Jean-Denis Attiret naît à Dole le 31 juillet 1702. Il deviendra un des peintres attitrés de Kien-Long, empereur de Chine et mourra à Pékin le 17 décembre 1768.
Jean-Denis Attiret
Bénédicte Gaulard,
Guide - musée des beaux-arts de Dole, 2009.
Entré au musée en 2001, ce portrait d'une concubine chinoise (ci-contre) complète avec bonheur le corpus des œuvres de Jean-Denis Attiret dans les collections publiques françaises. L'artiste, qui passa trente années dans l'Empire du Milieu, est en effet peu représenté dans les musées français. Membre d'une importante dynastie de peintres, de sculpteurs et d'architectes dolois, l'artiste fit son apprentissage dans l'atelier de son père Jean-Claude Attiret (1669-1733), menuisier et peintre. Jean-Denis quitta Dole à l'âge de 33 ans pour Avignon où il effectua son noviciat dans la Compagnie de Jésus tout en participant à des travaux décoratifs. Le jeune frère-coadjuteur fut envoyé en Chine, « joyaux des missions jésuites » à la cour de la Quianlong (1736-1797) et s'installa dans la résidence jésuite du Pé-Tang, dans l'enceinte de la cité impériale. Désormais désigné peintre de cour sous le nom de Wang Tche-tch'eng (Wang Zhicheng), l'artiste dut assimiler les préceptes de l'art chinois pour répondre aux commandes impériales : « il m'a fallu oublier... tout ce que j'avais appris » écrivit-il. Attiret abondonna son héritage artistique occidental pour apprendre à peindre sur de nouveaux supports, la gaze, la soie, le papier huilé, et s'initier à une iconographie nouvelle. Il bénéficia de l'enseignement de l'italien Giovanni Castiglione (1688-1768) qui avait enseigné aux peintres chinois la technique de la peinture à l'huile.
Le Portrait d'une concubine s'intègre dans le répertoire des portraits peints par Attiret à la demande de Quianlong. Le père jésuite Amiot, ami et premier biographe d'Attiret, lui attribue la réalisation de 200 portraits, parmi lesquels les effigies des concubines impériales et des dignitaires mongols de l'assemblée de Jehol (Berlin, Ethnologisches Museum). La figure de la jeune femme, coiffée d'une toque en loutre, parée de boucles d'oreilles en perles de Mandchourie et vêtue d'une « robe au dragon », symbole de la puissance impériale, démontre un art maîtrisé du dessin et de la connaissance de la symbolique du costume chinois à travers la richesse du vêtement et des accessoires. Ce beau portrait est très proche de celui du chef du clan mongol des Chorosdawa (Berlin, Ethnologisches museum), et d'un portrait de l'épouse de Quianlong exécuté par Castiglione et figuré sur un rouleau (Cleveland). Le musée de Dole conserve également une petite toile, Paysage avec ruines et trois moines, envoyé de Pékin par l'artiste en 1741, et un Portrait d'une religieuse annonciade, peint probablement à Dole avant l'entrée de Jean-Denis Attiret dans la Compagnie de Jésus.
Éloge du frère Attiret
Joseph-Marie AMIOT1 (1718-1793),
Extrait d'une lettre du 1er mars 1769, de Péking, contenant l'éloge du frère Attiret, et le précis de l'état de la peinture chez les Chinois, in : Journal des Savants, juin 1771, pages 406-420.
Le frère Attiret, dont le père était peintre, est né à Dôle. Il apprit l'art de la peinture sous son père, ensuite sous les auspices du marquis de Broissia, il alla faire son cours à Rome. De retour en France il passa par Lyon où il fit plusieurs portraits qui le firent connaître ; tels sont ceux du cardinal d'Auvergne, archevêque de Vienne, de l'archevêque de Lyon, du prévôt des marchands, M. Berrichon, etc. Arrivé à Dôle, il continua de s'occuper de la peinture. Il entra ensuite dans la Compagnie de Jésus. Il était alors âgé d'un peu plus de 30 ans. Pendant son noviciat il peignit les quatre pendants du dôme de l'église du noviciat à Avignon, quelques autres morceaux estimés des connaisseurs.
Dans ce même temps les pères Parennin et Chalier, missionnaires à Péking, demandèrent qu'on envoyât quelque habile peintre pour la maison Française, comme le frère Castiglione italien l'était pour la maison Portugaise. En conséquence le frère Attiret fut envoyé à la Chine il partit sur la fin de l'année 1737.
Arrivé à Pékin, il offrit à l'Empereur pour son coup d'essai, un tableau représentant l'adoration des Rois, et ce Prince en fut si content qu'il le fit placer honorablement dans l'intérieur de son Palais. Le frère Attiret qui n'avait peint jusqu'alors que l'histoire et le portrait, fut obligé de se livrer à tous les genres. Le premier sujet qu'il traita, fut à son choix, à la vérité, mais l'Empereur lui fit ôter et rajouter tant de choses, qu'il en résulta une espèce de mixte qui n'était d'aucun genre, p.407 et qui tenait de tous. De plus l'Empereur n'aimait pas la peinture à l'huile à cause de son trop luisant ; les ombres quand elles étaient un peu fortes, lui paraissaient des taches. Il fallut que le frère Attiret se conformât au goût de ce Prince qui préférait la détrempe.
— Elle est plus gracieuse, disait-il, et elle frappe agréablement la vue, par quelque côté qu'on la regarde : ainsi il faut qu'après que ce tableau sera fini, le nouveau peintre peigne de la même manière que tous les autres. Pour ce qui est des portraits il pourra les faire à l'huile : qu'on ait soin de l'instruire.
C'est avec quelques difficultés que le frère Attiret fut contraint de se défaire de sa vivacité européenne qui ne plaisait pas aux Chinois, et qui dénotait, selon eux, un fond d'indocilité qu'il était à propos de réprimer.
Mortifier cruellement, sans paraître en avoir l'intention, et sans fournir à celui qu'on mortifie le moindre prétexte de se plaindre légitimement, le mortifier de façon qu'il ne puisse en quelque sorte se dispenser honnêtement de témoigner sa reconnaissance, est un art qu'on possède à Péking au suprême degré : on ne tarda pas à en faire usage à l'égard du frère Attiret. Il avait témoigné de la répugnance pour peindre à l'eau, on faisait naître mille occasions de peindre de cette façon, et il était forcé de savoir gré à ceux qui lui procuraient cet avance. Il avait paru trouver mauvais qu'on ordonnât aux peintres chinois de l'instruire, les instructions lui furent prodiguées, et il devait non seulement les recevoir comme des bienfaits, mais encore les solliciter. Dans le temps qu'il était le plus occupé de quelque sujet, des eunuques apportaient un ordre de l'Empereur pour peindre sur-le-champ quelques fleurs sur un éventail ; souvent le frère Attiret impatienté et de mauvaise humeur leur répondait, je ne vous entends pas : le frère Castiglione modérait ces vivacités.
Quelques jours après un de ces ordres, il en vint un autre beaucoup plus honorable en apparence, mais infiniment mortifiant. Il s'agissait de se transporter dans un des appartements de l'intérieur du Palais pour y retoucher une peinture chinoise qui était, disait-on, gâtée en beaucoup d'endroits.
Il s'y rendit avec le frère Castiglione qui était chargé de lui expliquer ce qu'il devait faire, et comment il le devait ; il s'agissait de mettre de nouvelles couleurs sur les anciennes, et de renouveler ainsi cette vieille peinture qui remplissait tout le fond d'un appartement. Une simple table sur laquelle on mit une chaise fut tout l'échafaudage qu'on lui permit. On sent combien il devait être gêné, soit pour le bas du tableau, soit pour le haut ; il courrait risque de tomber, pour peu qu'il perdît l'équilibre. Il était encore incommodé par des eunuques qui sous prétexte de le servir, n'étaient là proprement que pour le garder, l'observer, et faire à son égard l'office de maître des cérémonies, en lui indiquant à propos et hors de propos tous les usages minutieux qui sont d'étiquette au Palais.
Chaque jour, vers les sept heures du matin, il fallait qu'il se trouvât à la première porte de l'enceinte intérieure, là il attendait que les gardes eussent donné avis de son arrivée aux eunuques qui présidaient à ce quartier, afin d'être introduit par quelqu'un d'eux. Dès qu'il était entré, on fermait la porte sur lui, on lui faisait traverser en silence une vaste cour, au bout de laquelle il attendait encore jusqu'à ce que d'autres eunuques fussent avertis. Enfin après avoir passé par plusieurs portes, toujours avec le même cérémonial et la même lenteur, il entrait dans le lieu où il devait peindre, il y restait jusqu'environ vers les cinq heures du soir, alors on le congédiait avec la même cérémonie. L'Empereur lui envoyait chaque jour des mets de sa table, mais avant qu'ils fussent parvenus jusqu'à lui, ils étaient déjà refroidis et propres à dégoûter un étranger, dont l'estomac n'est point encore fait à la nourriture du pays : aussi se contentait-il pour l'ordinaire, surtout dans les commencements, de manger quelques fruits avec quelques petits pains cuits au bain marie. Il finit le tableau du Palais, acheva ensuite celui qu'il avait commencé, en peignit plusieurs autres, s'appliqua au costume des Chinois, et à prendre leur manière dans ce qu'elle a de bon, avec tant de succès que tout le monde voulait avoir de ses ouvrages. Il allait travailler chez les grands, chez les ministres pendant les jours de repos.
Le travail qu'il faisait au Palais était d'autant plus pénible qu'il était accompagné de tout ce qu'une bienséance de nécessité peut imposer de gênant et de rude. Une espèce de salle isolée, au rez de chaussée, comme sont tous les appartements chinois, entre cour et jardin, exposée à toutes les incommodités des différentes saisons était le lieu destiné à l'atelier des peintres. Là n'ayant d'autre feu en hiver que celui d'un petit réchaud sur lequel il mettait ses godets, pour empêcher que les couleurs ne gelassent, il souffrait le froid le plus piquant. Il n'avait pas moins à souffrir en été par l'épuisement où le réduisaient les chaleurs excessives, dans un lieu que les rayons d'un soleil brûlant qui entrait par tous les côtés, rendaient comme une espèce de fournaise. Au reste les autres peintres étaient dans la même position que lui, ainsi il n'avait pas à se plaindre.
Le frère Attiret ne pouvant suffire à tout, il se contentait d'esquisser les sujets et de peindre lui-même les carnations, il distribuait le reste de l'ouvrage aux peintres chinois dont il dirigeait le pinceau. Il avouait lui-même que pour ce qui regarde la coiffure, l'habillement, le paysage, les animaux et en général le costume du pays, les Chinois dirigés le faisaient infiniment plus vite et beaucoup mieux qu'il n'aurait pu le faire. Il apprenait tous les jours quelque chose de nouveau dont il faisait usage dans l'occasion, et il reçut de ces peintres des instructions utiles. Il venait d'achever au Palais un tableau dont il était passablement content. Dans le fond était un paysage où il y avait entre autres un de ces arbres très communs à la Chine, et qui dans la peinture forme toujours une assez jolie perspective. Les principales figures représentaient des dames chinoises et quelques suivantes. Les peintres qui travaillaient dans le même lieu, venaient de temps en temps jeter quelque coup d'œil sur son ouvrage, et se retiraient sans dire mot. Le frère Attiret était surpris de ne recevoir aucun compliment de leur part, car ils avaient coutume de lui en faire pour la moindre bagatelle. Il les pressa plusieurs fois de lui en dire leur sentiment ; enfin le plus ancien prenant la parole lui dit :
— Votre précieux pinceau est sans contredit beaucoup plus brillant et plus moelleux que le nôtre, mais vous n'êtes pas au fait comme nous des usages et des choses de notre pays ; je prendrai donc la liberté de vous faire part de mes craintes, puisque vous voulez savoir ce que nous pensons : votre tableau pèche trop visiblement contre le costume pour que l'Empereur puisse le goûter. Premièrement les feuilles et les rameaux de cet arbre ne sont pas arrangés comme dans le naturel ; en second lieu, il n'y a pas dans chaque feuille le nombre des principaux filaments qui leur convient. Il doit y en avoir tant, et vous en avez mis tantôt plus, tantôt moins, suivant que le hasard vous l'a dicté.
— Eh ! je ne suis pas botaniste, répondit aussitôt le frère Attiret, il me suffit de représenter en gros ces feuilles ; s'il n'y a que de pareils défauts, je puis me flatter que l'Empereur ne désapprouvera pas ce tableau.
