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Le peintre Jules Adler

Lucien Barbedette
Éditions Sequania, Besançon, 1938




AU LECTEUR


C'est à chanter le peuple, ses peines, ses joies, ses rudes travaux, que Jules Adler s'est appliqué avec prédilection, Pleine de tendresse pour les humbles, son œuvre dénote un cœur que les souffrances humaines ne laissèrent point insensible. Sans souci des théories politiques ou sociales, parce qu'un impérieux instinct l'y poussa de bonne heure, il s'est tourné vers les malheureux que le sort ne favorisa point, vers ceux qu'épuise un dur labeur ou qui vivent en marge des conventions reçues et des conformismes ordinaires. D'où l'attrait que Jules Adler devait exercer sur moi.

Sans l' inépuisable bienveillance de l'artiste, qui accepta de me documenter sur les principales périodes de sa vie, je n'aurais pu écrire ces pages. Elles s'efforceront de jeter un peu de lumière sur la genèse et le développement d'une œuvre féconde, vivante, qui restera une source d'émotions généreuses pour les meilleurs esprits.

L. BARBEDETTE




ENFANCE ET PREMIÈRES ÉTUDES


Jules Adler naquit à Luxeuil le 8 juillet 1865. Entourée d’une splendide ceinture de prairies et de forêts, avec les sommets des Vosges pour horizon, cette petite ville est riche, en outre, de trésors artistiques que les plus grands centres se réjouiraient de posséder. Sa Tour de Ville, son hôtel du cardinal Jouffroy, son cloître, sa basilique Saint-Pierre, sa maison du bailli, sa maison François Ier constituent un ensemble unique dans la région comtoise souvent dévastée par les guerres. De vieilles demeures en grès rouge rappellent l’époque de la domination espagnole ; elles ont grand air et donnent à certaines rues un aspect de musée. Lorsque Jules Adler enfant, puis collégien, parcourait allègrement Luxeuil en compagnie de ses jeunes et joyeux camarades, elles étaient plus nombreuses encore ; la ville possédait un parfum d’antiquité qu’elle n’a pas perdu, mais que les transformations survenues depuis ont néanmoins atténué.

Originaires d’Alsace, ses grands-parents s’étaient fixés en Haute-Saône. Ses parents, de modestes marchands d’étoffes, eurent cinq enfants ; les trois premiers furent des garçons, les quatrième et cinquième des filles. Jules fut le troisième garçon. Située en haut de la ville, la boutique paternelle possédait une avancée sur la rue ; par les beaux soirs d’été, on y installait un banc pour faire la causette avec les voisins. De là, on pouvait voir l’artère principale, vrai cœur de la cité, qui, sinueuse et archaïque, descendait puis remontait jusqu’à l’ancien hôtel de ville, dont la tour élancée se silhouettait fièrement sur le ciel lumineux. Quand le soleil était déjà bas dans sa course, que les ombres s’allongeaient sur les trottoirs et que les vieux toits à pignons semblaient se rapprocher pour chuchoter entre eux, quand les boutiquiers sortaient sur leurs portes, que des groupes se formaient sur la chaussée et que les conversations marchaient bon train, le spectacle était magnifique d’intimité. Cette image familière s’imprima avec force dans le cerveau du futur peintre. Plus tard, c’est elle qu’il reverra de préférence, lorsque ses rêveries le ramèneront au pays natal ; et c’est elle qu’il fixera dans une de ses toiles les plus justement appréciées. Formes et couleurs lui permettront alors de rendre des impressions dont son âme d'enfant n'avait, certes, pu comprendre toute la profondeur.

Espiègle, exubérant, plein de vie, Jules Adler ne fut ni un enfant modèle, ni un petit saint Jean Baptiste. De bonne heure, il eut pour compagnons de jeunes drôles tout disposés à tirer les cordons des sonnettes, la nuit venue, et à lancer des boules de neige ou à faire des glissades sur les trottoirs, pendant l'hiver. Aux beaux jours, la campagne et surtout la forêt l'attiraient invinciblement. Longues randonnées sous les hautes futaies, baignade et pêche dans les ruisseaux voisins constituaient ses passe-temps favoris. Volontiers il pratiquait la maraude, grimpant aux arbres avec adresse, mangeant cerises, prunes ou pommes bien avant leur maturité. A l'époque des brimbelles ou des mûres, fort abondantes dans la région, il revenait à la boutique paternelle, la figure et les mains toutes barbouillées de noir. Parfois même il rentrait les vêtements couverts de boue, au grand désespoir de sa pauvre mère qui se lamentait et lui adressait des reproches.

