1913. Sa collection, à ses yeux « une des plus belles et des plus variées », fut dispersée le 9 mars 1918, à l’hôtel Drouot.
Dans le sillage des impressionnistes
Francis Picabia
C’est vraisemblablement à cette époque que débute son amitié avec Francis Picabia, un jeune peintre installé lui aussi à la Villa des Arts, et déjà célèbre pour son œuvre néo-impressionniste, ses expositions personnelles et dans les Salons parisiens.
Picabia ne venait pas de l’École des Beaux-Arts mais des Arts Décoratifs où, dès l’âge de dix-sept ans, il travaillait dans l’atelier de Fernand-Anne Cormon, peintre d’histoire et portraitiste, d’une rigueur académique qui n’avait rien à envier à celle de Gérôme. Outre la peinture, les concepts qu’ils discutent ensemble, les deux amis ont en commun plusieurs critères : même origine familiale (bourgeoisie éclairée, plus aisée chez Picabia), même amour de la liberté, du non-conformisme, mais rejet d’une bohème outrancière (pas question de traîner en espadrilles, veste débraillée, dans les cafés ou les ruelles voisines), goût du « métier consciencieux » consideré comme une écriture pour transposer l’émotion. La Nature est essentielle : « Mon école, affirmait alors Picabia, c’est le ciel, la campagne isolée ou pittoresque, les champs, les vallons, la vie en plein air. Le soleil, voilà le maître. » Curieux credo, qui donne la mesure du séisme culturel ultérieur...
Ce lien va se renforcer — et par la suite se distendre — par le mariage (en 1909) de Francis avec Gabrielle, la sœur de Jean, musicienne et élève de Vincent d’Indy. Elle-même a relaté avec beaucoup de chaleur et de sincérité dans son ouvrage Rencontres2 (Belfond 1977) les préalables et le développement de cet épisode déterminant pour les protagonistes comme pour la peinture. Dans l’aventure de l’art moderne, aux premières décennies du siècle, Gabrielle a joué le rôle d’« élément-détonateur ». Esprit audacieux, anticipateur, « elle entraîne dans ses profondeurs, écrit son ami Jean Arp, ceux qui ne peuvent vivre qu’en surface. » Mais ceci est une autre histoire…
Les bords du Loing
Pour l’instant, dès qu’il fait beau, les deux amis vont travailler « sur le motif », de préférence au bord du Loing, à la limite de la forêt de Fontainebleau. Ensemble, ils font de longs séjours à Montigny, Grez et Moret-sur-Loing, sites illustrés un peu plus tôt par Pissarro et Sisley, qu’ils admirent.
À l’instar de ces derniers, ils plantent parfois leurs chevalets côte à côte, traitant les mêmes effets, les mêmes paysages, où s’expriment, à travers des tempéraments différents, des recherches plastiques similaires. Tout gravite autour des jeux techniques, de la lumière, de la couleur, à la charnière de deux courants opposés : l’impressionnisme et le Fauvisme naissant.
Forcément, les points de vue divergent, chacun découvrant sa propre identité. Rétif à toute théorie ou système artificiel, Challié n’admettra jamais le « divisionnisme » cher à Seurat et à Signac qui séduit parfois Picabia. À la « touche pointilliste », au « mélange optique » des tons, il préfère la franchise du coup de pinceau, le trait rapide de la brosse. Il utilise aussi le couteau à peindre ou la truelle (plus souple) pour obtenir des vibrations de matière qui enrichissent la composition. Chez l’un comme chez l’autre, l’influence des impressionnistes est encore très sensible dans ces paysages. Cependant, ils ne sont pas des « imitateurs ». L’essentiel est d’être soi-même, de découvrir, au-delà des procédés, des voies nouvelles et personnelles. En peinture, une impression visuelle n’a de réalité qu’en soi. Ce sont les relations établies par le peintre entre les couleurs qui donnent à la toile sa structure.
La Promenade en barque (vers 1903-1904) illustre bien cette recherche. Une arabesque curviligne divise la composition en deux parties ombre-lumière. Pas de ciel. La notion d’espace est suggérée par le plan d’eau qu’animent les réverbérations de la rive opposée. D’autre part, la ligne oblique de la barque au premier plan, dans l’ombre, suggère une perspective. Discrète, la présence humaine ne s’impose pas moins comme un élément de vie, de charme indispensable à l’équilibre de la composition. La robe blanche ne tranche pas, mais s’imprègne, comme le chapeau, le visage et les bras nus, des reflets de l’eau, de la verdure. Au-delà de la plénitude d’un beau jour d’été s’épanouit un sentiment profond de sérénité, de bonheur.
C’est vrai : la période des « bords du Loing » fait partie des temps heureux... Séjours de travail mais aussi de détente, de convivialité Jean possède un engin électrique d’une modernité explosive, muni à l’avant d’un siège tout aussi périlleux — ce qui permet au jeune couple d’aventureuses promenades dans cette campagne aimable, « tout en feuilles et en lumière ». Quand il travaille « sur nature », Blanche (si elle ne « pose » pas) pêche à la ligne ou lit les romans de Maupassant. Le souvenir de l’écrivain est encore vivace dans ces lieux si admirablement décrits dans son œuvre — comme celui de Stevenson et de sa femme Gary, tous deux épris des paysages d’Île-de-France.
Depuis les années 70-80, de nombreux artistes étrangers travaillaient au bord du Loing, dans la ferveur de l’impressionnisme : les Nordiques d’abord, puis les Américains, les Anglais. Le soir, tout le monde se retrouve autour de la table ou sur la terrasse, dans une joyeuse animation. De sympathiques auberges les accueillent : Chevillon, la Vanne Rouge (actives aujourd’hui encore, mais dans un tout autre registre...). L’art, la nature, la poésie créent un climat propice aux échanges fructueux. Mais, dès le début du siècle, la percée d’une modernité subversive dispersera cette jeunesse cosmopolite, troublée par l’apparition de courants révolutionnaires, en rupture avec le passé.
Bretagne, mer lumière, couleur
Bien avant Gauguin et Pont-Aven, la Bretagne a été, pour une foule d’artistes d’origines diverses, un pôle d’attraction. Le Romantisme et le Symbolisme ont largement puisé dans cette nature mystérieuse et forte, et la fin du siècle, avec ses flamboyantes avant-gardes, n’y sera pas moins sensible.
Monet, Renoir, Maufra, Matisse, Roussel, Valtat, Vuillard, et bien d’autres, ont subi la même attirance, réagissant à leur manière, au gré de leurs convictions esthétiques. Dès 1896, au retour d’une expédition à Pont-Aven et à Belle-Île, Matisse déclarait à ses amis : « Je revins à Paris libéré — libéré de l’influence du Louvre. Je me dirigeais vers la couleur. »
La voie de la peinture s’ouvre au Fauvisme qui triomphera une décennie plus tard, au Salon d’Automne de 1905. À partir de 1902, Challié fera de fréquents séjours en Bretagne, découvrant à bicyclette et au hasard des petites auberges, les sites déjà célébrés par ses aînés, notamment Perros-Guirec, Ploumanac’h, La Clarté, Lannion, Paimpol, Loguivy. Il est épris de ces villages, de ces paysages contrastés, tantôt violents et d’une tonalité intense, tantôt baignés d’une grisaille délicate mais toujours expressive. À travers ses sensations personnelles, il s’attache à rendre leur dynamisme extérieur ou interne, tenté souvent par les couleurs pures du fauvisme naissant ou les réminiscences des nabis, mais sans se laisser déborder.
Pas plus qu’au néo-romantisme, au Symbolisme ou à l’impressionnisme, Challié ne donnera son adhésion au Fauvisme. Coloriste dans l’âme, il ne saisit pas moins l’attrait d’une nouvelle expression picturale, mais l’adapte à son tempérament. En Bretagne, la lumière sourd de la forme ; les toiles de cette période sont fortes, hardies, colorées. Il s’agit le plus souvent de paysages exécutés « sur le motif » — le peintre travaille toujours en plein air — et transposés, à mesure qu’il peint, au fil de ses sensations. Suivant l’heure ou la saison, le ciel est gris, jaune, parfois d’un bleu intense. S’il joue arbitrairement des couleurs, le respect des lieux n’en est pas moins primordial. Il n’est pas question d’altérer la vérité de la nature, mais de souligner au contraire, par le jeu d’effets chromatiques variés, sa diversité expressive.
Le Village de la Clarté et L’église de la Clarté illustrent bien ces deux aspects. L’intensité lumineuse, l’organisation des volumes s’expriment par la couleur : des rouges et des jaunes mélangés, juxtaposés en touches vigoureuses qui font flamber le réel. Aucun support graphique ou linéaire ne soutient la composition. À l’ordonnance stable de l’architecture s’oppose un ciel mouvementé ; le vent bouscule les nuages, incline un cyprès, sans modifier la courbe logique des éléments (ce qui n’est pas toujours le cas chez les Impressionnistes...). Seul ton local : le trait bleu, immuable, de la mer qui ferme l’horizon.
Au-delà des préoccupations d’une époque, tout est vie, liberté... et bonheur de peindre. Il va de soi que l’application scientifique d’une théorie n’est pour lui qu’une inconcevable servitude. Cette exaltation chromatique n’altère pas la vérité du paysage ; elle renforce au contraire sa force expressive.
Affinités, amitiés
Raoul Dufy
L’École des Beaux-Arts, c’est aussi le temps des rencontres, des échanges dans tous les domaines — artistiques ou culturels. Les liens s’établissent par affinités, quel que soit l’atelier. Même si l’on hésite à parler d’amitié, la relation humaine entre artistes n’en est pas moins profonde, nécessaire, au-delà des théories et des divergences. Ils aiment se retrouver entre eux, discuter — pas exclusivement de peinture, mais de tout ce que suggèrent leur propre environnement, leur conscience. Quel périlleux voyage à la découverte de leur personnalité !