— Je le souhaite, repartit le Chinois, vous ne tarderez pas d'en être éclairci, puisqu'on annonce que ce Prince arrive.
En effet, l'Empereur entra aussitôt et alla voit l'ouvrage du frère Attiret. Ce Prince demanda si les femmes représentées sur le tableau étaient des femmes européennes, le frère Attiret lui répondit que non.
— Elles ne ressemblent guère, répondit l'Empereur, à des femmes chinoises, il faut les changer ou les retoucher.
Il jeta quelques coups d'œil sur les autres peintures et se retira.
Le frère Attiret qui avait voulu peindre des Chinoises fut déconcerté. Il eut recours à son peintre chinois, et le pria de continuer de lui donner des avis.
— Très volontiers, répondit celui-ci, mais à condition que vous ne regarderez ce que je vous dirai que comme un trait d'amitié de ma part. La remarque que je vous ai communiquée tantôt vous paraît une bagatelle, à la bonne heure ; vous n'en jugerez pas tout à fait ainsi dans la suite, voici quelque chose de plus essentiel.
Les principaux objets qui figurent dans votre tableau sont des femmes habillées à la chinoise. Parmi ces femmes il y a des maîtresses et des suivantes. Vous avez cru distinguer assez les unes des autres par l'habillement, la coiffure, par le plus ou le moins de majesté dans l'attitude, et peut-être par bien d'autres petites différences dont nous ne sommes point au fait, ou que nous ne comprenons pas ; mais vous avez oublié les différences essentielles, celles qui constituent pour ainsi dire l'état des personnes, et qui font dire au premier coup d'œil : voilà des maîtresses, voilà des suivantes, voilà des dames, voilà des personnes de service ou de travail. Or ces différences caractéristiques, quant à la figure, consistent principalement dans les mains. Ne trouvez pas mauvais que j'entre avec vous dans quelque détail sur cela. Vous êtes étranger, il est très probable que de long temps vous ne verrez de dames chinoises, si vous en voyez jamais.
Les mains d'une femme de qualité ou de toute autre qui peut avoir sous ses ordres des esclaves ou des domestiques, sont toujours d'un beau rouge, si ce n'est naturellement, c'est du moins par artifice : ses doigts qui sont de même couleur, doivent être minces, arrondis et se terminer en pointe. Ils sont outre cela toujours armés de longs ongles qui sont arqués dans leur largeur, rouges sur la partie qui couvre le doigt et de couleur de perle dans tout le reste, leur longueur n'est pas indifféremment la même. Celles des ongles du pouce du petit doigt l'emportent considérablement sur celles de tous les autres ; de là vient qu'ils sont pour l'ordinaire revêtus d'un ongle artificiel d'or ou d'argent, pour les préserver des accidents fâcheux auxquels ils seraient exposés sans cette précaution. Il est bon que vous soyez instruit de tout cela : car un peintre qui dans un tableau représenterait par exemple une dame chinoise, travaillant à quelque petit ouvrage de main, ou ayant quelques petits enfants qui folâtrent autour d'elle, ce peintre ferait une faute, si en donnant à cette dame des ongles de la longueur requise, il ne les lui revêtait pas en même temps de l'étui dont je viens de parler. Nos dames ont la prudence de ne pas exposer mal à propos un de leurs plus beaux ornements : elles savent ce qu'il en coûte de temps et de patience pour parvenir à avoir des ongles d'un bon pouce de longueur bien façonnés. Elles ne doivent pas paraître moins prévoyantes en peinture, qu'elles ne le sont dans la réalité ; mais ce n'est presque rien que tout cela en comparaison de ce qu'il me reste à vous dire.
Les airs de têtes que vous avez donnés à ces prétendues Chinoises sont totalement manqués. Ces yeux vifs et brillants, ces joues vermeilles, cette physionomie hardie, ces bras qu'on voit presque jusqu'aux coudes, ce cou découvert jusqu'à la naissance de la gorge, tout cela n'est d'usage parmi nous, que lorsque nous peignons des femmes d'une vertu médiocre ou de jeunes filles avant l'âge de puberté.
La modestie, la timidité, la douceur sont les principales qualités extérieures que nous exigeons en général dans les personnes du sexe ; ce n'est qu'en les possédant qu'elles peuvent nous plaire. Elles le savent très bien et elles en sont si convaincues, qu'elles emploient tout leur art pour se procurer au moins une apparence de ce que la nature leur a quelquefois refusé de ce côté-là. Ainsi ne pas leur donner en peinture un air de modestie, de timidité, de douceur, c'est manquer de les peindre au naturel et dans la décence qui leur convient, c'est pécher contre le costume ; et ce défaut n'est pas moins ridicule à nos yeux que le serait une contenance de petit maître dans un magistrat.
Voulez vous, ajouta-t-il, que l'Empereur goûte votre tableau, couvrez le col de ces femmes jusqu'au menton et leurs bras jusqu'au poignet. Un collet de longues manches vous tireront d'affaire pour le présent. Adoucissez le coloris de ces visages, affaiblissez-en l'éclat par des demi teintes qui ne laissent presque point voir de rouge ; car nous avons pour maxime qu'une femme qui a la face enluminée est sujette au vin : que cela soit vrai ou non, n'importe, nous l'avons toujours ouï dire ainsi, nous le disons nous-mêmes à notre tour, il paraît que tout le monde en est persuadé comme d'une vérité constante. De là vient que celles de nos dames qui ont un teint un peu haut en couleur prennent autant de soin de le masquer, qu'elles en prendraient pour cacher une difformité réelle : elles poussent même les choses si loin, qu'elles préfèrent dans le fard dont elles font usage, la couleur de la craie à celle du vermillon.
Au reste, ces remarques n'ont lieu que pour les femmes chinoises, et je n'ai pris sur moi de vous les communiquer sans détour, que pour vous instruire d'un point essentiel de notre costume dont vous n'aurez peut-être jamais occasion de vous mettre au fait par vous même. D'ailleurs l'ordre de l'Empereur est formel, il faut que vous corrigiez votre tableau, ou que vous permettiez qu'on le corrige pour vous. Vous serez un peu plus à l'aise quand vous aurez à peindre des femmes d'une autre nation, même des femmes tartares. Car quoique les Tartares soient depuis longtemps à la Chine, dont ils sont aujourd'hui les maîtres, ils n'ont pas encore adopté en entier toutes les mœurs chinoises ; cela viendra petit à petit. Pour ce qui est des autres choses qui sont de goût parmi nous, l'expérience vous apprendra insensiblement à vous y conformer. Je me ferai toujours un vrai plaisir de vous communiquer mes faibles lumières sur tout ce que je dois savoir, et que vous ne pouvez pas deviner.
Le frère Attiret qui avait écouté avec attention le peintre chinois, resta de son aveu comme un homme pétrifié. Les corrections qu'on exigeait de lui n'étaient propres qu'à gâter son tableau, il obéit cependant, et sa docilité forcée lui valut l'approbation de l'Empereur et l'amitié des peintres du Palais. Ils ne le regardaient plus que comme un très habile homme à la perfection duquel ils pourraient concourir en même temps qu'ils se perfectionneraient eux-mêmes. La peinture par leur bonne intelligence prit une nouvelle forme à la Cour dans la Capitale. Le goût du Prince pour cet art fit d'abord naître celui des courtisans ; celui-ci se communiqua bientôt à la ville. Il se forma deux Écoles qui eurent pour maîtres les frères Castiglione et Attiret. Ce dernier fit plusieurs beaux tableaux d'Église, une quantité d'autres pour les chrétiens, plus de deux cents portraits de personnes de différents âges et de différentes nations.
C'est assurément quelque chose de bien pénible et de bien dur que d'être obligé de peindre à la hâte, contre son jour, dans des lieux peu commodes, quelquefois obscurs, souvent trop éclairés, au milieu d'une foule de courtisans qui ont toujours quelque chose à dire, ou au peintre pour le détourner de son attention, ou au modèle pour lui faire perdre sa contenance, d'être forcé de peindre vite et longtemps, de peindre sans avoir ni couleurs propres ni pinceaux préparés pour cela, faute d'avoir été prévenu, de peindre dans les circonstances critiques d'une maladie imprévue qui ôte au corps ses forces et à l'esprit sa vigueur ; de peindre enfin lorsqu'on est le moins en état de le faire. Les Caraïbes et les Hurons n'oseraient, ce semble, rien exiger de pareil. C'est cependant chez ce peuple, un des plus polices de l'univers, que cela se voit, et c'est par les ordres d'un très grand Prince, d'un Prince sage et éclairé que cela se pratique souvent ainsi.
L'Empereur est plein de bonté pour les étrangers qui sont avoués dans son empire, pour ceux surtout qui travaillent à son service. Il ne prétend rien exiger d'eux qui ne soit raisonnable, et il ne l'exige même qu'autant qu'ils voudront bien s'y prêter, mais l'Empereur n'est pas instruit de tout, et il n'est pas possible de l'en instruire. On doit se taire, ou pour ne pas exposer la fortune de quelqu'un de ceux qui approchent du Trône, ou par une bienséance de Cour contre laquelle on n'agit jamais sans les plus grands inconvénients. Les intentions les plus droites pouvant être mal interprétées, on se garde bien de les manifester ; les excuses les plus légitimes pouvant être prises pour des prétextes, on n'en apporte aucune. Pour donner une idée de ces travaux et de la promptitude avec laquelle on doit les exécuter, je vais rapporter quelques anecdotes qu'on ne sera pas fâché de connaître.
Les années (depuis 1753 jusqu'en 1760) les plus brillantes du règne de Kien-long, ces années dont chaque mois a été marqué par quelque victoire, ou par la soumission volontaire de quelque chef de horde, et où les limites de la domination tartare chinoise ont été portées jusqu'aux extrémités de la petite Boukharie, au-delà des montagnes de Badakhschan ; ces années, dis-je, ne feront pas moins l'admiration de la postérité, par ce que l'histoire lui en racontera, que par ce que la peinture mettra sous ses yeux. D'abord Taouatsi regardé comme usurpateur du Trône des Éleuths, combattu, défait, pris prisonnier et conduit à Péking ; son arrivée à la Cour où malgré ses disgrâces il est reçu avec tous les honneurs dûs à son rang, où pour lui adoucir la perte du royaume dont on venait de le dépouiller, on le décore du titre de Tsin-ouang, c'est-à-dire de Prince du premier ordre, et où cependant sous le spécieux prétexte du cérémonial on le garde à vue, et on le retient dans une honorable prison.
En second lieu, Amoursana auquel on avait fourni des troupes pour l'aider à détrôner Taouatsi son concurrent, déclaré lui-même rebelle pour avoir refusé de venir à la Cour, afin d'y recevoir, disait-on, les honneurs dont on voulait le combler ; attaqué en conséquence et poursuivi jusque sur les frontières de la Russie, où après avoir traîné de déserts en déserts et de cavernes en cavernes une misérable vie que tant de milliers d'hommes armés cherchaient à lui ravir, mourut de la petite vérole, abandonné de ses plus fidèles sujets, auxquels ce terrible fléau du genre humain parut encore plus redoutable que toutes les armées du vaste Empire de la Chine.
En troisième lieu, le grand et le petit Hotchom qui se disaient les successeurs légitimes d'Amoursana, après avoir ramassé tous les débris des troupes vaincues et fugitives, après avoir excité le courage et ranimé la valeur d'un petit nombre de hordes de Tartares mahométans pour tâcher avec leur secours, d'empêcher la ruine totale d'un État ébranlé jusque dans ses fondements, après avoir livré des batailles, soutenu des sièges, après avoir été battus par le grand nombre, chassés d'Ouché, d'Ily, d'Irguen, et de Casgar contraints de se réfugier chez le sultan de Badakschan lequel ne voulant ni les livrer, ni empêcher les troupes impériales d'entrer dans sa ville, les laissa se défendre seuls, et mourir en braves les armes à la main.
En quatrième lieu, le cadavre du premier des Hotchom insulté, sa tête coupée, apportée en triomphe à Péking et placée avec appareil sur une des portes intérieures du Palais de l'Empereur, en présence de Sa Majesté et de toute la Cour ; là exposée aux yeux de tout le monde, elle était bien moins un trophée pour les vainqueurs, qu'un objet de terreur pour les vaincus : elle instruisait tous les Mandchous, Mongous, Chinois et Tartares mahométans du triste sort qui les attendait, s'il leur arrivait jamais de faire d'inutiles efforts pour tâcher de relever un royaume qui venait d'être réuni à une des provinces de l'Empire, en attendant qu'on daignât l'ériger lui-même en province particulière.