Absorbés par leur besogne professionnelle et par les soucis que donne une nombreuse famille, ses parents ne songèrent point à contrarier ses goûts. Aussi pourra-t-il crayonner à son aise un peu plus tard. Nul ne prévoyait ce qu'il serait un jour, nul ne songeait à favoriser une vocation artistique que l'on ne soupçonnait point, mais lorsque Jules dessinait c'était le calme assuré pour les siens. Par la suite, quand les dons exceptionnels du jeune homme retiendront l'attention, ses bons parents sembleront à peine comprendre et ne témoigneront ni de beaucoup d'orgueil, ni de beaucoup de joie. Il est vrai que ce fils turbulent ne parvenait pas à s'intéresser aux étoffes et à reconnaître les tissus.

Jules Adler alla, tout jeune, au collège que ses deux frères fréquentaient déjà. Comme la ville ne possédait point d'école primaire, on avait ajouté trois classes élémentaires à cet établissement. C'est dans la classe des tout-petits que débuta l'enfant. « Ma taille devait être minuscule, m'a-t-il confié, car je me rappelle être tombé du banc où nous étions assis. Il me semblait très haut. Je l'ai revu plus tard ; c'est à peine s'il dépassait trente centimètres. » L'un de ses premiers maîtres fut Duhaut, le fils d'un artisan de la ville, qu'il retrouvera plus tard comme professeur de troisième. Ce jeune éducateur obtint, en effet, la licence classique ; nous lui devons une petite notice sur les Bains de Luxeuil. C'est vers dix ans que se manifesta, chez Jules Adler, une certaine inclination pour le dessin. On lui consacrait une heure par semaine à partir de la septième, et les élèves avaient à leur disposition des modèles gravés ou lithographiés. Déjà, précédemment, il éprouvait une joie spéciale à faire de belles cartes de géographie. Mais son plaisir fut plus vif encore de constater qu'il imitait, sans peine, des modèles scolaires difficiles ou des dessins faits par de grands élèves. D'où son application à manier le crayon, non seulement au collège, mais dans la boutique paternelle, lorsque le froid trop vif ou la pluie lui interdisaient de sortir. L'agrandissement, sur une feuille blanche, d'un gros sou représentant une République laurée tomba sous les yeux d'un imprimeur de la ville. Il félicita l'auteur et conseilla aux parents d'en faire un apprenti lithographe. Mais une telle perspective ne souriait guère à l'espiègle écolier.

Lyautey, son professeur de 6e, était un proche parent du futur maréchal ; sa sévérité excessive rendait ses leçons assez pénibles. En 7e, en 6e, en 5e, Jules Adler se maintint à la tête de sa classe et obtint de nombreux premiers prix. Mais à partir de la 4e, l'amour du dessin lui fit négliger les autres matières du programme ; d'où la légende qui l'a représenté comme un mauvais élève. D'humeur indépendante, il fit quelquefois l'école buissonnière. Dans une page savoureuse, le peintre a retracé son état d'esprit d'alors : « Voici la place Neptune, devant le collège. En fermant les yeux, il me semble la revoir aux premières belles journées du printemps. C'était le renouveau ; nous arrivions pour l'étude vers cinq heures. Il faisait délicieux ; l'air était embaumé. Tous les parfums, venant du Banney et des hautes platanes du Parc, nous troublaient profondément. Le ciel était d'un bleu si délicat, si tendre, l'heure si jolie que c'était pour moi, tout à coup, un désir fou de liberté, une envie de me sauver, de me griser de grand air, de me rouler dans l'herbe, de grimper aux arbres. Quelle tentation ! Il me semblait entendre la douce et délicieuse chanson du Morbief, cette petite rivière qui s'en va si mollement vers le Breuchin et dans laquelle, en été, nous courions nous baigner. Je revois, à cet endroit, une éclaircie, un trou de lumière avec une vue magnifique sur la plaine de Froideconche et, au fond du décor, la ligne bleutée des montagnes qui nous séparaient de l'Alsace. Mais la cloche sonnait et il fallait rentrer. Pourtant, je l'avoue, à ma honte, la tentation fut parfois trop forte et il m'arriva d'oublier Virgile pour le Banney.