C’est ainsi que Challié, dès 1900, se lie avec deux jeunes Normands fraîchement débarqués du Havre : Émile-Othon Friesz et Raoul Dufy. Othon Friesz a la stature et la mine conquérante d’un Viking (dont il prétend descendre), Raoul Dufy, blondin aux yeux bleus comme le ciel, la vivacité malicieuse d’un angelot, n’est pas moins débordant d’enthousiasme et de bonne humeur. Boursiers et impécunieux (un montant annuel de douze cents francs !), ils sont tous deux inscrits dans l’atelier de Bonnat, aussi hostile que Gérôme à l’évolution de la peinture. L’enseignement académique du Maître ne les passionne pas voire même les déprime... Mais ils sont là pour apprendre le « métier ». En outre, ils disposent d’un atelier et de modèles gratuits, ce qui à l’époque n’est pas négligeable !
Mais la vraie formation, l’ouverture à l’art contemporain, se font dans la rue. Les vitrines des marchands n’hésitent plus à exposer des œuvres longtemps réprouvées : les Impressionnistes chez Durand-Ruel et Georges Petit ; Degas chez Clovis Sagot ; Van Gogh à la Galerie Bernheim (une grande exposition en 1901). Challié et Dufy entrent un soir chez Ambroise Vollard, « ce bon bougre de la Réunion », défenseur de Cézanne et de Gauguin. Découvertes qui subjuguent les jeunes artistes encore pleins d’incertitudes au tournant de leur propre évolution.
Dans cette période, à la fois difficile et enrichissante, Dufy affirme très vite sa personnalité. Les restrictions imposées n’altèrent ni sa tenue très digne, ni son caractère. Toujours très soigné, chaussures bien cirées, coiffé parfois d’un canotier, il a horreur de la bohème vestimentaire ou autre. « Ressembler aux autres », c’est presque, pour lui, un style de vie... Ce qui ne l’empêche pas, dans les réunions amicales, d’exploser de gaieté et d’humour. Il excelle dans la parodie drôle et fine de son entourage, famille y compris : le Premier Communiant mains jointes et yeux baissés (tel qu’il fut sans doute...), ou les candides élèves de sa sœur Suzanne (professeur de piano au Havre), mal fagotées, timides, un rouleau de papier musique sous le bras... Tout est matière à une observation attentive mais nullement péjorative... Le même regard amusé, ironique qui, beaucoup plus tard, transposera les champs de courses et les plages mondaines en images pleines de magie et de lumière.
Quand Raoul Dufy et sa femme Émilienne (l’admirable compagne des années difficiles) quittent la rue Linné pour s’installer à Montmartre, impasse de Guelma (où habitait aussi Suzanne Valadon, la mère de Maurice Utrillo), la proximité de la Villa des Arts facilite le voisinage. Relations sans protocole, au hasard des circonstances : baraques foraines du Boulevard Rochechouart à la Place Clichy avec leurs amuseurs insolites, randonnées sur la Butte, haltes dans les cafés, retrouvailles avec les amis si nombreux dans le quartier, voire expéditions ferroviaires en banlieue, où les moins démunis viennent, l’été, se protéger de la canicule sans cesser le travail ni la réflexion.
Dans ces lieux de rencontres et d’échanges, les petits restaurants de la Butte le disputent aux cafés (celui de la place Blanche en particulier), aux cabarets et aux chansonniers (le Chat Noir, Aristide Bruant). Ils se prêtent à l’organisation des « banquets » alors très en vogue pour des réunions insolites, sans mondanité, ni prétention intellectuelle outrancière.
Les Coconniers
En bas de la rue Lepic se trouvait le restaurant Les Coconniers, fréquenté par les peintres et gens de lettres, Sous l’œil vigilant de la « mère Coconnier ». Une brave femme qui entretenait avec ses clients des rapports chaleureux, d’un style moins tapageur qu’au Lapin Agile, plus haut sur la Butte.
Plusieurs fois par an, ces banquets rassemblaient débutants et personnalités du monde littéraire et artistique. En décembre 1912, nous retrouvons parmi les invités André Lhote et Roger de la Fresnaye, Luc-Albert Moreau, Carlos Raymond, André Favory, Yves Alix, Voguet, Asselin, Picart Le Doux, Challié, etc. Un panorama éclectique de la « jeune peinture » qui se cherche et s’affirme au-delà des grands courants antérieurs en marge des tendances révolutionnaires et cosmopolites, menaçantes ou jugées comme telles.
Salons et expositions
Le Salon d’Automne
Au Salon d’Automne — le Salon novateur, fondé en 1903 — il expose cinq toiles : quatre Natures mortes avec fleurs et un Intérieur. « Des Études de fleurs, note Thiébault-Sisson, critique du Temps (30 septembre 1909), où Challié a mis de la richesse et de l’éclat. » Maurice Dekobra, jeune auteur qui deviendra célèbre avec La Madone des sleeping, signale « les qualités de premier ordre, le coloris chaud et sympathique, la composition élégante » (Revue des Beaux-Arts, 14 octobre).
En pleine possession de ses moyens, libéré des influences antérieures, il s’adonne à ses recherches personnelles, mais cependant parallèles aux tendances contemporaines — celles qui s’accordent à sa propre vision, bien entendu. Tout ce qui s’en écarte, il se refuse à l’adopter. Déjà en 1909, de sulfureux messages sont dans l’air. Ces « bizarreries cubiques » (ironise Louis Vauxcelles, éminent critique du Gil Blas) inquiètent l’avant-garde post-impressionniste et l’incitent à se rassembler. Dès janvier 1910, la Galerie Devambez présente « Un Groupe d’Artistes » — dénomination modeste mais « ce sont de ces groupes que sont parties les révolutions [...] et ces messieurs qui exposent aujourd’hui chez Devambez sont d’esprit très avancé. » (l’Intransigeant, 21 janvier 1910). « Telle quelle, juge Vauxcelles (Gil Blas, 5 février), je crois (cette exposition) très satisfaisante [...] Deux aînés glorieux : le puissant paysagiste Guillaumin et l’exquis Odilon Redon [...] Les nus de Vallotton, les fruits de Bonnard, les fleurs de Vuillard, Roussel, d’Espagnat, Challié, les intérieurs de Laprade, les natures mortes de Guérin, [...] les notations de Paris signées Marquet, la Venise de Sickert ou de Dufrenoy... »
En avril, nouvelle manifestation à la Galerie Malesherbes : « La Société d’Art Français ». « Une société d’artistes dont la jeune fougue se manifeste par beaucoup d’exagération, mais dont le talent [...] s’affirme par d’indéniables qualités » (Chavance, Autorité, 24 avril 1910). Challié retrouve sur les cimaises ses compagnons spirituels : Bonnard, Camoin, Maurice Denis, d’Espagnat, Friesz, Jean Puy, Signac, Van Dongen, Vallotton, Valtat, parmi d’autres. La critique apprécie « les fleurs ardemment colorées » de Challié et « un intérieur avec une jeune femme dans la lumière crue d’un atelier ». Première mention d’une œuvre intimiste, émouvante et harmonieuse par ses contrastes et sa matière riche.
Les Indépendants
« Ah! Que ces jeunes sont remuants... » constate Madame Berthe Weil, jeune Américaine, écrivain et collectionneur d’art, très attentive à ce nouveau climat.
C’est la première fois que Challié expose aux Indépendants, ce salon dynamique, fondé en 1884 « sans jury ni récompense », un événement dans l’histoire de l’Art Moderne, une libération pour les artistes, soumis jusque-là aux décrets d’un jury officiel. Georges Seurat, Paul Signac, Odilon Redon comptent parmi les fondateurs et les plus ardents défenseurs. Le Salon des Indépendants est, en 1910, un immense caravansérail installé dans des baraquements, Cours la Reine, au bord de la Seine. Quarante-trois salles, six mille toiles dues à deux mille jeunes gens ! « Cette profusion atteste une telle vitalité, la sève est si puissante qu’on en est tout de même réjoui », affirme Louis Vauxcelles dans un long article (Gil Blas, 18 mars 1910), qui exprime bien la diversité et l’euphorie de l’événement. Le catalogue de l’Exposition mentionne six toiles de Challié. Un envoi pléthorique aux titres à peine indicatifs : Femme nue, Intérieur, quatre Études de fleurs. Si les audaces de cette génération montante stupéfient parfois la critique, « les natures mortes, fleurs, intérieurs dus au pinceau de MM. Valtat et Challié suscitent plus de sympathie que d’indignation. M. Challié vaut par l’éclat somptueux et décoratif de ses tulipes, par de larges accents sonores » (Vauxcelles, Gil Blas, mars 1910).
Quant au Nu [voir ci-contre] — « un nu sculptural, magnifique, une pâte splendide qui fait penser à Courbet » (Le Petit Parisien, 19 mars 1910). Plus que tout autre éloge, ce rapprochement touche le peintre au fond du cœur…
Louis Vauxcelles3
La « plume » de Louis Vauxcelles est à cette époque l’une des plus « écoutées », l’une des plus féroces aussi... Son amour de la peinture est profond, très sincère et, dans un certain sens, « engagé ». Bien entendu, il fustige les « suiveurs », les « farceurs », les « géomètres ignares » qui réduisent le corps humain à des cubes blafards. (Il ne reconnaîtra jamais le Cubisme qui lui doit pourtant sa dénomination !) Sa verve n’est pas moins virulente à l’égard des Académiques : « L’Institut tremble dans sa vieille peau — comme les batraciens de M. Rostand. Et je ne sais rien de plus revigorant que la grande colère de M. Cormon quand on prononce devant lui les noms d’un Marquet et d’un Manguin... »
Ses instants de délectation, il les passe avec Maurice Denis, Vuillard, Bonnard, Roussel, Cross, Signac, Laprade, Lebasque, Lacoste, Tharkoff — ceux qui le consolent de « tant d’artificieux plaisantins ». Choix arbitraire, certes, mais significatif de l’époque, de sa richesse et de ses contradictions. Ce qui n’empêche pas Vauxcelles, aujourd’hui, d’être dénoncé par certains de ses pairs comme rétrograde et d’une « nullité pontifiante » ... Signe des temps !