En cinquième lieu : enfin l'entrée triomphante du général Tchao-hoei, principal instrument des conquêtes de Sa Majesté. À la distance d'environ six lieues de la Capitale, au milieu du grand chemin, par où le général devait passer, on avait dressé un pavillon dans lequel on avait mis un autel et un trône. C'est là que l'Empereur se rendit avant le lever du soleil, pour y attendre dans tout l'appareil de la majesté impériale celui qui avait si bien mérité de l'Empire. Le général qui est censé ignorer ce qui se passe, arrive et est tout étonné de se trouver si près de Sa Majesté ; il se jette à bas de son cheval pour aller se prosterner aux pieds de son maître ; en même temps l'Empereur sort du pavillon, lui tend la main, l'empêche de se mettre à genoux et l'invite à entrer dans le pavillon, afin de faire de concert avec lui les cérémonies respectueuses en l'honneur du Ciel et en présence des esprits. Ils entrent l'un et l'autre, se prosternent devant l'autel, frappent la terre du front, suivant le rit déterminé. L'Empereur se lève seul, verse du vin dans trois coupes qui sont rangées sur l'autel, les offre, en fait la libation, les remplit de nouveau de sa propre main, les présente l'une après l'autre au général qui en boit la liqueur.
Après avoir vidé la dernière coupe, le général se lève à son tour et debout à côté de Sa Majesté, il fait un court exposé de ce qui s'est passé de plus essentiel durant le cours de la guerre, comme pour avertir les ancêtres que la génération présente tâche de marcher sur leurs traces, et qu'elle n'a point dégénéré de leur valeur, non plus que de leur vertu. Après cette cérémonie on en commence une autre, c'est celle de la marche lorsque l'Empereur conduit lui-même son général jusqu'au plus prochain de ses Palais. Les drapeaux et les étendards de toutes les couleurs et de toutes les formes, portés par des hommes à cheval, vêtus de robes longues, tous les instruments de parade qui sont d'étiquette pour le grand cérémonial, portés de même par des hommes à cheval vêtus de robes longues, précédent la marche. Les uns et les autres sont rangés de file, sur deux lignes parallèles, et marchent gravement au son des instruments guerriers qui sont placés parmi eux à des distances égales ; viennent ensuite ceux qui représentent les différents corps de la milice, et après eux les grands officiers de la couronne, chacun dans le rang qui lui convient avec les marques distinctives qui lui sont propres. Quelques officiers des gardes terminent cette première division.
Après un intervalle d'une vingtaine de pas, les eunuques du Palais commencent la seconde : ils sont rangés dans le même ordre que ceux qui les précèdent et à cheval comme eux ; car tout le monde est à cheval dans cette cérémonie. Parmi ces eunuques, les uns portent des cassolettes d'or, dans lesquelles ils font brûler des odeurs exquises qui embaument l'air, les autres tiennent à la main des vases de même métal qui sont remplis de thé et de quelques liqueurs rafraîchissantes. Ils sont suivis par deux chœurs de musiciens, eunuques comme eux, qui marient leurs voix mélodieuses au son des instruments, et célèbrent par l'hymne le triomphe et les victorieux et les victoires qu'ils ont remportées.
La troisième division commence par une partie des officiers des gardes, ils précèdent immédiatement l'Empereur. Le général ayant le casque en tête et revêtu de son armure, est au côté droit de Sa Majesté. Le Premier ministre et quelques grands de l'Empire forment le cortège. L'autre partie des officiers des gardes suit et ferme la marche.
Les princes de tous les ordres, les mandarins des grands tribunaux de l'Empire, les chefs des tribunaux subalternes de la Capitale, les lettrés et les militaires qui ont un grade au-dessus du quatrième degré, les ambassadeurs des petits souverains tributaires de la Chine que le hasard, la politique ou leurs propres affaires avaient conduits à Péking, à genoux sur une même ligne, à l'un des côtés du grand chemin, sont les seuls témoins d'un triomphe dont la majestueuse simplicité et l'ordre merveilleux qui y règne sont au-dessus de toute expression. Comme les missionnaires européens sont réputés être au service de la Cour, ils ont l'honneur d'être mêlés parmi les mandarins dans ces sortes de cérémonies, où il s'agit de témoigner son zèle pour la personne de l'Empereur ou pour la gloire de l'Empire. Nous étions par conséquent au nombre des spectateurs, et je ne dis rien ici que je n'aie vu de mes propres yeux.
Tels sont en gros les principaux événements consignés dans les fastes avec toute l'exactitude et la prolixité des détails, et mis en tableaux dans leurs différentes parties, dans celles du moins qu'on a cru les plus propres à relever la gloire du conquérant ou à flatter l'amour-propre du souverain.
Pendant tout le temps, que cette guerre a duré contre les Éleuths et les autres Tartares leurs alliés, dès que les troupes de l'Empire avaient remporté quelque victoire, pris quelque ville, ou soumis quelque horde, aussitôt ordre aux peintres d'en faire la représentation. Ceux d'entre les principaux officiers qui avaient eu le plus de part à ce qui venait de se passer étaient choisis de préférence pour figurer en peinture, comme ils l'avaient fait dans la réalité. Mais comment peindre des modèles qui n'étaient pas présents, qu'on n'avait jamais vus, et dont par conséquent on ne pouvait se former une idée suffisante pour les représenter du moins à peu près ? Ce qu'on regarderait partout ailleurs comme moralement impossible, ne souffre ici aucune difficulté. Ceux qui devaient servir de modèles étaient absents, ils étaient quelquefois dans des endroits éloignés de la Capitale de plus de huit cents lieues de chemin, n'importe ; on les mandait à la Cour, et ils s'y rendaient avec cette célérité, dont les seuls Tartares sont capables. Le jour même de leur arrivée, ils étaient admis en présence. L'Empereur les interrogeait sur ce qu'il voulait savoir, faisait tirer leurs portraits et les renvoyait aussitôt à l'armée, pour y continuer le service comme auparavant. Tout cela se faisait de part et d'autre avec tant de précipitation que l'arrivée de ces officiers n'était souvent sue à la Cour qu'après qu'ils étaient repartis. Les peintres n'avaient tout au plus qu'une heure ou deux pour mettre sur la toile des figures pour lesquelles il leur aurait fallu deux ou trois jours au moins.
Je ne dois pas laisser ignorer que cela ne se pratique ainsi que par un raffinement de politique. Faire tirer les portraits de plusieurs de ceux qui se sont trouvés dans les différentes actions, est le prétexte ; mais la véritable intention de l'Empereur est de se procurer l'occasion de savoir par lui-même, de la bouche de plus d'un témoin, si les relations de ses généraux ne s'écartent pas de la vérité, ou si ses ministres ne lui en imposent pas. La seule crainte d'être découvert ou de se trahir soi-même, retenait tout le monde dans le devoir, et l'Empereur, exactement instruit, pouvait donner des ordres à propos.
Ce qui se pratiquait à l'égard des officiers, avait lieu à peu près également à l'égard de quelques prisonniers de marque que l'on avait faits en combattant, et de plusieurs chefs de horde qui sans vouloir combattre avaient subi volontairement le joug. Les uns et les autres étaient conduits à Péking ou dans quelqu'une des Maisons impériales, on les interrogeait, ou pour mieux dire on les faisait parler sur les affaires de la guerre, sans qu'ils pussent soupçonner qu'il y avait de l'affectation, on tirait leurs portraits, on les mettait à portée d'être témoins de tout ce qui pouvait leur inspirer du respect pour l'Empereur et de l'admiration pour la puissance dont il est environné : on les admettait au festin de cérémonie, et après les avoir comblés d'honneur et chargés de présents, on les renvoyait dans leur propre pays pour y vivre à leur manière, mais sous l'autorité des officiers de l'empire. Cette sage conduite, dans laquelle les Éleuths reçurent en général des gages certains de la clémence ou de la libéralité du grand Prince dont ils étaient devenus les sujets, ne se démentit qu'envers ceux qui refusèrent opiniâtrement de se soumettre, ou qui, après avoir fait semblant d'être soumis, reprirent les armes, dès qu'ils crurent pouvoir le faire avec avantage. Les terribles châtiments qu'on leur fit essuyer, après les avoir vaincus, achevèrent de contenir dans les bornes du devoir ceux qu'on ne pouvait y fixer par les bienfaits.
Tous ces portraits faits ainsi à la hâte, étaient mis en réserve dans un lieu particulier, d'où on les tirait ensuite, quand on en avait besoin pour les tableaux dans lesquels ils devaient entrer. Il arrivait souvent qu'un même peintre devait faire pour sa part trois ou quatre portraits par jour, et quand je dis par jour, il faut entendre cinq ou six heures seulement, parce que le reste du temps se passait ou en pures cérémonies, ou à attendre, ou à se transporter d'un lieu à un autre.
L'extrait de quelques lettres du frère Attiret achèvera de confirmer ce que j'avance. Il avait été appelé en Tartarie par l'Empereur pour exercer son talent.
« À mon arrivée à Gehol, je descendis à l'Hôtel du Premier ministre aux soins duquel l'Empereur m'avait confié. Le quatre du mois de Juillet 1754, c'est-à-dire deux jours après mon arrivée, ce ministre étant dans mon appartement, me dit que vraisemblablement j'aurais à peindre le Ta yen yen (la cérémonie du grand festin) qu'on devait faire incessamment. À onze heures du soir, on m'ordonna de me rendre au Palais avant la pointe du jour. En effet, le lendemain on me conduisit au jardin où l'on préparait tout. On me dit que les régulos tartares étaient arrivés pendant la nuit, et qu'aujourd'hui même l'Empereur leur donnait le festin avec toute sorte de splendeur, que l'intention de Sa Majesté était que j'en fisse le dessin, et qu'on le lui présentât le jour même. C'est là que je reconnus le besoin de ce qu'on reproche quelquefois aux peintres d'avoir trop. Mon imagination à la glace ne me représentait les objets que j'avais vus que dans un confusion et un chaos où je ne pouvais rien débrouiller. Enfin aiguillonné par la nécessité, je saisis moment de l'arrivée de l'Empereur dans le lieu du Ta yen yen. Il y a dans ma composition une centaine de figures. L'Empereur approuva mon dessin qui lui fut présenté le même jour. Le lendemain à la pointe du jour, nouvel ordre de me rendre au Palais pour y peindre ceux des Mongous que l'Empereur a élevés au rang de princes du 1er, 2e, 3e et 4e ordres, et ceux qu'il a faits grands de l'Empire. J'en ai déjà peint cinq ; l'ordre est que j'en peigne au moins deux par jour. On sait que ces Tartares ne sont pas trop patients, on craint de les ennuyer en les retenant trop longtemps, dans des lieux d'où probablement ils voudraient déjà être bien loin... Le 20 de la cinquième lune je tombai malade, on m'envoya les médecins de l'Empereur ; le 21 et le 22 je fus obligé d'aller peindre deux portraits, et trois le 23 malgré ma maladie. L'endroit où je peignais était le lieu où étaient les régulos et les grands pour entendre la comédie. Ils étaient par conséquent toujours sur mes épaules, augmentant infiniment mes peines, par leurs caresses, leurs politesses et leurs questions. Ce qui les engageait à ces considérations était la manière honorable avec laquelle l'Empereur me traitait. On m'envoyait chaque jour des mets de sa table par un mandarin en cérémonie.
Le 28 je fus appelé pour mettre en grand le petit dessin du Ta yen yen. À peine je fus arrivé, qu'un eunuque m'apporta deux pièces de soie de la part de l'Empereur. Sa Majesté arriva elle-même peu de jours après. Elle me fit l'honneur de me demander si j'étais bien remis de ma maladie ; il fallut lui répondre qu'oui. Elle trouva que je n'étais pas bien dans l'endroit où j'étais, et me fit transporter dans le Ta tien ou la grande salle. Peu de temps après le hou cha kie (nom du principal eunuque de la Présence) vint avec une feuille de ce papier sur lequel l'Empereur a coutume de peindre, et m'ordonna de la part de Sa Majesté de dessiner sur le champ un Tartare à cheval, courant après un tigre, l'arc bandé pour le tuer.