« Et voici que d'autres souvenirs se précipitent. Voici les grands hivers d'autrefois, rudes et longs ; l'hiver de 1870-1871. Voici la guerre. À l'extrémité de la route de Faucogney, sur le petit monticule qui domine la plaine, j’étais venu avec toute une partie de la population écouter, comme les autres, les grondements lointains du siège de Belfort. Les grandes personnes faisaient de grands gestes que nous ne comprenions pas. Mais nous devinions cependant, serrés l’un contre l’autre, que quelque chose de grave se passait. Puis, c’est encore, à cette saison, l’étude du matin. Il faisait nuit. Nous arrivions couverts de neige, la figure enfoncée dans nos gros cache-nez. Mes frères et moi, marchant l’un derrière l’autre, nous faisions nous-mêmes la « frayée ». Avant d’entrer en classe, nous débarrassions nos sabots de leurs bottes de neige qui les rendaient informes. En étude, le poêle, tout rouge, ronflait. Et l’on revenait en glissant sur les trottoirs ; nous faisions la « guimbarde ». Nous roulions à terre les uns sur les autres, et, quand la police arrivait, on partait comme une volée de moineaux, les sabots à la main, pour courir plus vite sur les chaussons. »

À partir de la 4e, grec, latin, mathématiques furent négligés par le futur peintre. Il s’intéressa au français, et ses professeurs reconnurent que ses narrations ne manquaient pas d’originalité. Quant à l’enseignement du dessin, il devait être bon au collège de Luxeuil, puisque tout récemment deux élèves avaient obtenu les premiers prix, en cette matière, à un concours général, Ce qui valut au professeur d’alors, Blanchard, d’être nommé directement à Paris. Mathey, son successeur, qui donna au petit Jules les premières notions de dessin, deviendra par la suite un graveur renommé et obtiendra la médaille d’honneur du Salon. Il quitta bientôt Luxeuil, mais Adler le retrouva plus tard à Paris et des relations d’amitié s’établirent entre eux. Truchot, qui le remplaça, était un ancien instituteur. Sans avoir une éducation artistique très poussée et sans être exceptionnellement doué lui-même, il sut inspirer un grand amour du beau à ses élèves. Plusieurs deviendront d’excellents professeurs de dessin, et notre peintre lui vouera une reconnaissance durable. Truchot recevait l’adolescent chez lui, l’associait à ses travaux, lui pretait des ouvrages dont les illustrations savoureuses sont restées ineffaçablement gravées dans la mémoire de l’artiste. En outre, trois fois par semaine notre écolier se rendait au cours municipal du soir, que son professeur avait installé au troisième étage du vieil hôtel de ville ; il y rencontrait des ouvriers fondeurs et s’appliquait, pour sa part, à copier des plâtres et figures antiques. Néanmoins, le futur peintre n’avait pas la moindre idée de la carrière qui convenait à ses aptitudes ; l’avenir, dont il se préoccupait fort peu, restait un livre aussi fermé pour lui que pour ses parents et ses professeurs. Mais, à la fin de juillet 1879, survint un événement imprévu qui exerça une grande influence sur l’orientation de ses désirs et de ses goûts.