Louis Vauxcelles ne manquera jamais d’exprimer sa sympathie pour l’œuvre de Challié lors de manifestations ultérieures, privées ou publiques. Au Salon d’Automne de 1910 ne figure qu’une toile de Challié, Intérieur. Mais il arrive que certaines œuvres, livrées par négligence « à la dernière minute », ne puissent plus, faute de temps, être répertoriées dans le catalogue, mais soient néanmoins accrochées. Ici, c’est probablement le cas puisque Louis Vauxcelles souligne à plusieurs reprises « parmi ceux et celles qui pratiquent la nature morte (que ce vocable est donc inexpressif !), Challié avec ses fleurs » notamment des chrysanthèmes épanouis (octobre 1910).
Brighton, premier contact avec l’étranger
Entre les deux Salons parisiens, la Jeune Ecole Française se manifeste pour la première fois à l’étranger. Organisée à Brighton par la Public Art Gallery — du 10 juin au 30 août 1910 — cette exposition se propose de faire connaître aux amateurs anglais la peinture française contemporaine dans ses diverses expressions. Un événement ! 140 artistes ont été invités, tous vivants — à quelques exceptions près, Boudin, Cézanne, Corot, Gauguin, Puvis de Chavannes, Sisley récemment décédés. 250 œuvres exposées. C’est la première fois que les amateurs britanniques, habitués aux sages manifestations de Burlington House, se trouvent confrontés à une peinture totalement différente. À peine ont-ils accepté les grands Impressionnistes, à la rigueur les Symbolistes, dérivés (en principe) de leur propre savoir-faire : Constable, Turner, les Préraphaélites. Mais ne vont-ils pas pouffer de rire, de mépris devant ce déferlement excentrique de néo-impressionnistes ?
Il est temps, estime un critique, que le public anglais rattrape son retard sur l’Allemagne — où les meilleures galeries présentent, depuis plusieurs années, des peintres beaucoup plus révolutionnaires. En Angleterre, Fauves et Cubistes sont encore, en 1910, totalement réprouvés, ignorés. Ambroise Vollard a cependant prêté pour l’exposition de Brighton deux « marines » de Vlaminck, à peine audacieuses. Même prudence chez Picabia, présent aussi sur les cimaises. De Challié, une seule toile, Intérieur d’atelier, prêtée par un collectionneur, M. Louis Moleux. La preuve, une fois de plus, d’une négligence regrettable lorsqu’il s’agit de propager son œuvre. Œuvre intimiste qui voisine avec celles de Matisse, Maufra, Marquet, Maurice Denis, d’Espagnat, Friesz, Odilon Redon, Lebasque, Valtat, Vallotton, et parmi les aînés, Monet, Renoir, Bonnard, Vuillard, Sérusier, tout un florilège éclectique mais homogène ; l’ensemble suscite un vif intérêt auprès du public. Le dialogue est amorcé...
Aujourd’hui, l’étape a été franchie et largement acceptée. Il suffit de comparer le catalogue modeste mais si richement informé de Brighton 1910, avec un somptueux catalogue Impressionnist and Modern Art, Sotheby’s 1999. À peine l’espace d’un siècle : la nomenclature des peintres cités est presque identique les uns de plus en plus glorieux, les autres émergeant de l’oubli ou, déjà , en pleine transfiguration. Au début du IIIe millénaire, la « Jeune École Française » est toujours pleine de vie et d’attirance, et tout aussi remuante qu’au début du siècle.
Vente à l’Hôtel Drouot
L’année 1911 débute par une singulière entreprise : la dispersion à l’Hôtel Drouot (21 février) de l’ensemble des œuvres. Une brève exposition organisée à l’atelier de la Villa des Arts avait précédé l’événement. Le catalogue mentionne cent huit toiles réparties en catégories, suivant les thèmes :
— toiles décoratives (fleurs) : 36,
— figures et intérieurs : 20,
— paysages (Bretagne) : 26,
— paysages (environs de Paris) : 26.
On retrouve là tous les sites, les modèles, les objets familiers du peintre. Mais l’interrogation demeure : pourquoi cette vente globale ? Par nécessité financière (ce que ne justifie pas, semble-t-il, le succès auprès des amateurs de cette période) ? Ou pour témoigner, face aux courants perturbateurs, de l’effort de plusieurs années ? Effort logique et continu qui n’exclut pas l’évolution mais résiste à toute emprise arbitraire, opposée à son tempérament.
Quoi qu’il en soit, l’ensemble définit pleinement le parcours suivi par l’artiste depuis ses débuts. Il n’a que trente et un ans, mais déjà sa marche est certaine « et nous fait bien augurer de l’avenir » (Maurice Dekobra). Opinion partagée par André Salmon, poète engagé pourtant sur l’autre rive : « Challié ne peut manquer de s’imposer bientôt, avec des toiles aussi bien composées que ses Intérieurs » (Paris-Journal, 1912). Après ce « coup d’envoi » surprenant, l’année 1911 n’est pas moins fertile en événements. Accrochage très remarqué aux Indépendants : Six toiles, un choix éclectique — paysages de Bretagne, du Loing, un nu, un intérieur et des études de fleurs. « Heureuses Compositions » note Maurice Dekobra, « qui font bien augurer de l’avenir de Challié » (Revue des Beaux-Arts, avril 1911). Louis Vauxcelles apprécie « sa facture élégante et large », tandis qu’André Salmon, qui balance encore entre deux courants opposés de l’art, cite une toile intimiste, Femme dans l’atelier, qui fait l’unanimité de la critique à Paris comme en Province (Journal, avril 1911).
Dans le Télégramme (Toulouse) l’éloge n’est pas moins vif : « Parmi ceux qui donnent les plus fermes espérances : Jean Challié. » Seule ombre dans ce salon d’une éclatante vitalité, la présence des Cubistes — ou des « Géométristes », l’appellation est encore floue. Même Apollinaire, ami des perturbateurs, exprime quelques réticences. Léger (qu’il baptise « Firmin ») lui paraît le moins humain : « Il crée, si l’on ose dire, une peinture cylindrique et n’a point hésité à donner à sa composition une sauvage apparence de pneumatiques entassés ». Très vite, le poète assimilera ces discordances et portera aux nues leur auteur.
La plupart des Indépendants se retrouvent au Salon d’Automne, dominé, en 1911, par un hommage à Camille Pissarro — grande figure de l’Impressionnisme qui vient de disparaître, mais toujours considéré comme le « maître ». Challié présente trois toiles (Fleurs, Nature Morte, Esquisse pour une composition décorative), œuvres où l’intensité chromatique s’allie à de subtils effets de lumière. « L’ensemble (du salon) est excellent, admet Apollinaire (Chronique d’art, 1911) mais les nouveautés sensationnelles », il ne les trouve que chez les Cubistes. Leur présence s’affirme ; une salle entière leur est réservée, soulevant dans le public plus d’indignation que d’intérêt.
Cette agressivité inquiète à juste titre les jeunes peintres. Déjà , ils ont assimilé la leçon des Impressionnistes (la lumière), des néo-impressionnistes (le pointillisme), du Fauvisme (la couleur) aujourd’hui, la forme — sous son aspect le plus arbitraire... Très vite, une réaction s’impose. En décembre, la Galerie Druet, rue Royale (qui pourtant n’est pas hostile à l’avant-garde), organise une exposition, Dessins et Aquarelles, réunissant la plupart des exposants des Indépendants et du Salon d’Automne (Bonnard, Vuillard, Marquet, Matisse, Manguin, Camoin, Valtat, Vallotton, Signac, Van Dongen, d’Espagnat, Friez, Lacoste...). Proche des grands cartons de Signac, une Liseuse de Challié, « un jeune qui monte de jour en jour et avec qui les amateurs devront bientôt compter » (Vauxcelles, Gil Blas). « Délicieuse exposition, écrit Tabarant (Le Voltaire, 20 décembre), et mieux que cela, même ». Mieux ? Plutôt l’annonce d’une rupture au moment où s’emballe à Munich l’escouade du Blaue Reiter (Cavalier bleu) sous la houlette de Kandinsky.
En effet c’est à partir de cette époque que tout bascule entre Jean et Francis. Les dérives de la peinture aggravent la mésentente même si au creux profond de chacun, malgré les doutes et l’amertume (ou pire !), survivra longtemps encore l’émotion du passé.
Le post-impressionnisme
Au-delà des théories et des concepts qui multiplient, au début du siècle, les destinées de l’art, c’est l’attachement au réel qui crée le lien entre les « post-impressionnistes » , un mouvement encore mal défini.