Le 29 le même eunuque vint m'apporter l'ordre de faire le dessin de quatre cheou-kuen : on appelle ainsi une pièce de soie aussi fine mais plus serrée que le cha. Elle est large d'environ deux pieds et d'une longueur indéterminée. On la met en rouleau et on la tient à la main, c'est ce que son nom désigne. J'allai au jardin pour y choisir les sites qui devaient servir de fonds. L'Empereur s'approcha de moi et s'informa de ma santé.
Le deux de la sixième lune l'Empereur est venu à moi et a trouvé que les dessins que j'avais faits de sa personne, soit à cheval ou porté en chaise étaient trop renversés en arrière. Il s'est assis sur le trône qui est dans la salle où je travaille, et m'a ordonné de le dessiner tel qu'il était. Comme il faisait fort chaud, il m'a permis d'ôter mon bonnet et de m'asseoir, car on est toujours à genoux, lorsqu'on fait quelque chose en sa présence.
Le matin du trois de la sixième lune, il m'a fait voir ce qu'il avait peint sur le dessin que je lui avais fait, et m'a fait corriger quelque chose sur l'attitude du Tartare qui tire de la flèche. Le soir il m'a envoyé ce tableau pour l'achever. Il me fit demander si j'avais un yeou-ti-tsé ou une toile empreinte, ou pour mieux dire du papier de Corée avec une couche d'huile. Ce papier est plus fort et plus uni que la toile. Comme je n'en avais point, on fit partir un courrier pour en aller chercher au Joui-kouan (l'endroit où travaillent les peintres) ; le courrier revint une heure après.
Le neuf je fis le portrait de l'Empereur en grand, et tout le monde en fut content. Le dix je reçus l'ordre de me rendre au jardin pour y choisir un site selon mon goût et d'en faire le dessin, pour servir de fond à un tableau, dans lequel l'Empereur sera représenté s'exerçant à tirer la flèche. Ensuite le Prince de son propre mouvement me créa mandarin avec des appointements ; mais malgré toutes les instances du ministre je persistai à refuser cet honneur.
Le frère Attiret a composé encore plusieurs magnifiques tableaux qui sont déposés dans le Palais de l'Empereur, où en général il n'est permis à personne de les aller voir, à moins que quelque commission particulière ne vous porte de ce côté. J'ai eu occasion d'en voir quelques-uns.
Le premier est un plafond représentant le temple de la Gloire, non de celle qui s'acquiert en prenant ou en renversant des villes, mais de celle qui résulte des différents services qu'on rend au genre humain en lui procurant de quoi satisfaire à ses besoins, en pourvoyant à sa sûreté ou en augmentant son bien être, et en multipliant ses plaisirs.
Le second est un tableau d'environ cinq pieds de haut sur trois et demi de large. Il représente une dame qui vient d'achever sa toilette. Quatre autres tableaux représentent les quatre saisons.
Le printemps s'annonce par un paysage d'arbres à fleurs. Quelques femmes jouissent du beau spectacle de ces arbres déjà tout fleuris, d'autres en coupent quelques rameaux.
L'été fait voir un étang couvert en partie de nénuphars, dont plusieurs sont en fleurs, d'autres en bouton, le reste n'offrant encore que le beau vert de ses feuilles. Au milieu de l'étang est une petite nacelle dans laquelle il y a une dame et deux suivantes. La dame est assise, une des suivantes lui présente une fleur de nénuphar, l'autre pousse la nacelle au moyen d'un aviron à la manière chinoise, c'est-à-dire en appuyant fortement l'aviron au fond de l'étang.
L'automne représente une mère de famille assise à côté d'une treille, ayant autour d'elle plusieurs petits enfants. Un de ces enfants tient une grappe de raisin et en porte un grain à sa bouche. La mère donne une grappe au second et en montre une autre au troisième.
L'hiver offre un appartement meublé à la chinoise. Au milieu est une grande bassine dans laquelle il y a des charbons. Un jeune enfant accroupi auprès du brasier s'amuse à remuer les cendres avec un petit bâton. La mère est assise sur un fauteuil au fond de la chambre, plus occupée de son fils, qu'elle voit badiner auprès du feu, que de la tasse de thé qu'elle boit. Une servante est debout devant elle, tenant le petit bandége2 sur lequel elle a apporté le thé. Elle a la tête un peu penchée sur l'épaule et tournée du côté de l'enfant. Un autre petit enfant avec son habit fourré vient d'un coin de la chambre pour prendre quelques bonbons qu'il voit sur le bandége.
Après tout ce que l'on vient de rapporter, on voit que les peintres qui travaillent pour l'Empereur ne sont pas toujours libres dans le choix et dans l'ordonnance du sujet. Ils ne peignent rien qui n'ait été vu et approuvé par ce Prince, qui fait retrancher ou ajouter à sa volonté, en sorte que l'imagination de l'artiste est souvent enchaînée. Cette gêne le rend un véritable esclave.
Le frère Attiret qui eut beaucoup à souffrir pendant tout le temps qu'il fut ainsi occupé, mourut le 8 décembre 1768, âgé de soixante-six ans et quelques mois, étant né le 31 juillet 1702.
L'Empereur fit donner 200 taels ou onces d'argent (1.500 livres de notre monnaie) pour aider aux frais de ses obsèques. Le prince son frère envoya son fils aîné s'informer du jour auquel on ferait la cérémonie, ce jour venu un de ses principaux eunuques vint le pleurer sur le cercueil, et voulut l'accompagner jusqu'au lieu de la sépulture. Nous le priâmes de ne point exécuter les ordres de son maître, et il se borna à l'accompagner quelque temps à pied.
Notes
1) ↑— Joseph-Marie Amiot, né le 8 février 1718 à Toulon (France) et décédé le 8 octobre 1793 à Pékin (Chine), est un prêtre jésuite, astronome et historien français, missionnaire en Chine. Il fut l'un des derniers survivants de la Mission jésuite en Chine.(Sce :WKPD)
2) ↑— BANDÉGE. s. m. C’est ce qu’on appelle autrement cabaret, plateau, ou espèce de table à petits rebords, & ordinairement sans pieds, sur laquelle on met des tasses à café, des soucoupes, un sucrier, & des cuilliers lorsqu’on prend du thé, du café, ou du chocolat. Sce : Dictionnaire de Trévoux/6e édition, 1771.
Lettres du père Attiret, peintre au service de l'empereur de la Chine
Jean-Denis Attiret,
Lettres édifiantes et curieuses, 1736-1781, in : Lettres de Chine (t. 3) sous l'empereur Kien-Long,
publiées sous la direction de Louis-Aimé Martin, 1843.
– Voyage de Macao et de Canton à Pékin.
– Description des palais et jardins de l'empereur.
– Effets du bref du pape contre les cérémonies chinoises.
À Pékin, le 1ernovembre 1743
à M. d'Assaut
Monsieur,
La paix de Notre Seigneur.
C'est avec un plaisir infini que j'ai reçu vos deux lettres, la première du 13 octobre 1742, et la seconde du 2 novembre suivant. Nos missionnaires, à qui j'ai communiqué le détail intéressant qu'elles renferment sur les principaux évènements de l'Europe, se joignent à moi pour vous en faire de très sincères remerciements ; j'ai outre cela des actions de grâces à vous rendre pour la boîte qui m'a été remise de votre part, remplie d'ouvrages en paille, en grains et en fleurs. Ne faites plus, je vous prie, de ces sortes de dépenses ; la Chine à cet égard, et surtout pour les fleurs, est bien au-dessus de l'Europe.
Je viens ensuite à vos plaintes. Vous trouvez, monsieur, mes lettres trop rares ; mais autant que je puis m'en souvenir, je vous ai écrit tous les ans depuis mon départ de Macao. Ce n'est donc pas ma faute si tous les ans vous n'avez pas reçu de mes nouvelles. Dans un trajet si long est-il surprenant que des lettres s'égarent ? D'ici à Canton, où sont les vaisseaux européens, c'est-à-dire dans un espace de sept cents lieues, il arrive plus d'une fois chaque année que les lettres se perdent. La poste dans la Chine n'est que pour l'empereur et pour les grands officiers ; le public n'y a aucun droit. Ce n'est qu'en cachette et par intérêt que le postillon se charge des lettres particulières. Il faut d'avance lui payer le port, et s'il se trouve trop chargé, il les brûle ou il les jette sans risque d'être recherché.
Mes lettres, en second lieu, vous paraissent trop courtes, et vous ne voulez pas que je vous renvoie, comme je fais, aux livres qui parlent des mœurs et des coutumes de la Chine. Mais suis-je en état de vous rien dire qui soit aussi clair et aussi bien exprimé ? Je suis nouvellement arrivé ; à peine sais-je un peu bégayer le chinois. S'il ne s'agissait que de peinture, je me flatterais de vous en parler avec quelque connaissance ; mais si, pour vous complaire, je me hasarde à répondre à tout, ne risque-je pas de me tromper ? Je vois bien cependant que, quoi qu'il en coûte, il faut vous contenter. Je vais donc l'entreprendre. Je suivrai par ordre les questions que contiennent vos dernières lettres, et j'y répondrai de mon mieux, simplement et avec la franchise que vous me connaissez.
Je vous parlerai d'abord de mon voyage de Macao ici, car c'est l'objet de votre première question. Nous y sommes venus appelés par l'empereur, ou plutôt avec sa permission. On nous donna un officier pour nous conduire ; on nous fit accroire qu'on nous défrayerait ; mais on ne le fit qu'en paroles, et, à peu de chose près nous vînmes à nos dépens. La moitié du voyage se fait dans des barques. On y mange, on y couche, et ce qu'il y a de singulier, c'est que les honnêtes gens n'osent ni descendre à terre, ni se mettre aux fenêtres de la barque, pour voir le pays par où l'on passe.
Le reste du voyage se fait dans une espèce de cage, qu'on veut bien appeler litière. On y est enfermé pendant toute la journée ; le soir la litière entre dans l'auberge, — et encore quelle auberge ! — de façon qu'on arrive à Pékin sans avoir rien vu, et la curiosité n'est pas plus satisfaite que si on avait toujours été enfermé dans une chambre.
D'ailleurs, tout le pays qu'on trouve sur cette route est un assez mauvais pays, et quoique le voyage soit de six ou sept cents lieues, on n'y rencontre rien qui mérite attention, et l'on ne voit ni monuments ni édifices, si ce n'est quelques miao ou temples d'idoles, qui sont des bâtiments de bois à rez-de-chaussée, dont tout le prix et toute la beauté consistent en quelques mauvaises peintures et quelques vernis fort grossiers. En vérité, quand on a vu ce que l'Italie et la France ont de monuments et d'édifices, on n'a plus que de l'indifférence et du mépris pour tout ce que l'on voit ailleurs.
Il faut cependant en excepter le palais de l'empereur à Pékin, et ses maisons de plaisance, car tout y est grand et véritablement beau, soit pour le dessin, soit pour l'exécution, et j'en suis d'autant plus frappé, que nulle part rien de semblable ne s'est offert à mes yeux.
J'entreprendrais volontiers de vous en faire une description qui pût vous en donner une idée juste ; mais la chose serait trop difficile, parce qu'il n'y a rien dans tout cela qui ait du rapport à notre manière de bâtir et à toute notre architecture. L'œil seul en peut saisir la véritable idée ; aussi, si jamais j'ai le temps, je ne manquerai pas d'en envoyer en Europe quelques morceaux bien dessinés.
Le palais est au moins de la grandeur de Dijon (je vous nomme cette ville, parce que vous la connaissez). Il consiste en général dans une grande quantité de corps de logis détachés les uns des autres, mais dans une belle symétrie, et séparés par de vastes cours, par des jardins et des parterres. La façade de tous ces corps de logis est brillante par la dorure, le vernis et les peintures. L'intérieur est garni et meublé de tout ce que la Chine, les Indes et l'Europe ont de plus beau et de plus précieux. Pour les maisons de plaisance, elles sont charmantes. Elles consistent dans un vaste terrain, où l'on a élevé à la main de petites montagnes, hautes depuis vingt jusqu'à cinquante à soixante pieds, ce qui forme une infinité de petits vallons. Des canaux d'une eau claire arrosent le fond de ces vallons, et vont se rejoindre en plusieurs endroits pour former des étangs et des mers. On parcourt ces canaux, ces mers et ces étangs, sur de belles et magnifiques barques ; j'en ai vu une de treize toises de longueur et de quatre de largeur sur laquelle était une superbe maison. Dans chacun de ces vallons, sur le bord des eaux, sont des bâtiments parfaitement assortis de plusieurs corps de logis, de cours, de galeries ouvertes et fermées, de jardins, de parterres, de cascades, etc., ce qui fait un assemblage dont le coup d'œil est admirable.