Le député Marquiset, intime ami du peintre Jean Gigoux et quelque peu peintre lui-même, avait présidé la distribution des prix du collège ; il visita ensuite une exposition de dessins faits par les élèves. Ceux du jeune Adler le frappèrent d’étonnement ; il fit venir le gamin, dont la taille restait minuscule malgré ses quatorze ans, et alla trouver ses parents, accompagné du maire et du principal. Confus et presque apeurés de recevoir une pareille visite, les parents se rangèrent sans peine à l’avis du député. On décida que l’écolier suivrait désormais son goût naturel pour les beaux-arts, et qu’on le dispenserait des cours de physique, de latin, et des autres matières qui lui déplaisaient. De plus, Marquiset, qui habitait un bourg voisin et qui possédait une remarquable collection de tableaux, invita le jeune prodige à venir dîner chez lui avec son professeur. Tous deux s’y rendirent, et cette visite laissa une impression profonde dans l’esprit de l’adolescent.

Pendant deux ans encore, Jules Adler viendra au collège ; mais, alors que ses camarades piocheront les langues anciennes ou les mathématiques, lui copiera de vieux modèles scolaires ou laissera vagabonder son crayon malicieux. Il s’exercera aussi à dessiner d’après nature et à manier le fusain. Néanmoins, il continuera d’assister aux cours de français, pour lesquels il éprouvait beaucoup d’attrait. Devenir professeur de dessin, telle sera à cette époque son plus vif souhait, sa suprême ambition.

C’est à Luxeuil que notre futur peintre rencontra Eugène Lomont, son aîné d’un an, à qui il n’adressa point la parole alors, mais qui sera l’un de ses bons amis plus tard. Chaque année, aux vacances de Pâques, Eugène Lomont venait avec sa maman et son frère, élève comme lui du collège catholique de Besançon, rendre visite à un cousin qui habitait la même maison que la famille Adler. Coiffés d’une casquette plate à visière, gantés de blanc, en uniforme à boutons dorés, les deux frères passaient bien sages et un peu guindés entre les hortensias bleus de la petite cour intérieure. Pour notre jeune sauvageon, ils représentaient la bonne éducation, le monde élégant et riche. Aussi se bornait-il à les regarder avec un étonnement mêlé de crainte. Eugène Lomont était de Lure ; en 1884 il rencontrera Adler dans un atelier parisien et des relations durables s’établiront très vite entre eux. Ce peintre connut des succès rapides et brillants ; nous lui devons des tableaux rayonnants de tendresse et d’intimité. Mais en 1900, la maladie interrompit cette carrière pleine de promesses ; et ce n’est point sans mélancolie qu’Adler rendra visite à cet ancien camarade, lorsqu’il reviendra en Haute-Saône.

Quand il quitta Luxeuil, notre héros n’en pouvait encore apprécier, à sa juste valeur, toute la pittoresque beauté. Le cadre unique et somptueux, où il avait vécu, lui était trop habituel, trop familier, pour qu’il y perçoive les merveilles de couleur et de lumière que son œil exercé y découvrira par la suite. Choses et gens avaient cet aspect utilitaire et pratique que prend tout ce qui fait partie de notre milieu ordinaire. Mille souvenirs, mille considérations étrangères à l’art s’interposaient entre ses regards et le réel. L’hôtel du cardinal Jouffroy c’était, avant tout, la demeure d’un petit camarade, dont la maman criait très fort lorsqu’on agitait, à toute volée, la sonnette de la porte cochère ; la maison François Ier apparaissait inséparable de la marchande, si gracieuse, qui avait installé là ses dentelles et ses broderies. Au cloître s’associait, invinciblement, l’image des vendeurs et des vendeuses qui s’y pressaient en foule, le samedi jour du marché. Quant à la magnifique Tour de Ville, elle semblait bien haute, lorsqu’il fallait grimper au troisième pour le cours municipal de dessin ; et le panorama qu’on découvrait de là-haut avait lui-même cessé d’être admirable, tant il était devenu familier.