Leur seule raison de peindre, c’est la vie : l’être humain, l’arbre, la fleur, l’environnement quotidien ; en pénétrer le sens profond, au-delà de la « ressemblance » et du « sujet ». Mais « la couleur pour la couleur », la « forme pour la forme » ne sont à leurs yeux que les pièges de l’intellect. Telle est bien aujourd’hui la conviction de Challié. Aux Indépendants, il expose trois toiles Intérieurs et Fleurs. « On a connu à M. Challié une fougue extrême. Il se calme, et ses qualités s’équilibrent sans que sa personnalité en souffre. On aimera dans ses Intérieurs la franchise de son pinceau et de sa palette, les oppositions nettes, simples, choisies » (Sarradin, le Journal des Débats). La critique est unanime « Challié vaut par le somptueux chatoiement de ses fleurs et des intérieurs » (Vauxcelles, Gil Blas). « Il y a chez M. Challié beaucoup de virtuosité ; des jeunes femmes assises dans des intérieurs coquets, sans excès de joliesse » (Mercure de France). « Dans des figures de femmes lisant ou cousant, M. Challié possède une remarquable entente de l’étoffe et note d’amusants jeux de lumière sur une chevelure, sur une robe, sur des fleurs, sur des meubles » (Charles, Liberté). Même André Salmon, qui hésite encore entre les deux courants opposés de l’art, est séduit « Challié ne peut manquer de s’imposer bientôt avec des toiles aussi bien composées qu’Intérieur » (Paris-Journal).
Un éloge qui doit faire frémir les « extravagants » de la modernité, de plus en plus nombreux, présentés cette année à l’entrée de l’exposition ; nul ne peut les ignorer : ils pavoisent. Tandis que les « vrais peintres » ont été relégués tout au fond, dans les quatre dernières salles. M. Georges Lecomte, membre d’honneur au Salon, démissionne « parce qu’il ne veut plus faire partie d’un Salon qui, en accordant trop de place aux extravagances, discréditait à l’étranger l’art français ».
Au Salon d’automne, l’agressivité entre « vrais peintres » et « futuro-cubistes » s’aggrave, atteignant même, nous allons le voir, des sommets meurtriers... L’envoi de Challié provoque une certaine surprise : trois panneaux d’un bel effet décoratif, Le Parc. S’agit-il d’une « audacieuse tentative de renouvellement » après l’intimisme, les frais bouquets et les pulpeuses natures mortes ? Dans un décor d’eaux vives et de vertes frondaisons s’inscrivent d’harmonieuses silhouettes : baigneuses et joueurs de polo dénudés. Tout respire la nature, la jeunesse, la joie de vivre. A priori, nous sommes loin du symbolisme et de la cérébralité de Puvis de Chavannes. Mais c’est à lui pourtant que dut penser l’artiste en réalisant cette œuvre, à sa juvénile admiration pour l’auteur du célèbre Bois Sacré dont il avait jadis épinglé une reproduction dans sa chambre d’étudiant…
Duel
Entré dans l’Histoire de l’Art du xxe siècle en 1905 avec le Fauvisme, le Salon d’Automne, qui s’est imposé comme Salon novateur, tantôt bafoué, tantôt comblé d’éloges, va en 1912 rompre toutes les digues avec la section des Cubistes, présentés en force cette année-là .
Le public, la critique, le pouvoir officiel, se déchaînent. Il est difficile aujourd’hui d’imaginer le scandale suscité dans le monde de l’Art comme dans les hautes sphères de la politique. « Machine infernale », « principe de dévastation », le Cubisme fait même l’objet d’une intervention à la Chambre des Députés : « a-t-on vraiment le droit de prêter un monument public à des malfaiteurs qui se comportent dans le monde des arts comme des apaches dans la vie ordinaire ? » Bref, un climat explosif.
Le matin même du vernissage, le critique Louis Vauxcelles qui ne ménage pas « Messieurs les Cubistes » - « est pris à partie par quelques peintres et copieusement injurié », relate Guillaume Apollinaire dans sa chronique de l’Intransigeant (1er octobre 1912). Aussitôt, Vauxcelles, furieux, réplique « aux deux jeunes malappris » que la solution est désormais sur le terrain. Mais ceux-ci se sont récusés, « les principes de la morale cubiste leur interdisant sans doute de se battre », ironise le critique.
En fait, les « jeunes malappris » (Albert Gleizes et Jean Metzinger, tous deux exposant au Salon injurié) ne tarderont pas à relever ce défi. Ils viennent de publier un ouvrage intitulé Du Cubisme qui se veut une théorie du nouveau mouvement pictural à l’usage du public. Bien entendu, ils y exaltent l’art géométrique et fustigent ces peintres attardés « qui restituent aux choses l’apparence dont ils ont mission de la dépouiller ». Cette fois, c’est Challié, ennemi des théories d’avant-garde, qui éclate. Entre lui et les auteurs, l’explication dut être orageuse. Au point que ceux-ci estimèrent que seul un duel pouvait réparer l’outrage. Humiliés par Vauxcelles, les Cubistes prennent le mors aux dents. C’est une question d’honneur (dans ce contexte d’avant-guerre, moins de deux ans avant la rupture, l’héroïsme s’impose à tous les niveaux, corporel ou spirituel). Le procès-verbal est dressé, les témoins désignés. Pour les offensés : MM. Albert Gleizes et Barzun (autre théoricien des nouvelles tendances) — Fernand Léger, sollicité, s’étant récusé ; pour l’offenseur : les peintres Carlos Reymond, gendre d’Henri Lebasque, et Gaudissart.
Les protagonistes se rendent à la Villa des Arts, dans l’atelier où Mme Challié, son mari prudemment absent, se repose avec son nouveau-né. Surprise, elle écoute les bouillants visiteurs et s’étonne : « Alors vous voulez tuer mon mari ? » La déroute est totale : cette jeune femme, ce bébé, le calme de l’atelier... D’un seul coup, la situation se renverse... et la déclaration de guerre se termine par une reconnaissance dûment signée « qu’il n’y a pas lieu à rencontre ». L’incident est définitivement clos !
Escapade à Étival
Tandis que la bagarre bat son plein au Salon d’Automne et dans la presse, quelques artistes — parmi les plus engagés — aspirent à retrouver le calme et la réflexion. Excellent prétexte pour Picabia d’organiser une « équipée-nature » dans le Jura, pays d’origine de sa femme. Sa mère (Mme Buffet) y possède encore une très ancienne demeure, mi-ferme, mi-manoir, située dans la région frontalière qu’on appelle la « Zone » (Gex-Genève), exempte de toute contrainte douanière.
L’automne est une saison magnifique : sombres sapinières où flamboie l’or des hêtres, lacs, cascades, chevreuils bondissant... Évidemment, les routes sont rocailleuses (pas d’asphalte road à cette époque !), les ornières sournoises et la poussière envahissante. Qu’importe ! Picabia, excellent conducteur, fervent de l’automobile, adore « rouler » quelles que soient les péripéties du trajet et les intempéries. Il est, dans son voyage, accompagné de deux amis : le poète Guillaume Apollinaire — qui a déjà fait quelque bruit à Paris — et le très jeune Marcel Duchamp, récemment débarqué de Paris pour rejoindre ses frères, le peintre Jacques Villon et le sculpteur Duchamp-Villon.
Trempés par une pluie diluvienne, cahotés sur les chemins impraticables, les voyageurs n’en arrivent pas moins très joyeux dans le petit village où Gabrielle les attend, au milieu de la nuit. Dans ce décor de montagne, d’une authentique rusticité, sa mère avait su conserver un certain type « salon littéraire » du xixe siècle à Paris — type qu’elle-même avait acquis très jeune, au cours de ses contacts avec ses grands-parents de Jussieu.
Ce séjour fut vraiment mémorable. Attrait du site, longues promenades, gastronomie du terroir (qu’Apollinaire appréciait beaucoup), peinture (Duchamp traitait la couleur avec ses doigts, sans pinceau) et bien entendu poésie. Le soir, on se réunissait autour de la cheminée à hotte où brûlaient d’énormes bûches de sapin. Écoutons Gabrielle, témoin de ces moments privilégiés : « Ma mère le pria [Apollinaire] de lui dire quelques-uns de ses poèmes, ce qu’il fit très volontiers. Il les disait avec une certaine pompe, d’une voix contenue, appuyant sur les rimes. Son profil romain était éclairé par la flamme et toute cette ambiance poétique lui seyait à merveille, je l’avoue. Il dit ainsi plusieurs poèmes du recueil Alcools qui n’était pas encore paru et l’un d’eux, qui retrace sa vie, son enfance et ses déboires fit à ma mère une grande impression ! Ma mère lui demanda le titre de ce poème. "Il n’est pas encore terminé, répondit-il, et il n’a pas encore de nom." Puis, tout à coup, se retournant vers elle, il lui dit gentiment "Je l’appellerai Zone." Ce qui fut fait ».
L’évolution de l’Art, la peinture nouvelle (cubisme, orphisme) ne se prêtaient pas moins à de passionnantes discussions. D’un fauteuil à l’autre, les opinions fusaient, multipliant les projets. En quelques jours, ce salon très « Louis-Philippard » (acajou et velours rouge) devint le « creuset de l’Art futur » ! Challié, retenu à Paris par ses démêlées au Salon d’Automne, ne participait pas à l’aventure. Depuis la rupture picturale avec l’avant-garde, toute tentative de communication paraissait vaine.
C’est avec bonheur qu’il retrouve après leur départ, le paysage et la vieille demeure intacts... Sensations qu’il décrit en des lignes toutes vibrantes du plaisir éprouvé...