On sort d'un vallon, non par de belles allées droites comme en Europe, mais par des zigzags, par des circuits, qui sont eux-mêmes ornés de petits pavillons, de petites grottes, et au sortir desquels on retrouve un second vallon tout différent du premier, soit pour la forme du terrain soit pour la structure des bâtiments.
Toutes les montagnes et les collines sont couvertes d'arbres, surtout d'arbres à fleurs, qui sont ici très communs. C'est un vrai paradis terrestre. Les canaux ne sont point, comme chez nous, bordés de pierres de taille tirées au cordeau mais tout rustiquement, avec des morceaux de roche, dont les uns avancent, les autres reculent, et qui sont posés avec tant d'art, qu'on dirait que c'est l'ouvrage de la nature. Tantôt le canal est large, tantôt il est étroit ; ici il serpente, là il fait des coudes, comme si réellement il était poussé par les collines et par les rochers. Les bords sont semés de fleurs qui sortent des rocailles, et qui paraissent y être l'ouvrage de la nature ; chaque saison a les siennes.
Outre les canaux, il y a partout des chemins, ou plutôt des sentiers qui sont pavés de petits cailloux, et qui conduisent d'un vallon à l'autre. Ces sentiers vont aussi en serpentant ; tantôt ils sont sur les bords des canaux, tantôt ils s'en éloignent. Arrivé dans un vallon, on aperçoit les bâtiments. Toute la façade est en colonnes et en fenêtres ; la charpente dorée, peinte, vernissée ; les murailles de brique grise, bien taillée, bien polie ; les toits sont couverts de tuiles vernissées, rouges, jaunes, bleues, vertes, violettes, qui par leur mélange et leur arrangement font une agréable variété de compartiments et de dessins. Ces bâtiments n'ont presque tous qu'un rez-de-chaussée. Ils sont élevés de terre de deux, quatre, six ou huit pieds. Quelques-uns ont un étage. On y monte, non par des degrés de pierres façonnés avec art, mais par des rochers qui semblent être des degrés faits par la nature. Rien ne ressemble tant à ces palais fabuleux de fées qu'on suppose au milieu d'un désert, élevés sur un roc dont l'avenue est raboteuse et va en serpentant.
Les appartements intérieurs répondent parfaitement à la magnificence du dehors. Outre qu'ils sont très bien distribués, les meubles et les ornements y sont d'un goût exquis et d'un très grand prix. On trouve dans les cours et dans les passages des vases de marbre, de porcelaine, de cuivre, pleins de fleurs. Au-devant de quelques-unes de ces maisons, au lieu de statues immodestes, on a placé sur des piédestaux de marbre, des figures en bronze ou en cuivre, d'animaux symboliques et des urnes pour brûler des parfums. Chaque vallon, comme je l'ai déjà dit, a sa maison de plaisance ; petite eu égard à l'étendue de tout l'enclos, mais en elle-même assez considérable pour loger le plus grand de nos seigneurs d'Europe avec toute sa suite. Plusieurs de ces maisons sont bâties de bois de cèdre, qu'on amène à grands frais de cinq cents lieues d'ici. Mais combien croiriez-vous qu'il y a de ces palais dans les différents vallons de ce vaste enclos ? Il y en a plus de deux cents, sans compter autant de maisons pour les eunuques, car ce sont eux qui ont la garde de chaque palais et leur logement est toujours à côté, à quelques toises de distance ; logement assez simple, et qui pour cette raison est toujours caché par quelque bout de mur ou par les montagnes.
Les canaux sont coupés par des ponts de distance en distance, pour rendre la communication d'un lieu à l'autre plus aisée. Ces ponts sont ordinairement de briques, de pierres de taille, quelques-uns de bois ; et tous assez élevés pour laisser passer librement les barques.
Ils ont pour garde-fous des balustrades de marbre blanc travaillées avec art et sculptées en bas-reliefs : du reste ils sont toujours différents entre eux pour la construction. N'allez pas vous persuader que ces ponts aillent en droiture ; point du tout, ils vont en tournant et en serpentant, de sorte que tel pont pourrait n'avoir que trente à quarante pieds s'il était en droite ligne, qui, par les contours qu'on lui fait faire, se trouve en avoir cent ou deux cents. On en voit qui, soit au milieu, soit à l'extrémité, ont de petits pavillons de repos, portés sur quatre, huit ou seize colonnes. Ces pavillons sont pour l'ordinaire sur ceux des ponts d'où le coup d'œil est le plus beau ; d'autres ont aux deux bouts des arcs de triomphe de bois ou de marbre blanc, d'une très jolie structure, mais infiniment éloignée de toutes nos idées européennes.
J'ai dit plus haut que les canaux vont se rendre et se décharger dans des bassins, dans des mers. Il y a en effet un de ces bassins qui a près d'une demi-lieue de diamètre en tout sens, et à qui on a donné le nom de mer. C'est un des plus beaux endroits de cette maison de plaisance. Autour de ce bassin, il y a sur les bords, de distance en distance, de grande corps de logis, séparés entre eux par des canaux et par ces montagnes factices dont j'ai déjà parlé. Mais ce qui est un vrai bijou, c'est une île ou rocher qui, au milieu de cette mer, s'élève, d'une manière raboteuse et sauvage, à une toise ou environ au-dessus de la surface de l'eau. Sur ce rocher est bâti un petit palais, où cependant l'on compte plus de cent chambres ou salons. Il a quatre faces, et il est d'une beauté et d'un goût que je ne saurais vous exprimer. La vue en est admirable. De là on voit tous les palais qui, par intervalle, sont sur les bords de ce bassin ; toutes les montagnes qui s'y terminent ; tous les canaux qui y aboutissent pour y porter ou pour en recevoir les eaux ; tous les ponts qui sont sur l'extrémité ou à l'embouchure des canaux ; tous les pavillons ou arcs du triomphe qui ornent ces ponts ; tous les bosquets qui séparent ou couvrent tous les palais, pour empêcher que ceux qui sont du même côté ne puissent avoir vue les uns sur les autres.
Les bords de ce charmant bassin sont variés à l'infini ; aucun endroit ne ressemble à l'autre ; ici ce sont des quais de pierre de taille où aboutissent des galeries, des allées et des chemins ; là ce sont des quais de rocaille construits en espèce de degrés avec tout l'art imaginable ; ou bien ce sont de belles terrasses, et de chaque côté un degré pour monter aux bâtiments qu'elles supportent ; et au-delà de ces terrasses il s'en élève d'autres avec d'autres corps de logis en amphithéâtre ; ailleurs c'est un bois d'arbres à fleurs qui se présente à vous ; un peu plus loin vous trouvez un bosquet d'arbres sauvages, et qui ne croissent que sur les montagnes les plus désertes. Il y a des arbres de haute futaie et de bâtisse, des arbres étrangers, des arbres à fleurs, des arbres à fruits.
On trouve aussi sur les bords de ce même bassin quantité de cages et de pavillons, moitié dans l'eau et moitié sur terre, pour toute sorte d'oiseaux aquatiques, comme sur terre on rencontre de temps en temps de petites ménageries et de petits parcs pour la chasse. On estime surtout une espèce de poissons dorés dont en effet la plus grande partie est d'une couleur aussi brillante que l'or, quoiqu'il s'en trouve assez grand nombre d'argentés, de bleus, de rouges, de verts, de violets, de noirs, de gris de lin, et de toutes ces couleurs mêlées ensemble. Il y en a plusieurs réservoirs dans tout le jardin mais le plus considérable est celui-ci : c'est un grand espace entouré d'un treillis fort fin de fil de cuivre pour empêcher les poissons de se répandre dans tout le bassin. Enfin, pour vous faire mieux sentir toute la beauté de ce seul endroit, je voudrais pouvoir vous y transporter lorsque ce bassin est couvert de barques dorées, vernies, tantôt pour la promenade, tantôt pour la pêche, tantôt pour le combat, la joute et autres jeux ; mais surtout une belle nuit, lorsqu'on y tire des feux d'artifice, et qu'on illumine tous les palais, toutes les barques et presque tous les arbres ; car en illuminations, en feux d'artifice, les Chinois nous laissent bien loin derrière eux ; et le peu que j'en ai vu surpasse infiniment tout ce que j'avais vu dans ce genre en Italie et en France.
L'endroit où loge ordinairement l'empereur et où logent aussi toutes ses femmes, l'impératrice, les koucy-fey, les fey, les pins, les koucigin, les tchang-tsai1, les femmes de chambre, les eunuques, est un assemblage prodigieux de bâtiments, de cours, de jardins, etc. ; en un mot, c'est une ville qui a au moins l'étendue de notre petite ville de Dole ; les autres palais ne sont guère que pour la promenade, pour le dîner et le souper. Ce logement ordinaire de l'empereur est immédiatement après les portes d'entrée, les premières salles, les salles d'audience, les cours et leurs jardins ; il forme une île, il est entouré de tous les côtés par un large et profond canal ; on pourrait l'appeler un sérail. C'est dans les appartements qui le composent qu'on voit tout ce qu'on peut imaginer de plus beau en fait de meubles, d'ornements, de peintures (j'entends dans le goût chinois), de bois précieux, de vernis du Japon et de la Chine, de vases antiques de porcelaine, de soieries, d'étoffes d'or et d'argent. On a réuni là tout ce que l'art et le bon goût peuvent ajouter aux richesses de la nature.
De ce logement de l'empereur, le chemin conduit presque tout droit à une petite ville, bâtie au milieu de tout l'enclos. Son étendue est d'un quart de lieue en tout sens. Elle a ses quatre portes aux quatre points cardinaux ; ses tours, ses murailles, ses parapets, ses créneaux. Elle ses rues, ses places, ses temples, ses halles, ses marchés, ses boutiques, ses tribunaux, ses palais, son port ; enfin, tout ce qui se trouve en grand dans la capitale de l'empire s'y trouve en petit.
Vous ne manquerez pas de demander à quel usage est destinée cette ville où tout doit être, pour ainsi dire, étranglé, et dès là fort médiocre : est-ce afin que l'empereur puisse s'y mettre en sûreté en cas de malheur, de révolte ou de révolutions ? Elle peut avoir cet usage, et cette vue a pu entrer dans le dessein de celui qui l'a fait construire ; mais son principal motif a été de se procurer le plaisir de voir en raccourci tout le fracas d'une grande ville toutes les fois qu'il le souhaiterait.
Car un empereur chinois est trop esclave de sa grandeur pour se montrer au public quand il sort ; il ne voit rien ; les maisons, les boutiques, tout est fermé. Partout on tend des toiles pour empêcher qu'il ne soit aperçu. Plusieurs heures même avant qu'il passe, il n'est permis à personne de se trouver sur son chemin et cela sous peine d'être maltraité par les gardes. Quand il marche hors des villes, dans la campagne, deux haies de cavaliers s'avancent fort au loin de chaque côté, autant pour écarter ce qui s'y trouve d'hommes, que pour la sûreté de la personne du prince. Obligés ainsi de vivre dans cette espèce de solitude, les empereurs chinois ont de tout temps tâché de se dédommager et de suppléer les uns d'une façon, les autres d'une autre, aux divertissements publics que leur grandeur les empêche de prendre.
Cette ville donc, sous le règne de l'empereur régnant comme sous celui de son père, qui l'a fait bâtir, est destinée à faire représenter par les eunuques, plusieurs fois l'année, tout le commerce, tous les marchés, tous les arts, tous les métiers, tout le fracas, toutes les allées, les venues et même les friponneries des grandes villes. Aux jours marqués, chaque eunuque prend l'habit de l'état et de la profession qui lui sont assignés ; l'un est un marchand, l'autre un artisan ; celui-ci un soldat, celui-là un officier. On donne à l'un une brouette à pousser, à l'autre des paniers à porter, enfin chacun a le distinctif de sa profession. Les vaisseaux arrivent au port, les boutiques s'ouvrent ; on étale les marchandises ; un quartier est pour la soie, un autre est pour la toile, une rue pour les porcelaines, une pour les vernis ; tout est distribué. Chez celui-ci on trouve des meubles, chez celui-là des habits, des ornements pour les femmes ; chez un autre des livres pour les curieux et les savants. Il y a des cabarets pour le thé et pour le vin ; des auberges pour les gens de tout état. Des colporteurs vous présentent des fruits de toute espèce, des rafraîchissements en tout genre. Des merciers vous tirent par la manche, et vous harcèlent pour vous faire prendre de leurs marchandises. Là, tout est permis. On y distingue à peine l'empereur du dernier de ses sujets. Chacun annonce ce qu'il porte. On s'y querelle, on s'y bat ; c'est le vrai fracas des halles. Les archers arrêtent les querelleurs ; on les conduit aux juges dans leur tribunal. La dispute s'examine et se juge ; on condamne à la bastonnade ; on fait exécuter l'arrêt, et quelquefois un jeu se change, pour le plaisir de l'empereur, en quelque chose de trop réel pour le patient.