Mais jamais Adler n’oubliera Luxeuil. Lorsque la gloire lui aura souri, il y reviendra souvent retrouver ses vieux camarades, ses vieux souvenirs, sa vieille maison natale où tout est resté pareil, où la forme des choses n’a pas changée. Jardin, bûcher, chambre à lessive, cuisine ont conservé le même aspect ; la rampe d’escalier qui lui fit user tant de fonds de culottes est toujours là. Seuls les êtres aimés ont disparu et sa jeunesse s’en est allée avec eux. Ils continuent pourtant de vivre dans son esprit et dans son cœur. « Jalousement, a-t-il écrit, je conserve le souvenir de cette bonne vie saine et paysanne. Je lui dois toute mon inspiration. Combien je suis heureux de le proclamer. Quand je raconte en mon langage d’artiste le chemineau qui chante de toute sa force la joie de la grande route, quand je décris les paysages, les pêcheurs, les ouvrier des faubourgs, les joies du peuple, ce n’est qu’une sorte d’autobiographie. C’est le pays qui chante en moi. Je n’ai qu’à chercher dans mes souvenirs l’écho de ces sympathies. »

Aujourd’hui, il comprend la beauté de Luxeuil et lui découvre un charme inégalable. Ses trésors d’art n’ont plus de secret pour lui ; il a étudié avec amour l’histoire de ses monuments ; il a scruté tous les aspects de son visage : il sait les heures qui le rendent grave et les heures qui le voient sourire. Pour traduire l’âme mystérieuse de ses vieilles rues et de ses vieilles demeures, sa palette dispose de couleurs aussi tendres que lumineuses. Reliant ses souvenirs d’enfant à ses impressions d’artistes, il s’aperçut vite, en effet, que la réalité n’était pas moins belle que le souvenir. Et les bois qui entourent la ville l’attirent aussi et le bercent délicieusement : « La forêt est là, dira-t-il, immobile, assoupie, sous un soleil blanc, deviné à la lisière, et qui mange l’horizon, qui se confond avec le ciel décoloré. Silence blanc aussi ; perception, très vague pourtant, d’un bruit très doux de feuilles qui, tendrement, se frottent l’une contre l’autre. Une sorte de bruit soyeux d’étoffes fines qu’on froisserait. Assis au pied d’un grand chêne, je me sens doucement bercé, presque engourdi de bien-être, et, au lieu d’inspiration, je n’ai l’envie que de respirer avec délice l’odeur forte et puissante de la nature. » Pour son pays natal, nul artiste n’éprouva jamais une affection plus profonde et plus durable.

LA FORMATION ARTISTIQUE

Jules Adler n’avait pas encore dix-sept ans, lorsque Truchot décida ses parents à l’envoyer à Paris. Il devait rejoindre, à l’École des Arts Décoratifs, son ancien camarade Pillard qui préparait le professorat de dessin. Ses deux frères, employés de magasin, se trouvaient déjà dans la capitale. Mais, comme la maman souffrait beaucoup de voir s’éloigner son troisième garçon, le père décida de liquider son commerce et de s’installer lui-même à Paris. Le départ de toute la famille eut lieu en avril 1882.

Ce ne fut point sans peine que l’adolescent s’habitua à ce nouveau milieu ; il restait plein de Luxeuil ; forêts et prairies lui manquaient. L’intense mouvement des rues, le bruit des voitures et des tramways, tout ce mystérieux inconnu que représentait pour lui la grande ville le troublait profondément. Il n’osa même pas rendre visite à Marquiset, qu’il reverra seulement quelques années plus tard. Néanmoins, il fit lui-même toutes les démarches nécessaires pour être accepté à l’École des Arts décoratifs. Sur le vu des dessins apportés au directeur, il fut autorisé à entrer sans examen. Mais, grosse déception pour lui qui s’estimait déjà fort, on le mit en troisième division avec les débutants. Il ne fit qu’y passer, d’ailleurs, et à la fin de l’année scolaire, en juillet 1882, il obtenait deux médailles en première division.