Récit d’une promenade à Septmoncel sur la route du retour à Paris
« Arrivé tard à Château-des-Prés (midi sonné), je n’ai pu me décider à prendre la route du retour — au lieu de filer sur St-Laurent je suis redescendu sur Saint-Claude — y ai déjeuné tard — L’après-midi, suis monté à Septmoncel — près de trois heures de montée complètement à pied — ai fait la route avec un voiturier, de manière à régler et modérer ma marche — avons pris une collation dans une auberge à flanc de coteau — salle basse — vue superbe sur toute la vallée de Saint-Claude que l’on domine à pic — Tous les arbres roux — de mille roux différents — allant du vert au rouge vif — aussi des jaunes ardents vert sombre bleuâtre des sapins. Arrivé à la nuit à Septmoncel — auberge de montagne — vaste salle basse — hommes buvant fumant — têtes comme taillées dans granit — poil dru — souvent blond roux — vastes blouses bleues — petite fontaine sur la place — attelages devant la porte — grelots des colliers — attendre la lune pour redescendre — Effets inoubliables dans cette vallée embrumée — lumière froide — à un détour, brusque rencontre avec deux bœufs au joug — rencontre aussi des rouliers. Passé sous le tunnel de la Roche Percée. »
Année pléthorique, tous les salons
Dans l’histoire de la peinture, 1913 est une année-phare. Après l’orgie fauve, le scandale du Cubisme, il n’est pas question de régresser mais de rechercher, à travers des expressions différentes, un nouvel équilibre. Ce dynamisme ne se manifeste pas seulement en France mais s’étend à toute l’Europe jusqu’aux confins de la Russie. Au-delà des frontières, les échanges se multiplient, les origines se confondent, on ne sait plus très bien qui influence qui... Bref, une créativité joyeuse, vivante, mais paradoxalement inconsciente de la déflagration toute proche.
À Paris, cette agitation n’empêche pas l’effort de certaines galeries et des grands salons pour que survivent de jeunes peintres significatifs d’une tradition. Dès janvier, la somptueuse galerie Manzi-Joyant, rue de la Ville l’Évêque, présente « la Jeune École Française » — une vingtaine d’artistes contemporains de la plus jeune génération. Challié, « haut en couleurs et vibrant de lumière », voisine avec Déziré et Louis Charlot, « trois jeunes qui feraient à côté de leurs glorieux aînés, les Pissaro et les Sisley, la meilleure figure, Challié et ses Intérieurs, ses splendides bouquets et les figures » (Vauxcelles, Gil Blas, janvier 1913).
Nouvel accrochage en novembre sur les luxueux lambris de la même galerie. Citons. « MM. Bonnard, Ch. Guérin, Lebasque, Flandrin, Laprade, Challié, Dufrenoy, Vallotton, Odilon Redon, Van Rysselbergue, Valtat... » Et parmi les moins nombreux, les sculpteurs : « Bourdelle, Dubois, Dejean, Bugatti, Landowski, A. Carrière, Injalbert... »
Entre-temps, la célèbre galerie Durand-Ruel, rue Laffitte, organise la dixième exposition (du 3 au 22 février) de la « Société Moderne » qui, à ses débuts, encourageait les « coloristes », fauves sans outrances. Si l’ambiance s’est assourdie, Challié fait toujours figure de « coloriste ». Six toiles : un Intérieur et cinq Études de fleurs « où il a mis de la richesse et de l’éclat » (Fortuny, Cahiers de l’Art Moderne). Cinq Bouquets éclatant de Challié qui suscitent aussi l’admiration de Vauxcelles (Gil Blas, 7 février 1913). Les prix indiqués par la Galerie à cette occasion vont de 800 francs pour une Étude de fleurs à 1000 francs pour un Intérieur. Prix à peu près semblables à ceux de Picasso, Braque ou Derain à la même époque (400 francs un 40 de Derain; 500 francs pour un Picasso de 10 et 1500 francs pour un calibre de 500). Quant aux ventes, les archives Durand-Ruel ne donnent aucune précision. Hier comme aujourd’hui, les mystères du marché surprennent mais restent insondables.
En mars, nouvel envoi aux Indépendants. Le Salon est de plus en plus perturbé, note Vauxcelles, par la présence des Cubistes, renforcés, cette année, par « un troupeau de Slaves et de Valaques » (Gil Blas, 18 mars). Quoi qu’il pense de cette incursion, Challié ne renonce pas aux fleurs éclatantes (tulipes et anémones) où s’exprime « un sentiment très frais de la nature ». Mais, ajoute Apollinaire en pleine effervescence cubiste, « son talent lui permettrait d’être plus audacieux » (Intransigeant, 20 mars).
Le Salon des Indépendants est suivi de près (avril) par celui de la Société Nationale des Beaux-Arts au Grand Palais. Cette fois-ci Apollinaire est à l’unisson de Vauxcelles : le premier célèbre « les belles roses de Monsieur Challié » (L’Intransigeant, 24 avril) et le second admire « des roses d’une somptueuse blancheur » (Gil Blas, 13 avril). La participation de Challié à de nombreux salons cette année-là permet de mieux apprécier la variété des sujets traités. Si la Société Moderne, les Indépendants ou la Société Nationale des Beaux-Arts exposent principalement des bouquets, on note cependant la présence de Challié, une fois encore au Grand Palais (en mars), à l’occasion du Salon de la Société Hippique Française, qui réunit pour la première fois des peintres de plusieurs générations tels Delacroix, Géricault ou les frères Vernet et des artistes actuels : Adler, Besnard, d’Espagnat, Flandrin, Challié.
En avril, encore, Challié participe chez Devambez, à l’exposition « Peintres et sculpteurs du nu » — « Nus bien équilibrés et synthétisés avec intelligence » souligne Robert Kemps, critique de l’Aurore.
À la même période, la galerie Druet, 20, rue Royale, montre un ensemble de « tableaux modernes ». Le collectionneur Jacques Doucet s’intéresse aux œuvres de Challié, en l’occurrence, dessins et aquarelles, mais les prix proposés (150 francs pour une aquarelle) ont-ils été acceptés par l’artiste ? Aucune trace dans les archives...
Le Salon d’Automne s’ouvre tardivement cette année-là . Comme les précédents (1911-1912) il suscite, par la présence affirmée des cubistes, « un irrésistible besoin de vomir tout » de la part d’un certain public et d’une certaine critique. Ce qui, par ailleurs, n’empêche pas, çà et là , de chaleureux soutiens aux traditionnels. Apollinaire par exemple, ardent défenseur des modernes, n’en signale pas moins « un intérieur plein de tendresse » de Challié (L’Intransigeant, 16 novembre 1913). Tabarant (dans L’Action du 15 novembre) note : « Challié, élargissant son effort, se présente avec une figure dans un intérieur, et surtout un nu tout à fait remarquable. » Challié est particulièrement sensible à la critique de l’Humanité (Léon Rosenthal, 18 novembre 1913) qui correspond à ses aspirations intellectuelles et sociales : « L’Orientation vers la vie. Si la tendance décorative a de quoi nous plaire, il en est une autre que j’appelle depuis longtemps de tous mes vœux, c’est celle par laquelle les peintres, renonçant aux préoccupations uniques de l’art pur, s’apercevront qu’ils sont des hommes et travailleront à faire, à la fois, œuvre belle et œuvre humaine. Cette tendance, il me semble qu’elle commence à se dessiner. Près de M. Renaudot, peintre délicat des intimités élégantes, d’autres artistes cherchent à peindre la vie qui les entoure et y trouvent le meilleur emploi de leur talent, ainsi M. Ottmann, ainsi M. Charlot, chantre des paysans du Morvan, ainsi M. Challié qui, sur le motif le plus simple, a écrit la page vibrante et fraîche que nous reproduisons ici. » Il exprime aussitôt sa satisfaction à l’auteur : « Cher Monsieur, j’ai lu avec intérêt dans l’Humanité de ce jour votre article sur le Salon d’Automne. Je suis sensible à ce que vous dites de mes peintures et vous en remercie vivement. C’est un honneur pour moi que le premier grand quotidien qui reproduise l’un de mes tableaux soit l’Humanité. Veuillez croire à mes sentiments les meilleurs et très dévoués que je vous demande de présenter respectueusement à Madame Rosenthal. » (Document Bibliothèque Nationale, 1er juin 1994. Dossier lettres autographes Louis Vauxcelles - Léon Rosenthal). Le Figaro n’est pas moins élogieux : « les peintures pleines d’entrain, femmes et fleurs de Monsieur Challié ». (Arsène Alexandre, 14 novembre 1913).
Dernières expositions parisiennes
En ce début d’année [1914], les bouleversements qui se préparent n’affectent pas les esprits. À Paris, le climat artistique est toujours prospère. Manifestations et ventes se succèdent, sans aucun signe de perturbation, à travers musées et galeries, dans une allégresse novatrice.
Au Salon des Indépendants, Challié envoie plusieurs toiles : Nature morte, Fleurs, Intérieur avec figures. « Les peintres, note le critique Marcel Pays (Radical, 2 janvier 1914), se divisent d’eux-mêmes en écoles [...] Il y a les « intimistes » parmi lesquels il faut retenir les noms des Roussel, des Vuillard, des Bonnard, des Challié, des Lebasque, des Ch. Guérin et des Laprade […] presque tous, évolués de l’Impressionnisme ».
Du 4 au 21 février 1914, première exposition particulière à la galerie Paul Rosenberg, le frère de Léonce, deux jeunes marchands aventureux, pionniers de l’avant-garde picturale. La presse est chaleureuse : « L’art de Challié, écrit Tabarant (L’Action, 18 février 1914), somptueux, voluptueux aussi, et qui sait encore être délicat et fin ».
Après les Indépendants, Challié rejoint sa famille en Bretagne, à Ploumanac’h où naîtra bientôt une petite fille, Laurence. Événement qui ne l’empêche pas de travailler avec ardeur, subjugué par une nature à peine éclose de l’hiver, pleine d’une poésie âpre et mystérieuse. Loin de la côte sauvage, du chaos des abers qui éclaboussent, des tempêtes, la lande est traitée en larges aplats de couleur, soulignant les contrastes d’ombre et de lumière. La mer n’est plus à l’horizon qu’un trait bleu ou gris argenté se fondant dans l’infini d’un ciel clair, délicatement modulé. Silhouette vivante, animée par le vent, un arbre déploie sa frondaison au-dessus de modestes chaumières, seuls témoignages, dans cette solitude, de la présence humaine.