Les filous ne sont pas oubliés dans cette fête. Ce noble emploi est confié à un bon nombre d'eunuques des plus alertes, qui s'en acquittent à merveille. S'ils se laissent prendre sur le fait, ils en ont la honte, et on les condamne, ou du moins on fait semblant de les condamner à être marqués, bâtonnés ou exilés, selon la gravité du cas ou la qualité du vol. S'ils filoutent adroitement, les rieurs sont pour eux, ils ont des applaudissements, et le pauvre marchand est débouté de ses plaintes ; cependant tout se retrouve la foire étant finie.
Cette foire ne se fait, comme je l'ai déjà dit, que pour le plaisir de l'empereur, de l'impératrice et des autres femmes. Il est rare qu'on y admette quelques princes ou quelques grands ; et s'ils y sont admis, ce n'est que quand les femmes se sont retirées. Les marchandises qu'on y étale et qu'on y vend appartiennent, pour la plus grande partie, aux marchands de Pékin, qui les confient aux eunuques pour les vendre réellement ainsi tous les marchés ne sont pas feints et simulés. L'empereur achète toujours beaucoup, et vous ne devez pas douter qu'on ne lui vende le plus cher que l'on peut. Les femmes achètent de leur côté, et les eunuques aussi. Tout ce commerce, s'il n'y avait rien de réel, manquerait de cet intérêt piquant qui rend le fracas plus vif et le plaisir plus solide.
Au commerce succède quelquefois le labourage ; il y a dans ce même enclos un quartier qui y est destiné. On y voit des champs, des prés, des maisons, des chaumines de laboureurs : tout s'y trouve, les bœufs, les charrues, les autres instruments. On y sème du blé, du riz, des légumes, toutes sortes de grains : on moissonne, on cueille les fruits ; enfin l'on y fait tout ce qui se fait à la campagne ; et dans tout on imite, d'aussi près qu'on peut, la simplicité rustique et toutes les manières de la vie champêtre.
Vous avez lu sans doute qu'à la Chine il y a une fête fameuse appelée la fête des Lanternes ; c'est le quinzième de la première lune qu'elle se célèbre : il n'y a point de si misérable Chinois qui, ce jour-là, n'allume quelque lanterne. On en fait et on en vend de toutes sortes de figures, de grandeurs et de prix. Ce jour-là toute la Chine est illuminée, mais nulle part l'illumination n'est si belle que chez l'empereur, et surtout dans la maison dont je vous fais la description. Il n'y a point de chambre, de salle, de galerie où il n'y ait plusieurs lanternes suspendues au plancher. Il y en a sur tous les canaux, sur tous les bassins, en façon de petites barques que les eaux amènent et ramènent. Il y en a sur les montagnes, sur les ponts et presque à tous les arbres. Elles sont toutes d'un ouvrage fin, délicat ; en figures de poissons, d'oiseaux, d'animaux, de vases, de fruits, de fleurs, de barques, et de toute grosseur. Il y en a de soie, de corne, de verre, de nacre et de toutes matières. Il y en a de peintes, de brodées, de tout prix. J'en ai vu qui n'avaient pas été faites pour mille écus. Je ne finirais pas si je voulais vous en marquer toutes les formes, les matières et les ornements. C'est en cela, et dans la grande variété que les Chinois donnent à leurs bâtiments, que j'admire la fécondité de leur esprit ; je serais tenté de croire que nous sommes pauvres et stériles en comparaison.
Aussi leurs yeux, accoutumés à leur architecture, ne goûtent pas beaucoup notre manière de bâtir. Voulez-vous savoir ce qu'ils en disent lorsqu'on leur en parle, ou qu'ils voient des estampes qui représentent nos bâtiments ? Ces grands corps de logis, ces hauts pavillons les épouvantent ; ils regardent nos rues comme des chemins creusés dans d'affreuses montagnes, et nos maisons comme des rochers à perte de vue, percés de trous, ainsi que des habitations d'ours et d'autres bêtes féroces. Nos étages surtout, accumulés les uns sur les autres, leur paraissent insupportables ; ils ne comprennent pas comment on peut risquer de se casser le cou cent fois le jour en montant nos degrés pour se rendre à un quatrième ou cinquième étage.
— Il faut, disait l'empereur Cang-hi, en voyant les plans de nos maisons européennes, il faut que l'Europe soit un pays bien petit et bien misérable, puisqu'il n'y a pas assez de terrain pour étendre les villes et qu'on est obligé d'y habiter en l'air;
pour nous, nous concluons un peu différemment, et avec raison.
Cependant je vous avouerai que, sans prétendre décider de la préférence, la manière de bâtir de ce pays-ci me plaît beaucoup : mes yeux et mon goût, depuis que je suis à la Chine, sont devenus un peu chinois. Entre nous, l'hôtel de madame la duchesse, vis-à-vis les Tuileries ne vous paraît-il pas très beau ? Il est pourtant presque à la chinoise, et ce n'est qu'un rez-de-chaussée. Chaque pays a son goût et ses usages. Il faut convenir de la beauté de notre architecture, rien n'est si grand ni si majestueux. Nos maisons sont commodes, on ne peut pas dire le contraire. Chez nous on veut l'uniformité partout et la symétrie. On veut qu'il n'y ait rien de dépareillé, de déplacé, qu'un morceau réponde exactement à celui qui lui fait face ou qui lui est opposé : on aime aussi à la Chine cette symétrie, ce bel ordre, ce bel arrangement. Le palais de Pékin dont je vous ai parlé au commencement de cette lettre, est dans ce goût. Les palais des princes et des seigneurs, les tribunaux, les maisons des particuliers un peu riches suivent aussi cette loi.
Mais dans les maisons de plaisance on veut que presque partout il règne un beau désordre, une anti-symétrie. Tout roule sur ce principe : « C'est une campagne rustique et naturelle qu'on veut représenter ; une solitude, non pas un palais bien ordonné dans toutes les règles de la symétrie et du rapport » : aussi n'ai-je vu aucuns de ces petits palais, placés à une assez grande distance les uns des autres dans l'enclos de la maison de plaisance de l'empereur, qui aient entre eux aucune ressemblance. On dirait que chacun est fait sur les idées et le modèle de quelques pays étrangers ; que tout est posé au hasard et après coup ; qu'un morceau n'a pas été fait pour l'autre. Quand on en entend parler, on s'imagine que cela est ridicule, que cela doit faire un coup d'œil désagréable ; mais quand on y est, on pense différemment, on admire l'art avec lequel cette irrégularité est conduite. Tout est de bon goût, et si bien ménagé, que ce n'est pas d'une seule vue qu'on en aperçoit toute la beauté, il faut examiner pièce à pièce ; il y a de quoi s'amuser longtemps et de quoi satisfaire toute sa curiosité.
Au reste, ces petits palais ne sont pas, si je puis m'exprimer ainsi, de simples vide-bouteilles. J'en ai vu bâtir un l'année dernière dans ce même enclos, qui coûta à un prince, cousin germain de l'empereur, soixante ouanes2, sans parler des ornements et des ameublements intérieurs qui n'étaient pas sur son compte.
Encore un mot de l'admirable variété qui règne dans ces maisons de plaisance ; elle se trouve non seulement dans la position, la vue, l'arrangement, la distribution, la grandeur, l'élévation, le nombre des corps de logis, en un mot dans le total, mais encore dans les parties différentes dont ce tout est composé. Il me fallait venir ici pour voir des portes, des fenêtres de toute façon et de toute figure ; de rondes, d'ovales, de carrées et de tous les polygones ; en forme d'éventail, de fleurs de vases, d'oiseaux, d'animaux, de poissons, enfin de toutes les formes, régulières et irrégulières.
Je crois que ce n'est qu'ici qu'on peut voir des galeries telles que je vais vous les dépeindre. Elles servent à joindre des corps de logis assez éloignés les uns des autres. Quelquefois du côté intérieur elles sont en pilastres, et au dehors elles sont percées de fenêtres différant entre elles pour la figure. Quelquefois elles sont toutes en pilastres, comme celles qui vont d'un palais à un de ces pavillons ouverts de toutes parts, qui sont destinés à prendre le frais. Ce qu'il y a de singulier, c'est que ces galeries ne vont guère en droite ligne. Elles font cent détours, tantôt derrière un bosquet, tantôt derrière un rocher, quelquefois autour d'un petit bassin ; rien n'est si agréable. Il y a en tout cela un air champêtre qui enchante et qui enlève.
Vous ne manquerez pas sur tout ce que je viens de vous dire, de conclure, et avec raison, que cette maison de plaisance a dû coûter des sommes immenses : il n'y a en effet qu'un prince maître d'un État aussi vaste que celui de la Chine, qui puisse faire une semblable dépense, et venir à bout, en si peu de temps, d'une si prodigieuse entreprise, car cette maison est l'ouvrage de vingt ans seulement : ce n'est que le père de l'empereur qui l'a commencée et celui-ci ne fait que l'augmenter et l'embellir.
Mais il n'y a rien en cela qui doive vous étonner ni vous rendre la chose incroyable. Outre que les bâtiments sont presque tous des rez-de-chaussée, on multiplie les ouvriers à l'infini. Tout est fait lorsqu'on porte les matériaux sur le lieu. Il n'y a qu'à poser, et après quelques mois de travail la moitié de l'ouvrage est finie. On dirait que c'est un de ces palais fabuleux qui se forment tout d'un coup par enchantement dans un beau vallon ou sur la croupe d'une montagne. Au reste, cette maison de plaisance s'appelle Yven-ming-yven, c'est-à-dire le jardin des jardins, ou le jardin par excellence. Ce n'est pas la seule qu'ait l'empereur. Il en a trois autres dans le même goût, mais plus petites et moins belles. Dans l'un de ces trois palais, qui est celui que bâtit son aïeul Cang-hi, loge l'impératrice mère avec toute sa cour : il s'appelle Tchamg-tchun-yven, c'est-à-dire le jardin de l'éternel printemps. Ceux des princes, des grands seigneurs sont en raccourci ce que ceux de l'empereur sont en grand.
Peut-être direz-vous à quoi sert une si longue description ? Il eût mieux valu lever les plans de cette magnifique maison et me les envoyer. Je réponds, monsieur, qu'il faudrait pour cela que je fusse au moins trois ans à n'avoir autre chose à faire, au lieu que je n'ai pas un moment à moi et que je suis obligé de prendre sur mon sommeil pour vous écrire. D'ailleurs, il faudrait encore qu'il me fût permis d'y entrer toutes les fois que je le souhaiterais, et d'y rester autant de temps qu'il serait nécessaire. Bien m'en prend de savoir un peu peindre, sans cela je serais comme bien d'autres Européens, qui sont ici depuis vingt et trente ans et qui n'y ont pas encore mis les pieds.
Il n'y a ici qu'un homme, c'est l'empereur. Tous les plaisirs sont faits pour lui seul. Cette superbe maison de plaisance n'est guère vue que de lui, de ses femmes et de ses eunuques ; il est rare que dans ses palais et ses jardins il introduise ni princes ni grands au-delà des salles d'audience. De tous les Européens qui sont ici, il n'y a que les peintres et les horlogers, qui nécessairement, et par leurs emplois, aient accès partout. L'endroit où nous peignons ordinairement est un de ces petits palais dont je vous ai parlé. C'est là que l'empereur nous vient voir travailler presque tous les jours, de sorte qu'il n'y a pas moyen de s'absenter ; mais nous n'allons pas plus loin, à moins que ce qu'il y a à peindre ne soit de nature à ne pouvoir être transporté car alors on nous introduit, mais avec une bonne escorte d'eunuques. Il faut marcher à la hâte et sans bruit, sur le bout de ses pieds, comme si on allait faire un mauvais coup. C'est par là que j'ai vu et parcouru tout ce beau jardin, et que je suis entré dans tous les appartements. Le séjour que l'empereur y fait est de dix mois chaque année. On n'y est éloigné de Pékin qu'autant que Versailles l'est du Paris. Le jour nous sommes dans le jardin et nous y dinons aux frais de l'empereur ; pour la nuit, nous avons dans une assez grande ville ou bourgade, proche du palais, une maison que nous y avons achetée. Quand l'empereur revient à la ville, nous y revenons aussi, et alors nous sommes pendant le jour dans l'intérieur du palais et le soir nous nous rendons à notre église.