Les Arts Décoratifs étaient situés rue de l’École de Médecine, près du musée Dupuytren, dans un quartier pittoresque. Comme sa famille habitait rue de Marseille, près de la place de la République, et que le trajet était long pour revenir chez lui, le jeune Adler prenait quelquefois le repas de midi dans un restaurant à prix fixe, pour la somme de 0fr.75 ou de 1fr. 10. Plus souvent encore, afin de réaliser des économies et d’avoir un peu d’argent de poche, il déjeunait dans la cour même de l’École avec 15 centimes de pain, 30 centimes de bœuf bouilli, 10 centimes de frites et 5 centimes de confiture. Puis, en attendant les cours de l’après-midi, il s’en allait au Luxembourg jouer aux barres. Volontiers aussi il se perdait, non sur les grands boulevards, mais dans les petites rues noires et lépreuses, où grouillait une multitude de pauvres gens. Au début, son accent franc-comtois et son costume très modeste, qui sentait la campagne, lui valurent les railleries de ses camarades, parisiens pour la plupart. Comme il n’était guère patient, il ripostait, distribuant des bourrades et des coups. Très vite, d’ailleurs, il eut de bons amis, en particulier le futur prix de Rome Octobre, arrivé en sabots de son Poitou natal, et le futur grand sculpteur Jean Boucher. Quelquefois il rencontrait Pillard, son ancien, au café. Et, pour se distraire, il allait le samedi soir, avec ses frères ou d’autres camarades luxoviens, soit aux Variétés, soit à l’Opéra-comique, à la claque ou au paradis bien entendu.

Le directeur de l’école avait beaucoup de sympathie pour son nouvel élève ; il lui offrait des cigares et le tutoyait familièrement. À ses parents aussi, il réservait toujours un excellent accueil et donnait de solides espoirs. Pourtant d’Adler, comme de tous les jeunes gens qui fréquentaient sa maison, il voulait faire, non un artiste, mais un habile ouvrier décorateur. Et cet avenir sans horizon répugnait au futur peintre, comme il répugnait aux mieux doués de ses camarades. Ayant pris une conscience plus nette de ses aptitudes et de ses goûts, il rêvait d’autre chose et s’ennuyait à l’École. Aussi, se présenta-t-il, en 1883, à l’examen d’entrée de l’École des Beaux-Arts, sans avertir personne. Admissible le troisième, sur deux cents candidats environ, aux épreuves éliminatoires, il fut refusé à l’examen définitif qui comportait des études de nu et d’autres épreuves pour lesquelles il n’était aucunement préparé. Aux yeux du directeur des Arts Décoratifs, c’était une faute mortelle de se présenter à cet examen. Furieux d’apprendre qu’Adler voulait lui fausser compagnie, il le morigéna vertement ainsi que ses autres camarades coupables du même crime.

Mais le jeune homme en avait assez d’une atmosphère étouffante pour sa personnalité ; d’instinct, sans avoir de projet bien arrêté, il cherchait autre chose. Or, en décembre 1883, un samedi soir, alors qu’il flânait dans le quartier Notre-Dame, après la sortie des cours, il rencontra un ancien camarade. « Mon vieux, dit ce dernier, j’ai lâché les Arts Décoratifs ; je suis chez Julian, au faubourg Saint-Denis. C’est charmant à l’Académie Julian ! On y fait du nu toute la journée ; pas de brimades pour les nouveaux comme aux Beaux-Arts, et l’on travaille ferme. Deux fois la semaine, le patron vient corriger. »

Pour Jules Adler, ce fut une révélation. Sur-le-champ, il désira devenir, lui aussi, élève de l’Académie Julian. Mais comment décider sa famille ? Le directeur des Arts Décoratifs avait su gagner la confiance de son père. Puis, chez Julian, il fallait verser 30 francs par mois, sans parler de la masse, environ 16 francs, exigée pour l’entrée. C’était beaucoup pour des parents peu fortunés. Néanmoins, dès le soir, le futur peintre parla de son projet. Il plaida sa cause avec tant de chaleur, et fut si bien aidé par ses frères, qu’il obtint le consentement désiré.

Deux jours plus tard, le lundi matin, il entrait à l’Académie Julian. Ruche vivante, où travaillaient plus de deux cents élèves venus de tous les coins du monde, elle concurrençait l’École des Beaux-Arts. Située en plein cœur de Paris, elle s’ouvrait sur cet exubérant faubourg Saint-Denis qu’encombraient voitures ou charrettes des marchands de légumes et de fruits. Un intense brouhaha de jeunes gens, un continuel bourdonnement de vie l’animaient à l’intérieur. Elle avait alors deux grands ateliers, corrigés l’un par Bouguereau et Tony Robert-Fleury, l’autre par Lefebvre et Boulanger. Adler entra dans le premier, par pur hasard.