Dès le retour à Paris, les événements se précipitent. Début mars, la guerre éclate, la mobilisation est décrétée. Lui, pourtant fils d’officier, n’a jamais fait de service militaire, et le voici soldat, vêtu d’un uniforme, mais pas vraiment martial sous son képi. Il n’éprouve aucune ardeur belliqueuse, la monstruosité ambiante l’accable, mais peut-être y voit-il aussi un défi à relever : la nécessité de partager avec les autres la misère générale. De cet enfer, toute préoccupation picturale est exclue.
En 1915, lors de l’occupation d’une usine à gaz, il est gravement intoxiqué. Plusieurs séjours dans les hôpitaux militaires, notamment au Val de Grâce, ne permettront pas son rétablissement.
Une nouvelle vie, un nouveau style
Nouvelle vie le Jura
L’état de ses poumons l’oblige à chercher refuge dans l’air vivifiant du Jura. En mai 1916, il s’installe avec sa femme et ses enfants dans la maison accueillante d’Étival, malgré les circonstances. Après les premiers mois consacrés au repos (il sera démobilisé en 1917), Challié se remet au travail. Il n’entreprend pas de grandes compositions mais multiplie les pochades, les dessins que lui inspirent la nature, les travaux de la campagne, au cours de longues promenades à travers prés et forêts, toute une vie où rien n’échappe à son observation. Sur les mêmes thèmes, les variations saisonnières lui permettent de multiplier les effets. Par les belles journées d’été, il peint le labeur des paysans, les faneurs dans leurs attitudes qui remontent à la nuit des temps, les bœufs attelés sous le joug. À l’automne, magnifique saison où la sombre forêt de sapins s’illumine d’or, de rouges, de grenats, au pied des arbres, les bûcherons s’activent. Il a noté leurs gestes bien que la position du passe-partout échappe parfois à la réalité.
Mais la grande révélation, c’est l’hiver jurassien, si rude qu’il soit. L’apparition de la neige est pour lui une fête. Sous son pinceau, elle n’est jamais d’un blanc uniforme mais palpite de vibrations colorées qu’il traduit avec un instinct sûr, à travers des thèmes variés. Fidèle à ses habitudes, il travaille toujours sur nature, lestant de son attirail une modeste « Samson décapotable », ce qui n’est pas toujours drôle, avec -10°, une bise glaciale, des routes parfois bloquées. Combien de fois un attelage de bœufs est requis dans le voisinage pour le dépanner ! Barbe piquetée de petits glaçons, il n’en est pas moins grisé. L’aventure se termine souvent dans une petite auberge, où il fait bon se chauffer en compagnie de voituriers aux visages comme taillés dans le granit, le fouet glissé autour du cou.
L’art et la vie se confondent, il est heureux. Un sentiment qui répond à cette exclamation de Courbet : « J’ai un pays et je le peins. »
Manzi-Joyant
Ces paysages de neige, il va les montrer pour la première fois à Paris en 1920. La reprise de l’activité artistique est spectaculaire. Elle n’a d’ailleurs jamais cessé pendant les hostilités. La galerie Manzi-Joyant organise une exposition particulière sur ses lieux de prédilection, exposition importante regroupant des œuvres d’une vingtaine d’années, neiges au soleil, neiges temps gris, « délicate variation sur ce blanc qu’un autre blanc varie à l’infini » (André Salmon, Mercure de France).
Comparées aux toiles des époques précédentes — celles du Loing et de Bretagne — ces œuvres marquent une évolution évidente ; l’expression, renouvelée, s’inspire moins des procédés techniques de l’impressionnisme ou du fauvisme. Ses recherches témoignent d’une volonté d’indépendance vis-à -vis des courants antérieurs. Non pas sous la forme d’un « retour à l’ordre » prôné à l’époque (il n’a d’ailleurs jamais été un déviant), mais plutôt par la certitude d’une « maîtrise de soi ». Dans ces paysages, le « retour à la terre natale » n’a rien à voir avec une vision régionaliste souvent étriquée.
L’Intimiste
De cette époque effervescente, aux courants multiples et contradictoires. datent son amitié et sa très grande admiration pour Édouard Vuillard, seul peintre vivant dont il admette les affinités avec son œuvre. De douze ans son aîné, Vuillard — né en 1863 à Cuiseaux, près de Lons-le-Saunier — est comme lui d’origine franc-comtoise4. À Paris, il a un bref moment fréquenté l’atelier Gérôme (1888). Si les contraintes de l’enseignement officiel ont laissé peu de traces, la gravité d’une vieille province, ses caractères bien définis, ont profondément marqué leur tempérament. Chez l’un comme chez l’autre, la peinture est doublement intérieure, à la fois des lieux et de l’esprit. Leurs préoccupations sont très éloignées des rêves littéraires, des envolées du symbolisme si chers à leurs contemporains. Certes, le peintre évolue avec bonheur dans le cadre de sa vie privée, parmi les personnages et les objets familiers. Rien n’échappe à son regard, première source d’émotions : l’attitude d’une jeune femme lisant ou cousant, l’éclat d’un bouquet de fleurs, le dessin d’une tenture, d’un tapis, avec toutes les modulations d’éclairage, le galbe d’un meuble, d’un vase. Mais il n’est pas seulement un témoin affectif, séduit par ce qui s’offre à ses yeux. Il en organise tous les éléments, les accorde aux rythmes de l’ensemble sans altérer leur vérité. C’est ce rayonnement, à la fois discret et intense, qui donne vie à l’œuvre et nous la rend si attachante.
Intérieurs
Rembrandt à un jeune peintre partant pour un lointain voyage :
« Demeure dans ta maison, la vie entière ne suffira pas à découvrir les merveilles qui s’y trouvent. Tout le secret de l’art est là . »
« Je ne fais pas de portraits, je peins les gens chez eux... » (Édouard Vuillard).
Le Déjeuner, par exemple, n’évoque pas seulement l’atmosphère d’un repas familial, mais le recueillement et la gravité liés à ce rite (plusieurs peintres de l’époque, Vuillard et Matisse en particulier, ont célébré ce thème dans le même souci de mystère et d’intimité). L’artiste traite avec une attention particulière la table servie et les protagonistes, Blanche et ses enfants. Il respecte leur propre identité : blouse bleue de l’écolier, tablier rose de la petite fille, corsage fleuri de leur mère. Absent momentanément, la place du peintre n’en est pas moins évoquée au premier plan par l’assiette, le nÅ“ud de serviette si caractéristique et la chaise vide. La composition se développe dans un mouvement circulaire très vivant — la table, la courbe des accessoires, les gestes — une harmonie de tons lumineux mais sans violence transpose l’ensemble en véritable foyer. En contrepoint, dans la pénombre, le fond d’un gris bleuté très sombre, traversé d’éléments géométriques (chaises, tableaux, meubles) fait valoir par contraste l’éclat et l’animation discrète, mais chaleureuse de la scène.
Portes et fenêtres
Si dense qu’il soit d’éléments familiers liés au cadre de la vie quotidienne, le monde intimiste de Challié n’est pas un espace clos. Très souvent, une porte ou une fenêtre s’inscrit sur le mur du fond découvrant le paysage. Ce thème est une constante dans son œuvre. Symbole de sa véritable nature, partagée entre l’attrait de l’extérieur, sa projection vers les autres, et l’intimité rassurante du monde quotidien. Cependant aucune dissociation entre ces deux pôles. Dans l’esprit du peintre, ils ne font qu’un. Le chatoiement d’un bouquet de fleurs, posé en pleine lumière sur un guéridon, souligne cette double appartenance. Il n’y a pas de rupture entre le frémissement d’un arbre dans le ciel nuageux, la ligne bleue d’un horizon forestier, la structure d’une maison villageoise et les objets familiers de l’intérieur. Tout participe du même espace : homme et nature existent ensemble, dans une harmonieuse unité. Les figures parfois associées (Blanche et sa fille) n’affirment pas moins le sentiment du peintre. Silhouettes gracieuses de femmes « sans pose alanguie ni rêveries » (un genre qu’il réprouve), mais toujours occupées aux travaux modestes de la vie familiale.
Miroirs
La réflexion dans un miroir transfigure certaines scènes d’intérieurs, créant une perspective plus subtile, des effets de lumière, de couleur, d’un raffinement extrême. Cette recherche d’un espace nouveau, d’un chromatisme plus élaboré, n’enlève rien au sentiment d’intimisme ni à l’équilibre de l’ensemble.
Dans Intérieur devant la glace, la composition s’organise autour d’un bouquet de roses et de son reflet dans le miroir : deux aspects d’un même objet ayant chacun son caractère de plénitude. Si discrète, la présence de Blanche au-dessus d’éléments familiers qui s’étagent en volumes, s’inscrit dans le rythme vital, à la fois libre et calculé, du sujet.
La nature, plus discrète encore, est suggérée par un simple pan de fenêtre d’où filtre, sur les murs boisés de la pièce, la lumière d’un bel été.
Fleurs
Remarquées dès 1909 au Salon d’Automne, les études de fleurs de Challié s’imposent par la sonorité des harmonies, jamais criardes, jamais vulgaires. On y voit éclore une riche floraison des jardins et des champs : tulipes, anémones, dahlias, marguerites, digitales, traitées avec une attention particulière. La plus aimée, c’est la rose, « les belles roses de Jean Challié » admirées par Apollinaire au Salon... roses rouges ou roses blanches — d’une somptueuse blancheur — aux pétales délicats, translucides en la lumière, leur calice caressé d’un pinceau tendre.