Voilà, monsieur, un de ces points qu'on ne trouve pas dans les livres, et pour lesquels vous avez eu quelque raison de ne pas vouloir que je vous y renvoyasse. Il ne me reste plus qu'à vous satisfaire sur les autres articles. Vous voulez donc savoir de quelle manière j'ai été reçu de l'empereur, comment il en use avec moi, ce que je peins ; comment on est ici logé, nourri ; comment les missionnaires y sont traités ; s'ils prêchent librement ; s'il est permis aux Chinois de professer la religion chrétienne ; enfin, ce que c'est que le nouveau bref du saint-siège sur les cérémonies chinoises : voilà bien de l'ouvrage que vous me donnez. Je ne sais si j'aurai le loisir d'en tant faire. Je suis tenté de composer avec vous et d'en laisser la moitié pour l'année prochaine. Commençons toujours, et nous irons jusqu'où nous pourrons aller.
J'ai été reçu de l'empereur de la Chine aussi bien qu'un étranger puisse l'être d'un prince qui se croit le seul souverain du monde, qui est élevé à n'être sensible à rien, qui croit un homme, surtout un étranger, trop heureux de pouvoir être à son service et travailler pour lui. Car être admis à la présence de l'empereur, pouvoir souvent le voir et lui parler, c'est pour un Chinois la suprême récompense et le souverain bonheur. Ils achèteraient bien cher cette grâce, s'ils pouvaient l'acheter. Jugez donc si on ne me croit pas bien récompensé de le voir tous les jours. C'est à peu près toute la paye que j'ai pour mes travaux ; si vous en exceptez quelques petits présents en soie, ou autre chose de peu de prix, et qui viennent encore rarement ; aussi n'est-ce pas ce qui m'a amené à la Chine, ni ce qui m'y retient. Être à la chaîne d'un soleil à l'autre ; avoir à peine les dimanches et les fêtes pour prier Dieu ; ne peindre presque rien de son goût et de son génie ; avoir mille autre embarras qu'il serait trop long de vous expliquer ; tout cela me ferait bien vite reprendre le chemin de l'Europe, si je ne croyais mon pinceau utile pour le bien de la religion et pour rendre l'empereur favorable aux missionnaires qui la prêchent, et si je ne voyais le paradis au bout de mes peines et de mes travaux. C'est là l'unique attrait qui me retient ici, aussi bien que tous les autres Européens qui sont au service de l'empereur.
Quant à la peinture, hors le portrait du frère de l'empereur, de sa femme de quelques autres princes et princesses du sang, de quelques favoris et autres seigneurs, je n'ai rien peint dans le goût européen. Il m'a fallu oublier, pour ainsi dire, tout ce que j'avais appris et me faire une nouvelle manière pour me conformer au goût de la nation : de sorte que je n'ai été occupé les trois quarts du temps qu'à peindre, ou en huile sur des glaces, ou à l'eau sur la soie, des arbres, des fruits, des oiseaux, des poissons, des animaux de toute espèce, rarement de la figure. Les portraits de l'empereur et des impératrices avaient été peints, avant mon arrivée par un de nos frères nommé Castiglione, peintre italien et très habile, avec qui je suis tous les jours.
Tout ce que nous peignons est ordonné par l'empereur. Nous faisons d'abord les dessins ; il les voit, les fait changer, réformer comme bon lui semble. Que la correction soit bien ou mal, il en faut passer par là sans oser rien dire. Ici l'empereur sait tout, ou du moins la flatterie le lui dit fort haut, et peut-être le croit-il : toujours agit-il comme s'il en était persuadé.
Nous sommes assez bien logés pour des religieux ; nos maisons sont propres, commodes, sans qu'il y ait rien contre la bienséance de notre état. En ce point nous n'avons pas lieu de regretter l'Europe. Notre nourriture est assez bonne : excepté le vin, on a à peu près ici tout ce qui se trouve en Europe. Les Chinois boivent du vin fait de riz, mais désagréable au goût et nuisible à la santé ; nous y suppléons par le thé sans sucre, qui est toute notre boisson.
L'article de la religion demanderait une autre plume que la mienne. Sous l'aïeul de l'empereur, notre sainte religion se prêchait publiquement et librement dans tout l'empire ; il y avait dans toutes les provinces un très grand nombre de missionnaires de tout ordre et de tout pays. Chacun avait son district, son église. On y prêchait publiquement, et il était permis à tous les Chinois d'embrasser la religion.
Après la mort de ce prince, son fils chassa des provinces tous les missionnaires, confisqua leurs églises, et ne laissa que les Européens de la capitale, comme gens utiles à l'État par les mathématiques, les sciences et les arts. L'empereur régnant a laissé les choses sur le même pied, sans qu'il ait été possible d'obtenir encore rien de mieux.
Plusieurs des missionnaires chassés sont rentrés secrètement dans les provinces ; de nouveaux venus les ont suivis en assez grand nombre. Ils s'y tiennent tous cachés le mieux qu'ils peuvent, cultivent les chrétientés et font tout le bien qui est en leur pouvoir, prenant des mesures pour n'être pas découverts et ne faisant guère leurs fonctions que la nuit.
Comme dans la capitale nous sommes avoués, nos missionnaires y exercent leur ministère librement. Nous avons ici trois églises, une aux jésuites français, et deux aux jésuites portugais, italiens, allemands, etc.
Ces églises sont bâties à l'européenne, belles, grandes, bien ornées, bien peintes, et telles qu'elles feraient honneur aux plus grandes villes d'Europe. Il y a dans Pékin un très grand nombre de chrétiens qui viennent en toute liberté aux églises. On va dans la ville dire la sainte messe, et administrer de temps en temps les sacrements aux femmes, à qui, selon les lois du pays, il n'est pas permis de sortir de la maison et de se rendre aux églises où se trouvent les hommes. On laisse dans la capitale cette liberté aux missionnaires, parce que l'empereur sait bien qu'il n'y a que le motif de la religion qui nous amène, et que si l'on venait à fermer nos églises et à interdire aux missionnaires la liberté de prêcher et de faire leurs fonctions, nous quitterions bientôt la Chine et c'est ce qu'il ne veut pas. Ceux de nos Pères qui sont dans les provinces n'y sont pas tellement cachés, qu'on ne pût les découvrir si on voulait ; mais les mandarins ferment les yeux, parce qu'ils savent sur quel pied nous sommes à Pékin. Que si par malheur nous en étions renvoyés, les missionnaires des provinces seraient bientôt découverts et renvoyés à leur tour. Notre figure est trop différente de la chinoise pour pouvoir être longtemps inconnus.
Enfin, monsieur, nous voici au dernier article. Vous voulez que je vous parle du nouveau bref du saint Père contre les cérémonies chinoises. Comment vous satisfaire ? Sans étude et sans science, je serais téméraire d'entrer là-dessus dans aucun détail. Tout ce que je puis vous dire, c'est que ce bref ne décourage nullement les missionnaires. En obéissant au saint-siège, ils feront d'ailleurs tout ce qui est en leur pouvoir, persuadés que Dieu ne leur en demande pas davantage. Ne donnez donc aucune créance aux discours, aux libelles de quelques personnes mal intentionnées. Je me suis fait jésuite très tard ; ainsi ce ne sont pas les préjugés de l'éducation qui me conduisent : mais j'examine, je réfléchis et je vois que tout ce qu'il y a ici de jésuites sont habiles, soit pour les sciences de l'Europe, soit pour les connaissances de la Chine ; que ce sont des hommes d'une grande vertu. Ils sont sans doute bien plus instruits que moi sur le compte de ceux qui ne travaillent qu'à les décrier ; cependant ils se taisent sur ce sujet, et ils se feraient un grand scrupule d'en parler ; je ne les ai jamais ouïs s'expliquer à cet égard qu'avec la dernière réserve. La charité, parmi eux, va de pair avec l'obéissance au Saint-Siège ; et cette obéissance est totale et parfaite. Le saint Père a parlé, cela suffit. Il n'y a pas un mot à dire ; on ne se permet pas même un geste ; il faut se taire et obéir. C'est ce que je leur ai souvent entendu dire, et récemment encore à l'occasion du nouveau bref.
Quant à ce qui regarde le progrès que fait ici la religion, je vous ai déjà dit que nous y avons trois églises et vingt-deux jésuites, dix Français dans notre maison française, et douze dans les deux autres maisons, qui sont Portugais, Italiens et Allemands. De ces vingt-deux jésuites, il y en a sept occupés comme moi au service de l'empereur. Les autres sont prêtres, et par conséquent missionnaires. Ils cultivent non seulement la chrétienté qui est dans la ville de Pékin mais encore celles qui sont jusqu'à trente et quarante lieues à la ronde, où ils vont de temps en temps faire des excursions apostoliques.
Outre ces jésuites européens, il y a encore ici cinq jésuites chinois, prêtres, pour aller dans les lieux et dans les maisons où un Européen ne pourrait pas aller sans risque et avec bienséance. Il y a, outre cela, dans différentes provinces de cet empire trente à quarante missionnaires jésuites ou autres. Notre maison française baptise régulièrement chaque année près de cinq à six cents adultes, tant dans la ville que dans la province, et dans la Tartarie au-delà de la grande muraille. Le nombre des petits enfants de parents infidèles monte ordinairement jusqu'à douze ou treize cents. Nos Pères portugais, qui sont en plus grand nombre que les Français, baptisent un plus grand nombre d'idolâtres ; aussi comptent-ils, dans cette seule province et la Tartarie, vingt-cinq à trente mille chrétiens au lieu que dans notre mission française on n'en compte guère qu'environ cinq mille.
Je suis très souvent témoin de la piété avec laquelle les chrétiens s'approchent des sacrements, qu'ils fréquentent le plus souvent qu'il leur est possible. Leur modestie et leur respect dans l'église me charment toutes les fois que j'y fais attention. Il ne sera pas, comme je crois, hors de propos de vous faire part d'un effet singulier de la grâce du saint baptême, conféré il y a quelques mois à une jeune princesse de la famille du Sounou dont il est parlé dans différents recueils des Lettres édifiantes, à l'occasion des persécutions qu'elle a eu à soutenir de la part du dernier empereur.
Un des princes chrétiens de cette illustre famille vint à notre église, dans le mois de juillet de cette année, dire à un de nos Pères qu'il apprenait dans le moment qu'une de ses nièces, qui depuis quelques mois avait témoigné quelque envie de se faire chrétienne, était à l'extrémité. Comme ce père ne pouvait lui-même aller dans cette maison d'infidèles, il donna au zélé prince une fiole pleine d'eau, dans la crainte qu'il n'en pût trouver aussi promptement que le cas pressant l'exigerait, à cause du trouble et de la confusion où était la maison de la malade. Ce prince, très instruit de la religion, s'en va avec empressement trouver la jeune princesse, qui n'avait plus l'usage de la parole ; il voit l'extrémité où elle était réduite ; il avertit les parents infidèles du dessein qu'il a de la baptiser ; et ceux-ci n'ayant fait aucune opposition, il fait à la malade les interrogations accoutumées en pareil cas ; il l'avertit de lui serrer la main pour signe qu'elle entend ce qu'il lui propose et cette marque lui ayant été donnée, il avertit la malade qu'il va lui verser de l'eau sur la tête pour la régénérer en Jésus-Christ. Cette jeune princesse s'agenouille alors du mieux qu'elle peut pour recevoir cette grâce ; elle répand des larmes pour témoigner son regret et sa joie, et le prince, plein de foi, la baptise. À peine eut-elle reçu ce sacrement, qu'elle s'endormit d'un paisible sommeil. Ses parents, quoique infidèles, avertis de son baptême, furent tranquilles sur son sort et ne doutèrent nullement que Dieu ne lui rendit la santé. Au bout de quelques heures de sommeil, elle s'éveilla et jeta un grand soupir. Depuis plusieurs jours elle ne pouvait prendre aucune nourriture ; on lui donna à manger, et elle avala sans peine : elle se rendormit ensuite, et, après s'être éveillée, elle s'écria qu'elle était guérie et effectivement elle jouit aujourd'hui d'une parfaite santé.