Debout sur la table, le modèle vivant était entouré des élèves qui dessinaient ou peignaient. Lorsqu’eut lieu le premier repos, le massier de l’époque, le futur industriel Michelin, demanda au nouveau le règlement de son entrée. Installé sans bruit devant un chevalet, ce dernier observait, écoutait, se faisait tout petit. On le remarqua peu, ce qui comblait ses désirs. Néanmoins son voisin immédiat, un athlète splendide, se tourna vers lui avec gentillesse et lui adressa la parole : « C’est toi le nouveau ? » — ; « Oui, monsieur » — ; « Eh bien ! tu as une bonne gueule. Je te prends sous ma protection ». Et le couvrant de ses deux grands bras, il dit aux autres : « C’est mon nouveau ; je ne veux pas qu’on y touche. » Cet athlète était Barbottin, le fils d’un pêcheur de l’île de Ré, un futur prix de Rome pour la gravure en taille douce ; son union libre avec une fille d’Elisée Reclus fit beaucoup de bruit par la suite. On avait un langage assez vert à l’atelier et le mot de Cambronne revenait souvent, accepté avec enthousiasme par les étrangers. L’un d’eux cependant, Bojidar Karageorgevitch, frère du prétendant au trône de Serbie, disait « crotte » de préférence, en pinçant les lèvres d’une façon caractéristique.

Adler travaillait avec ardeur. Afin d’obtenir le professorat de dessin, il étudiait même des matières spéciales comme l’anatomie et l’histoire de l’art. Lorsqu’il se présenta, en 1884, il fut reçu, à la grande joie de ses parents. C’est chez Julian qu’il connut Lucien Simon, René Ménard. Paul Chabas, Roussel, Vuillard pour qui il professe une estime toute particulière, Étienne Dinet dont les musulmans vénèrent aujourd’hui le tombeau comme celui d’un grand marabout1. Il y rencontra encore Lomont dont il devint vite l’ami. Avec Paul Chabas, nos deux Comtois, qui ne dédaignaient point les distractions, parurent sur la scène de l’Opéra, dans les Huguenots. Le chef de la figuration, qui recrutait pour chaque représentation le nombre d’hommes nécessaire, trônait chez un marchand de vin qu’un camarade d’atelier connaissait particulièrement. Chaque figurant recevait un franc ; mais nos trois rapins travaillèrent à l’œil, en qualité d’amateurs. Ils endossèrent des habits de pages, subirent de multiples bousculades et furent enfin poussés sur la scène qu’ils traversèrent en criant et en levant les bras.

C’est aussi en compagnie de Lomont qu’Adler alla, un dimanche, rendre visite à Jean Gigoux. Le peintre franc-comtois occupait, rue de Châteaubriand, l’hôtel de Mme de Balzac dont il avait été l’amant. Marquiset habitait avec lui. Jean Gigoux avait atteint l’extrême vieillesse ; il était petit, courbé, et de grandes moustaches blanches à la gauloise lui tombaient le long des joues ; en outre, il possédait le plus bel accent comtois qu’on puisse rêver. La conversation s’engagea : « Bonjour mes enfants » — « Bonjour Monsieur Gigoux. » — « De qui êtes-vous élèves, mes cocos ? » — « De M. Bouguereau » — « Ah ! vous êtes élève de Bouguereau. C’est un bon petit garçon ! » Ce petit garçon avait bien soixante ans ; mais, aux yeux du vieillard, il était resté le jeune homme d’autrefois. De la cave au grenier, l’hôtel de Jean Gigoux était tapissé de peintures qu’il légua au musée de Besançon.

Jusqu’à son départ à la caserne, en novembre 1885, Adler resta chez Julian. À l’École des Beaux-Arts, où il fut reçu 79e sur 90, il ne fréquentait guère que le cours Yvon : on y dessinait de la figure et la correction était assurée par des artistes connus. Une troisième médaille, obtenue au premier concours de l’École, lui avait pourtant valu le titre d’élève définitif. Titre enviable puisqu’il permettait de se présenter à tous les concours jusqu’à trente ans, sans être obligé au préalable de réussir au concours semestriel des places.