Plus rustiques, les fleurs cueillies par brassées lors de promenades campagnardes, fleurs des bords de chemin, des sous-bois ou des prés, sont disposées avec simplicité en des arrangements de vases, de tapis, de tentures, qui mettent en valeur la séduisante animation de leur joaillerie. Ces bouquets, jamais fanés, doivent beaucoup à Blanche, aux soins et au goût qu’elle leur porte. D’ailleurs, à ces visages de fleurs s’associe souvent un visage féminin, en de savoureuses harmonies.
En novembre 1913, la galerie Manzi-Joyant présente une exposition de contemporains, parmi lesquels Messieurs Bonnard, Ch. Guérin, Lebasque, Flandrin, Laprade, Odilon Redon, Vallotton, Van Rysselbergue... « Enfin des fleurs de Challié vigoureusement épanouies » et d’autres fleurs éclatantes et mystérieuses d’Odilon Redon... Rapprochement singulier. Mais n’ont-ils pas l’un comme l’autre su allier « ce qu’il y a de plus riche dans la nature à ce qu’il y a de plus émouvant dans le rêve » note Le Figaro (27 novembre 1913).
Natures mortes
Peindre une nature morte ne dérive pas seulement d’une « sensation », d’un phénomène de « vue », c’est d’abord l’aménagement d’un espace, puis l’organisation d’objets disparates, suivant leur nature, leur apparence, tout en préservant leur autonomie. Hors ces contraintes, l’artiste fait appel à la mémoire, au sentiment, qui lui permettent de créer une synthèse vivante.
La Nature morte à la soupière, par exemple, évoque le temps de la soupe familiale. Un décor classique, élégant, que relève la présence d’une assiette de pommes aux tons vifs. La nappe blanche, uniforme, s’anime de plis savants, étudiés avec soin par le peintre. Une branche d’hellébore déploie, au-dessus de cette sage composition, les arabesques insolites d’un feuillage très découpé.
Fruits
« Est-ce que ça bouge, une pomme ? » disait Cézanne à ses modèles lorsqu’ils perdaient la pose... Mais ce n’est pas la seule raison qui lui fit traiter ces fruits — et quelques autres — avec la même passion que la montagne Sainte-Victoire. Challié, comme tous les peintres de sa génération, a suivi cet exemple. Le coloriste trouvait là un excellent prétexte à ses recherches d’harmonies, au malaxage de la matière, plutôt qu’aux effets de composition.
Dès 1909, les Oranges éparpillées sur une nappe fleurie illustrent bien cette transposition du sujet. Contrastes et simplicité, un rythme qui persiste dans l’évolution de l’œuvre, une Nature morte aux pommes (musée des Beaux-Arts de Lyon). Si les pommes ont l’épanouissement d’un beau fruit qu’on aimerait caresser, la tenture affirme sa texture riche. Le sujet n’a rien perdu de son autonomie : il paraît au contraire glorifié.
Peinture, nature, politique
À Étival, malgré l’environnement familial, l’attrait des paysages et les séances de travail en plein air ou à l’atelier, l’isolement parfois lui pèse. Comme tout créateur, il a besoin de communication, d’échanges à tous les niveaux, particulièrement en cette période d’immédiat après-guerre où, dans la société, tout est remis en question.
Ses angoisses, ses difficultés de santé, ne l’empêchent pas d’être conscient des problèmes des autres. La vie rurale, autour de lui, est en pleine dégradation. Paysans, cultures, troupeaux, ont souffert des conditions déplorables imposées pendant les années de guerre. Dès 1921, Jean Challié — redevenu pour la circonstance « Jean Buffet » — propose au Conseil municipal la fondation « d’un syndicat d’élevage bovin pour l’amélioration rationnelle de la race «jurassique» (sic) tachée de rouge ». Il offre d’acheter lui-même un taureau reproducteur spécifiquement « Montbéliard » (nom local de la race), se chargeant en outre de son entretien…
Le voici parcourant les foires, palpant les muscles et le pelage des animaux présentés, discutant avec les maquignons, très à l’aise partout (le vieux fonds franc-comtois sans doute, si proche encore de la terre).
Déconcertant a priori, cet intermède rural met en lumière une face de son tempérament. Épris d’idéalisme, il n’a pas moins le goût du concret, d’une matérialité authentique. Deux traits qui seront constants tout au long de son existence. Apparemment contradictoires, ils expriment en fait la diversité et la richesse de ses aspirations.
Mais l’avenir des vaches — si sincère que soit l’objectif — ne lui fait pas oublier ses préoccupations esthétiques. Il admire leurs formes puissantes, le coloris vigoureux de leur « robe ». Elles font partie du paysage jurassien, animent en marche symétrique rythmée par le carillon des campènes, les prés et les parcours, aux lisières des sombres sapinières.
Spectacle d’été — qui n’était pas la saison privilégiée du peintre — mais si bien « senti » et restituée sur la toile dans son attachante vérité.
Saint-Claude
À 25 km d’Étival, la ville de Saint-Claude constitue, à cette époque, un autre centre d’intérêt. Après le long règne de l’Abbaye, les catastrophes naturelles et les bouleversements sociaux, la petite cité montagnarde est en pleine évolution. Dès la fin du xixe siècle, le site est devenu propice aux idées nouvelles. Socialisme et mouvements associatifs y atteignent un développement exceptionnel, qui leur a valu le titre « d’École de Saint-Claude ».
Dans la population jurassienne, les San-Claudiens forment un groupe à part. Indépendants motivés par leur liberté autant que par le travail, très ouverts à l’actualité politique et sociale, ils aiment la discussion, les cafés, autant que la bonne table et la sécurité familiale.
Éloigné de l’agitation parisienne. Challié découvre, dans la chaleur de ces rencontres, de nouvelles perspectives. La personnalité du maire Henri Ponard, le subjugue. Vieux militant socialiste, homme d’une grande rigueur, il admire son esprit concret, à l’opposé des divagations utopiques. La création de crèches, de coopératives de consommation (La Fraternelle) contribue au bien-être de la ville. En 1910, l’ouverture d’une « maison du peuple » — une maison pour le peuple (à l’instar du modèle belge édifié à Gand par Vooruit) — amorce un intérêt pour les activités culturelles inconnues jusque-là dans le Haut-Jura. Théâtre, musique et bientôt cinéma font désormais partie des loisirs, accessibles à tous.
À la mort du Maire (1928), Challié exécutera d’après quelques documents un grand portrait de Henri Ponard, sur le fond montagneux de Saint-Claude, ultime témoignage d’amitié et d’admiration.
La peinture, évidemment, n’est pas la préoccupation essentielle de ces réunions — non par manque d’intérêt, mais par défaut d’information. On apprend à voir, comme à lire et à écrire. Très jeune, n’a-t-il pas noté dans un de ses carnets : « C’est une grave erreur de croire que l’art ne peut être compris que par une élite » ? Une conviction profonde et jamais démentie, qui rejoint celle des grands créateurs, tout au long de l’Histoire. La beauté est essentielle dans tous les domaines et sous toutes ses formes. Au même titre que la misère, l’injustice, la guerre, il rejette la laideur, tout ce qui détruit l’harmonie. Sa foi est substantielle, mais ne correspond pas forcément à une tradition vivace, respectée par ses concitoyens. L’expérience, tentée à Moirans-en-Montagne, (chef-lieu du canton dont il est devenu Conseiller) en témoigne.
Scandale à Moirans-en-Montagne
Dès la fin de la guerre on voit surgir dans tous les villages des monuments commémoratifs à la mémoire des victimes. Il s’agit le plus souvent d’une statue banale, un guerrier casqué brandissant un trophée, œuvre certes représentative, mais sans émotion, qui choque la sensibilité d’un artiste et dévie le goût du public. Une réaction s’impose. Le monument prévu à Moirans sera, par ses soins, confié à un ami de Paris, le sculpteur Alfred Halou, dont il apprécie le talent. Le concept décidé entre eux doit rester secret jusqu’à l’inauguration. Édiles, public, musique, l’œuvre est enfin dévoilée... Stupéfaction de l’assistance ! Une femme nue agenouillée, harmonieuse et pensive : évocation, à travers l’entité féminine, des forces de vie et d’un avenir de paix. Mais le message ne passe pas — le nu est une provocation, un défi à la morale. Pleuvent les quolibets voire les injures, au grand dam des responsables, pris au piège de leur idéalisme.
Cette fois, Challié admet son erreur. On ne bouscule pas les consciences : le moment n’était pas venu !
Signe des temps : aujourd’hui, le monument est toujours en place et Moirans s’enorgueillit de ce témoignage quasi unique, œuvre d’art autant que symbole des sacrifices passés.
En fait, Challié n’a ni la formation ni l’ambition d’un homme politique. Son objectif n’est pas la « carrière », mais une perception plus directe des événements, d’une société qui bouge en Franche-Comté. C’est aussi le contact avec les personnalités déterminantes de la région : Victor Bérard (1864-1931), sénateur du Jura, historien, helléniste ; Aimé Berthod (1878–1944), député, ministre des beaux-arts — dont il fit, en 1932, un portrait « intimiste » dans sa résidence de Lons-le-Saunier ; Charles Dumont (1867–1939), sénateur, président du Conseil Général, plusieurs fois ministre. Trois figures officielles du radicalisme jurassien.
Leur sympathie pour l’artiste s’exprime en diverses circonstances. C’est au Conseil Général qu’il doit la commande de deux toiles évoquant une activité typique du Haut-Jura : le débardage des « grumes » (sapins abattus), œuvres d’un réalisme austère, tempéré par la sensibilité du regard. N’est-il pas, à l’instar de Courbet, « un homme qui sait voir » ?