Je ne vous dis rien de la perte qu'a faite la mission des pères d'Entrecolles et Parennin : l'un et l'autre sont morts dans une grande réputation de sainteté, et sont regrettés, non seulement des missionnaires qui les connaissaient plus intimement, mais encore de tous les chrétiens de cette mission. Je ne doute pas que vous n'ayez déjà vu le détail des vertus et des travaux des ces deux hommes apostoliques.
Je crois qu'il est temps, monsieur, pour vous et pour moi, de finir cette lettre qui m'a conduit plus loin que je ne croyais d'abord. Je voudrais de tout mon cœur pouvoir, par quelque chose de plus considérable, vous témoigner ma parfaite estime. Il ne me reste qu'à vous offrir mes prières auprès du Seigneur. Je vous demande aussi quelque part dans les vôtres, et suis très respectueusement, etc.
Notes
1) ↑— Ce sont les titres des femmes, plus ou moins grands selon qu'elles sont plus ou moins en faveur. Le nom de l'impératrice est Hoang-heou, celui de l'impératrice mère est Tayhèou.
2) ↑— Une ouane vaut 10.000 taels, le tael vaut 7 livres 10 sous, ainsi 60 ouanes font 4.500.000 livres.
Jean-Denis Attiret
Abbé Paul Brune,
Dictionnaire des Artistes et Ouvriers d'Art de la Franche-Comté, 1912
Après avoir été l'élève de son père (peintre et menuisier à Dole), il alla se perfectionner à Rome, sous les auspices du marquis de Broissia, qui avait habité cette ville. À son retour, il s'arrêta à Lyon, où il peignit plusieurs portraits, parmi lesquels ceux du cardinal de la Tour-d'Auvergne, archevêque de Vienne, de l'archevêque de Lyon, de M. Perrichon, prévôt des marchands. Il revint ensuite à Dole et il y passa quelques années pendant lesquelles il produisit des tableaux et d'autres portraits. Le voisinage du collège des Jésuites le porta à la vocation religieuse. Le 31 juillet 1735, il entra au noviciat de la compagnie à Avignon, où il peignit les Quatre Évangélistes sur les pendentifs du dôme de la chapelle, fresques d'une facture classique qui existent encore. En ce moment, la mission de Chine demandant un peintre habile, pour le service de l'Empereur, le frère Attiret sollicita cet apostolat. Il partit vers la fin de 1737, et, vers 1743, il devint peintre attitré de Kien-Long avec le frère Castiglione jésuite portugais déjà établi. Dans le palais impérial, il installa son atelier où se formèrent quelques artistes chinois, ses collaborateurs ; il a raconté lui même les nombreuses épreuves qu'il eut à subir pour façonner sa peinture aux goùts de l'empereur. Dans les rares loisirs que lui laissait son service officiel, il décora les églises chrétiennes et travailla pour les grands personnages qui se disputaient ses œuvres. Outre l'Adoration des Mages que conservait l'empereur, on cite un Ange gardien, peint pour la chapelle de la mission, et plus de deux cents portraits, auxquels s'ajouten les innombrables tableaux et fresques qu'il lui fallut produire presque journellement pour le palais impérial. Le P. Amiot fut autorisé à voir quelques-unes de ces décorations, entre autres un plafond représentant le Temple de la Gloire civile et quatre tableaux des Saisons.
En 1754, Attiret avait été appelé en Tartarie par l'Empereur qui, depuis 1753, combattait les peuples des frontières de la Chine. À cette occasion, le jésuite reçut le titre de mandarin, titre qu'il refusa, mais dont on lui rendit les honneurs après sa mort. Jusqu'en 1760, les victoires de l'empereur se succédèrent, donnant lieu à des tableaux commémoratifs exécutés par les frères Attiret, Castiglione, Damascenus et Sichelbarth. Le 13 juillet 1765, un décret de l'empereur ordonna que seize dessins de ces tableaux seraient envoyés en France pour être gravés. Le 31 décembre 1766, quatre dessins furent remis à M. de Marigny qui chargea C.-M. Cochin de diriger la gravure de cette suite connue sous le nom de Conquêtes de l'Empereur de Chine. Jusqu'en 1774, ce dernier y fit travailler les graveurs L.-J. Masquelier, J. Aliamet, J.-P. Le Bas, Auguste de Saint-Aubin, F.N. Née, B.-L. Prevost, P.-P. Choffard et N. de Launay. Les gravures I (Hommage des Eleuths), XIV (Bataille d'Altchour) et XV (Combat dans la montagne de Pouiolt-Kol) ont été exécutées d'après les dessins d'Attiret, datés de 1763 et 1764. Quand le travail prit fin les planches furent expédiées avec 100 épreuves à Pékin. On ne conserva, à Paris, que quelques épreuves destinées à la famille royale et au cabinet du Roi. Le tout avait été tiré sur du papier fabriqué exprès et nommé Grand Louvois. Plus tard, le graveur Helman fit une réduction de cette suite. En janvier 1770, l'abbé Viguier, de Besançon, proposa à M. de Marigny, pour 45 louis, deux recueils envoyés de Pékin par le frère Attiret. L'un de ces recueils contenait deux livres chinois avec quarante gravures décrivant Yven-ming-Yven et les maisons de plaisance de l'Empereur bâties hors des murs de Pékin.
« L'autre recueil contenait trois livres, dont un chinois et les deux suivants avec 147 planches : le tout décrivant la fête du 60e anniversaire de l'Impératrice en 1752. Les décorations [de cette fête] commençaient à Yven-ming-Yven, et se terminaient au Palais qui est dans le centre de Pékin, de la ville tartare. Elles occupaient un espace d'environ quatre lieues ». La lettre datée du 5 janvier 1770, fut communiquée à Cochin qui répondit, le 11 janvier suivant, qu'il s'agissait de gravures faites d'après les dessins d'Attiret, « d'ailleurs médiocre dessinateur », mais très exactes. Eu égard à cette qualité, il conseillait l'achat des deux recueils par la Bibliothèque du Roi. L'abbé Viguier fut donc prié de s'adresser à cette dernière.
On lui attribue un Christ mourant (chapelle des sœurs de Saint-Charles, Dole); un Paysage avec des ruines antiques et des moines, peint à Pékin en 1741 (musée de Dole); deux grands tableaux provenant de l'église prieurale de Jouhe (Jura) et dénaturés par les restaurations d'un amateur (église de Monnières, Jura).
Le Portrait interdit est un drame historique franco-chinois réalisé par Charles de Meaux, sorti en décembre 2017. Il met en scène la rencontre entre un frère jésuite, peintre à la cour de Chine et l'impératrice Ulanara, deuxième épouse de l'empereur Qianlong.
Le film, situé dans la Chine du xviiie siècle, met en scène un frère jésuite, Jean-Denis Attiret, devenu peintre officiel à la cour de l'empereur Qianlong et qui se voit confier le portrait de l'impératrice Ulanara, une ancienne concubine ayant succédé à la première femme de l'empereur. Une relation trouble s'installe entre le peintre et son modèle dont il n'est resté d'elle que ce portrait à la sensualité énigmatique.
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Jean-Denis Attiret (ayant adopté le nom chinois de Wang Zhi-cheng 王致诚 / 王致誠, wáng zhìchéng), né le 31 juillet 1702 à Dole (France) et mort le 8 décembre 1768 à Pékin (Chine), est un frère jésuite français, missionnaire et peintre de renom dans la Chine impériale (xviiie siècle).
Attiret reçut une première initiation artistique de son père même. Encore adolescent il passa deux ans à Rome parrainé par le marquis de Broissia, un seigneur de la région de Dole qui, de passage dans l'atelier de son père, avait remarqué le talent du jeune Jean-Denis. Sa carrière de peintre (surtout de portraits et de thèmes religieux) semblait déjà bien lancée lorsqu'il décida d'entrer dans la Compagnie de Jésus (1735) : il avait 33 ans. Durant son noviciat à Avignon, il continua son activité d'artiste en peignant les quatre évangélistes dans la chapelle de la maison. Lorsque les missionnaires jésuites de Chine demandèrent l'aide d'un artiste pour leur travail à la cour impériale, Attiret se porta volontaire.
Il quitta le port de Lorient le 8 janvier 1738 et arriva en Chine le 7 août et à Pékin l’an suivant. Le tableau – L’adoration des rois mages – qu'il offrit lors de l’audience de présentation charma tellement l’empereur Qianlong qu’il le nomma sur le champ peintre officiel de la cour. De ce jour Attiret travailla au palais impérial. Sous la direction d’un autre fameux peintre jésuite, l’italien Giuseppe Castiglione arrivé en Chine une vingtaine d’années plus tôt, Attiret se familiarisa aux thèmes favoris de la cour, les fleurs, les animaux et les scènes de guerre. Comme l’empereur insistait sur l’utilisation de méthodes et motifs chinois Attiret s’orienta vers un art de plus en plus sinisé. Malgré les contraintes sévères du protocole impérial, une véritable amitié se développa entre Attiret et l’empereur qui le visitait souvent dans son atelier. En 1754 Attiret accompagna l’empereur Qianlong en Asie centrale, où il devait recevoir la soumission de princes tatars. Ce fut l’occasion de plusieurs gravures commémorant les cérémonies, de même que les débuts de Attiret comme portraitiste. On a de lui le plus célèbre portrait de Qianlong, assis sur son trône.
Plus tard, en 1762, au bon plaisir de l'empereur, Castiglione convia Attiret et deux autres artistes à transposer les peintures d'An Deyi sous la forme de seize esquisses dans le cadre du projet intitulé Les Conquêtes de l'empereur de la Chine. Toujours plus en faveur Attiret préféra décliner la proposition de l’empereur qui souhaitait le faire mandarin. Il vécut ainsi 31 ans au palais impérial le décorant et réalisant au moins 200 portraits des membres de la cour et autres dignitaires. De cette époque datent également quelques œuvres religieuses, des scènes de la vie du Christ et des saints, telle que l’ange qui montre le ciel à un enfant. La majeure partie de son œuvre a cependant disparu, détruite par les troupes franco-anglaises lors du sac du Palais d'Été en 1860. Durant les cinq ou six dernières années de sa vie il souffrit de violents maux d’estomac mais ce ne fut que durant les derniers mois qu’il renonça à ses visites quotidiennes au palais impérial. En apprenant son décès (le 8 décembre1768) l’empereur envoya une importante somme d'argent pour couvrir les frais de funérailles et un eunuque fut envoyé par l'un des frères de Qianlong pour pleurer le peintre décédé, insigne honneur pour un missionnaire européen dans la Chine de l'époque.
Attiret a laissé également des écrits intéressants décrivant les coutumes de Chine, avec des aspects plus personnels: frustrations et joies de sa vie au palais impérial de Pékin:
Nous sommes pendant le jour à l'intérieur du palais [impérial], et le soir nous nous rendons à notre église. (...) Avoir à peine les dimanches et fêtes pour prier Dieu, ne peindre presque rien de son goût et de son génie, avoir mille autres embarras (...) tout cela me ferait bien vite reprendre le chemin de l'Europe si je ne croyais pas mon pinceau utile pour le bien de la religion.
Une seule de ses lettres est publiée dans Lettres édifiantes et curieuses.
– Jean-Denis Attiret, A Particular Account of the Emperor of China’s Gardens Near Pekin (translation, Sir Harry Beaumont), London, 1982.
– H. Bernard, Le frère Attiret au service de K'ien-long (biographie de Amiot), Shanghai, 1943.
– H. Walravens, China illustrata, Wolfenbüttel, 1987
– B. Gaulard, C. Scheck, Jean-Denis Attiret, un Dolois du xviiie siècle à la cour de l'empereur de Chine, catalogue d'exposition, Musée des beaux-arts de Dole, 2004.
– An Huo, Le peintre de Qianlong, BoD, 2016, avec la caution scientifique de l'Institut Ricci, Centre d'études chinoises, Paris.
– Violette Fris-Larrouy, D'un soleil à l'autre. Jean-Denis Attiret missionnaire jésuite peintre de l'Empereur de Chine, Éditions de la Bisquine, 2017.