« Il fut changé en cerf, et ses chiens de son sang s'abreuvèrent ; mais il n'était point coupable : le hasard seul le perdit. Une erreur pouvait-elle donc le rendre criminel ? »
Ovide,
Les Métamorphoses - Actéon, (III, 138-252).
« Actéon le berger, fils d'Aristée et d'Autonoé, regarda Diane au bain et voulu la violer. Diane, sous le coup de la colère, fit naître des cornes sur la tête d'Actéon qui fut dévoré par ses propres chiens. »
Hygin,
Fabulæ, CLXXX. Actæon.
« Chasseur tremblant devant les chasseurs, il s'élance de toute la vitesse de ses pieds vers les montagnes inhospitalières ; ses chiens ne reconnaissent pas leur ancien maître sous ces traits étrangers ; mais, excités par les ordres irrésistibles et par le courroux de Diane, animés d'une rage frénétique, égarés par cette fausse apparence, ils enfoncent les terribles rangées de leurs dents, meurtrières du cerf, dans ce corps à la peau tachetée qui les trompe, et le dévorent. »
Nonnos,
Les Dionysiaques, chant cinquième.
L'Hallali du cerf, Gustave Courbet
Certains voient dans ce tableau cynégétique de Gustave Courbet, L'Hallali du cerf, exposé au musée des beaux-arts de Besançon, une métaphore du pouvoir châtiant l'insolence de l'artiste. Courbet serait représenté en cerf agonisant et le piqueur maniant le fouet aurait les traits de Napoléon III. D'autres, filant une métaphore différente, moins politique et plus artistico-revancharde, comprennent que l'artiste, toujours le cerf, subit, dans ce grandiose hallali sur fond de neige immaculée, le harcèlement d'une nouvelle génération de peintres, sortant du bois au propre comme au figuré, représentée par la meute des chiens excités. La fréquente polysémie des œuvres invite à ne pas préférer une interprétation plutôt qu'une autre et autorise peut-être à apporter à l'herméneutique picturale sa modeste pierre.
La figure du cerf dévoré par des chiens, bien qu'elle puisse sans aucun doute avoir des réminiscences triviales ou politiques, s'impose aussi comme un topos de l'art occidental et de la civilisation greco-latine, celui du mythe grec d'Actéon.
Actéon, alors qu'il est à la chasse, surprend Artémis (Diane) pendant son bain. Celle-ci rendue furieuse qu'un mortel ait pu la contempler nue transforme l'importun en cerf. Actéon après cette métamorphose n'est plus reconnu par ses propres chiens qui le déchirent.
Actéon meurt parce qu'il a vu ce qu'il n'aurait pas dû voir, il a transgressé, fortuitement ou non, les différentes relations du mythe divergent, les limites fixées par les dieux à la connaissance humaine.
On notera que cette transgression s'accompagne illico presto d'un changement de forme mais aussi d'état. Le chasseur devient le gibier et l'entourage immédiat, ses chiens fidèles et obéissants, ne reconnaissant plus leur ancien maître, deviennent enragés et le dévorent.
Courbet, malgré certains témoignages lui déniant la moindre once de culture, visita pourtant de nombreux musées et copia à plusieurs reprises les maîtres anciens. Il n'est donc pas impensable que ses pérégrinations muséales l'aient mis face à l'un des tableaux relatant ce mythe et sans doute fort peu probable alors que ce dernier ait laissé insensible le chasseur impénitent qu'il était.
Tant qu'Actéon —ou tout autre mortel— se contente de prélever son dû à la nature il ne craint rien. Mais si par mégarde, ou à cause d'une insatiable curiosité, sa quête lui fait outrepasser les limites sacrées alors un renversement des valeurs entraîne sa perte.
N'en serait-il pas de même pour tout un chacun et a fortiori pour l'artiste, ce quêteur insatiable ? Qu'il chasse dans les eaux connues de la bienséance et du politiquement correct et rien de grave ne peut lui arriver mais si d'aventure la lumière trop vive de l'ineffable vérité vient à lui et qu'il la réfléchisse alors plus rien ne saurait le protéger du monde.
La vérité, la connaissance ont, dans la pensée sacrée, des marches qui ne doivent pas être franchies, au-delà commence la terra incognita où nul ne peut impunément s'aventurer sans risquer la mort ou la folie. Le monde profane connaît les siennes également…
Il est peu probable qu'on ne sache jamais quelle a été l'intention véritable de Courbet en peignant cet Hallali du cerf, peut-être, sans doute, aurait-il ri de bon cœur avec son bon gros rire rabelaisien de nos spéculations oiseuses, et peut-être aussi, s'il l'avait pu, aurait-il cité Pessoa : L'unique signification intime des choses, c'est le fait qu'elles n'aient aucune intime signification.
Gustave Courbet a eu 200 ans le 10 juin 2019.
RL
De Artibus Sequanis, L'Hallali du cerf.
Base Joconde : L'Hallali du cerf
Pilar Fernandez Uriel, Le Regard d'Actéon, bulletin de l'Association Guillaume Budé, 2013.
Ovide, Les Métamorphoses, III, 2
Nonnos, Les Dionysiaques, chant V
Apollodore, Bibliothèque, III, 4, 4
Hygin, Fabulæ, CLXXXI
Wikipedia : L'Hallali du Cerf
Wikipedia : Le cerf dans la culture
La symbolique du cerf dans la culture occidentale : Racines-traditions