Aujourd’hui, avec le recul du temps, on peut se demander si cette inclination politique n’a pas joué à contre-courant dans sa vie de peintre. Certains milieux le jugeaient « utopiste », mais qu’importe ! Il ne brigue jamais ni honneurs, ni avantages spécifiques. Aucune démarche ne motive la croix de la Légion d’honneur qui lui fut décernée en 1931. Il n’acceptera pas moins avec plaisir cette distinction bien méritée.
Retour à Paris, reprise de l’activité picturale
La guerre terminée, il revient à Paris où il a conservé son atelier de la Villa des Arts. Il y fera de fréquents séjours en alternance avec la vie d’Étival.
De 1920 à 1935, Challié expose chaque année à Paris et en province, au Salon des Indépendants, des Tuileries, et dans diverses galeries réputées.
En 1923, il se lie par contrat avec la galerie Allard, rue des Capucines, association bénéfique mais peu compatible avec son indépendance et son rythme de production. Deux expositions importantes s’y déroulent avec succès (1923-1925). Divers envois au Salon des Tuileries (dont il est sociétaire), au Salon des Artistes franc-Comtois (galerie Simonson), ainsi qu’à Saint-Étienne (Peinture Moderne), Lyon (galerie Poyet) et Strasbourg, témoignent de son évolution en cette décennie d’après-guerre. Sans quitter Paris, ni le mouvement pictural si intense de la capitale, il s’affirme en outre comme « intimiste » et régionaliste, deux registres où il est et restera unique. Loin des courants et des influences, « il est lui, et par le temps qui court, c’est un mérite qui compte » note Thiébault-Sisson.
Ayant repris sa liberté, il expose en 1925 et 1927 chez Georges Petit, chef de file à l’époque des galeries parisiennes. Quarante-sept toiles sont rassemblées sous le titre Fenêtres et portes ouvertes. Paysages du Jura. Son expression personnelle atteint son apogée.
Les toiles de cette période témoignent de son attachement au milieu familial, à l’environnement quotidien comme aux sites qui l’entourent. Aucun geste, aucun détail ne lui échappent. Mais cet intimisme n’a rien d’étriqué, il s’ouvre au contraire sur l’universel bien au-delà de l’anecdote liée à une impression sentimentale. Tout est construit, organisé avec une maîtrise qui en transpose la sensibilité sans l’émousser.
Le début des années trente — années de crise particulièrement éprouvantes pour les artistes — ne ralentit pas son activité : exposition à Paris, chez Bernheim-Jeune, au Salon des Tuileries et à Pontarlier (où s’ouvre, à l’instigation de l’excellent peintre Robert Fernier, très actif, la première exposition des « Annonciades » regroupant les peintres comtois).
Plus sporadiques, les envois aux Salons officiels (Tuileries, Indépendants) maintiennent les contacts avec quelques « vétérans » familiers : le voici, en 1934, aux Tuileries, avec Lebasque, Maurice Denis, Dunoyer de Segonzac, face à une génération montante avide de s’affirmer.
Bien qu’il ait conservé son appartement parisien et y séjourne régulièrement, il vit de plus en plus longtemps dans le Jura. Mais l’âge venant, il a moins d’entrain pour peindre en plein air. Dans l’atelier d’Étival, il s’acharne sur des compositions qui témoignent d’une recherche nouvelle liée au concept d’une peinture moins instinctive, plus élaborée. Dans les paysages, les neiges en particulier, la pâte s’épanouit, module la lumière, un chromatisme plus subtil transcende les valeurs réelles. Mais cette expression concertée, assez éloignée de son tempérament, n’en reste pas moins profondément ancrée dans la nature.
Lorsque éclate en 1939 la seconde guerre mondiale, la rupture avec Paris s’ajoute aux malheurs du temps. Aucune nouvelle de son atelier — quarante années de vie privée et l’essentiel de son œuvre. Les amis sont dispersés. Impossible de communiquer, de circuler, sinon à coups de pédales, sur une bicyclette quasi « historique ». Les difficultés matérielles, les restrictions de toutes sortes (y compris le tabac), l’affaiblissent au moral comme au physique. Cependant, il reprend parfois son pinceau, non pour créer, mais pour confirmer sur une toile ancienne une impression nouvelle.
En novembre 1942, après de multiples démarches, il obtient de l’occupant un « laisser-passer » indispensable pour franchir la ligne de démarcation entre la France occupée et la France libre. Aussitôt, il regagne Paris et retrouve son atelier abandonné, mais non saccagé. Tout en s’occupant activement d’une remise en ordre, il réside dans un petit hôtel proche, plus familier. À Paris, l’activité picturale évolue mais persiste. Il reprend contact avec des amateurs — anciens et nouveaux — des galeries. Charpentier, au faubourg Saint-Honoré, envisage même une exposition, projet qui ne verra jamais le jour.
En mars 1943, il est foudroyé par une grippe aggravée de complications pulmonaires. Son ami de toujours, le Colonel G., le fait transporter d’urgence à l’Hôtel-Dieu. C’est là qu’il s’éteint, seul, le 26 mars 1943, loin de sa famille, de la maison, des paysages qu’il a tant aimés et célébrés dans ses œuvres.
Avec l'aimable autorisation des Éditions Aréopage
Le livre de Laurence Buffet-Challié : Jean Challié 1880 - 1943
peut être commandé en ligne en suivant ce LIEN.
Notes
1) ↑— La signature de cette Å“uvre, « Buffet-Challié », mentionne pour la première fois, à côté de son nom, le patronyme de sa mère « Challié ». Peut-être pour éviter toute confusion avec d’autres « Buffet » cités dans le catalogue ou pour affirmer sa propre identité. Quoi qu’il en soit, seules les toiles de cette époque, peu nombreuses, portent la double signature, vite abrégée en « B. Challié », puis en « Challié », celle-ci définitive à partir de 1909.
2) ↑— Ce souvenir de jeunesse a été évoqué par Francis Carco lui-même lors d’un dîner chez un peintre russe, Alexandre Altman, où étaient aussi conviés le poète symboliste Gustave Kahn et sa femme, Jean et Blanche Challié accompagnés de leur petite fille. Une atmosphère détendue, pétillante d’humour, loin des mondanités ou artifices intellectuels. Carco venait de se marier, sa notoriété s’affirmait avec mon homme et un refrain que tout le monde fredonnait je l’ai tellement dans la peau, mon homme. On lui demande de le chanter, ce qu’il fit avec une gouaille chaleureuse. Mais déjà , du Roi des Mecs à l’ami des peintres, sa vie basculait.
3) ↑— Rencontres avec Picabia, Apollinaire, Cravan, Duchamp, Arp, Calder, P. Belfond, 1977 (note D.A.S)
4) ↑— Louis Vauxcelles (Pseudonyme de Louis Meyer 1870-1943), homme de lettres, journaliste et critique d’art, notamment à L’Intransigeant ou à Gil Blas, il a le sens de la formule et crée en 1905 à l’occasion du Salon d’Automne, le terme de « Fauvisme » pour baptiser le mouvement de Matisse, Derain... auxquels il consacre une étude en 1939 (Le Fauvisme). En 1909, à l’occasion du Salon des Indépendants, il en qualifie les peintres de « cubistes », mouvement contre lequel il sera souvent en opposition, préférant à leur peinture qu’il juge trop abstraite celles du néo-impressionnisme de Bonnard, Roussel, Signac... Soutenant le jeune peintre Challié, il évoque dans L’Intransigeant (1er et 3 octobre 1912) son duel manqué de justesse contre Metzinger.
5) ↑— Cuiseaux se trouve en Saône-et-Loire, c'est donc une ville bourguignonne mais peut-être que par une capillo-tractation historico-géographique on peut la considérer aussi comme étant jurassienne, grâce (ou "à cause" , comme on voudra…), notamment, à sa situation singulière, elle est en effet une des seules villes de Bourgogne à faire partie du massif du Jura… Peut-être est-ce pour cette raison que Challié considère Vuillard comme un Franc-Comtois… (note D.A.S)
Gabrielle Buffet-Picabia
« Gabriële Buffet prend plaisir au danger… Elle est toujours riche d’esprit, son esprit est une source au bord de la route. Elle fera ce qu’elle a toujours fait : entraîner dans sa profondeur ceux qui ne peuvent vivre qu’en surface. »
Francis Picabia
Si la vie et l'œuvre de Jean Challié sont tout à fait passionnantes, elles permettent également de s'intéresser à la vie de sa sœur, Gabrielle Buffet-Picabia, qui fût musicienne, musicologue, écrivain, épouse du peintre Picabia, amie de Duchamp et de Stravinsky (entre autres) et l'un des pilliers du mouvement Dada. On lira avec bonheur et profit son livre de "mémoires" : Rencontres avec Picabia, Apollinaire, Cravan, Duchamp, Arp, Calder et on écoutera, avec le même bonheur et le même profit, l'émission que France-Culture lui a consacré en 2017 (voir ci-dessous).
[…] Mon frère était aussi un peintre de talent. Il sortait avec honneur des Beaux-Arts, et restait attaché aux errements classiques mais ne manquait pas d'habileté. Il travaillait sur nature à Moret-sur-Loing où habitait aussi Picabia : ils avaient lié connaissance « sur le motif » et étaient devenus bons amis. C'est ainsi que, profitant de la voiture de Picabia qui se rendait à Paris, il venait déjeuner à Versailles avec nous. Mais une panne les avait longuement retardés ; il était fort tard et ma mère pria Picabia de partager notre repas. L'on me questionna sur les expositions de Berlin ; j'osais avouer mon ignorance, mon incompétence en matière de peinture, l'ennui, l'effort que représentaient pour moi les expositions et les musées...
Gabrielle Buffet-Picabia,
in : Rencontres avec Picabia, Apollinaire, Cravan, Duchamp, Arp, Calder, Belfond, 1977.