Jamais récompense ne lui apportera plus de joie que cette humble médaille, et volontiers il narre comment il apprit ce succès inespéré. On était en décembre ; la nuit arrivait très vite, et la galerie où l’on affichait les résultats était déjà plongée dans une ombre épaisse. Venu là avec quatre ou cinq camarades, qui ne le savaient pas élève des Beaux-Arts mais qui s’associaient à son badinage et à ses jeux, il chercha vainement à lire le nom des lauréats. Vainement aussi les autres s’y efforcèrent. Toutefois quelqu’un avait des allumettes ; et voici que, dans les trois noms récompensés, Adler put découvrir le sien. « C’est toi ! » lui disaient ses jeunes camarades ébahis. Oui, c’était lui. Son plaisir fut sans borne : et il entraîna les témoins de son bonheur, place de l’École, chez la mère Moreau, où, pour deux sous, l’on vendait des « chinois », petites oranges vertes et confites qu’on servait dans de petits verres. Avec les quatorze sous qu’il avait en poche, on arrosa la médaille ; puis il revint chez lui annoncer la bonne nouvelle à ses parents. Ce succès l’encouragea ; portant ses regards plus haut, il osa formuler l’espoir d’être, non un professeur de dessin, mais un peintre. Afin de rester libre, sans autre souci que celui de l’art, il se sentait disposé à tout, même à peindre des lettres d’enseigne et des devantures pour gagner sa croûte quotidienne. En mai 1885, il fit partie de la délégation des jeunes rapins chargés de porter une couronne à l’enterrement de Victor Hugo. Bien qu’élève peu assidu de l’École des Beaux-Arts, il devait pourtant y revenir comme professeur, beaucoup plus tard il est vrai, en 1928.

Julian appréciait les qualités d’Adler et son application au travail, en outre il connaissait la situation modeste de ses parents, aussi lui déclara-t-il, après ces premiers succès, qu’il pourrait venir à l’Académie autant qu’il le jugerait bon, sans avoir désormais rien à payer. Bien mieux, Julian lui procura des leçons qui l’aidèrent à vivre. Et, de la sorte, il fut introduit dans un monde aristocratique, où tous se montrèrent fort aimables, mais qu’il sentit n’être pas le sien. Sa première élève fut la princesse Jablonowska, fille naturelle du roi d’Italie ; elle était d’une beauté superbe et avait vingt ans. Dans ce milieu, notre peintre rencontra le député Tony-Révillon, les princes Karageorgevitch et Jérôme Bonaparte. Ce dernier l’invita à passer ses vacances avec lui, en Suisse ; mais Adler refusa, car d’instinct il se sentait attiré vers un monde fort différent, celui des pauvres, des travailleurs, des hors la loi. Mariée plus tard au fils de Sarah Bernhart, un vrai forban, la princesse Jablonowska fut extrêmement malheureuse et mourut très jeune.

Une question embarrassante se posait maintenant pour notre artiste. Il allait avoir vingt ans et le tirage au sort n’était plus éloigné. Jouerait-il sa chance ? Au risque de faire cinq ans, comme son frère aîné, alors soldat dans l’infanterie de marine ? Ses parents répugnaient à une solution si hasardeuse, et lui-même n’ignorait pas qu’un séjour trop prolongé à la caserne serait fatal à sa carrière de peintre. S’il souscrivait un engagement décennal au service de l’État, comme professeur de dessin, il échappait complètement au service militaire. Mais s’exiler en province, renoncer à son indépendance artistique pour devenir fonctionnaire, le jeune homme ne s’y résignait pas. Finalement, il opta pour le volontariat d’un an, que son titre d’élève définitif de l’École des Beaux-Arts lui permettait de choisir. À un concours organisé par la ville de Paris, il avait d’ailleurs obtenu une bourse de volontariat de 1.500 francs. Cette solution réduisait au minimum la durée du service militaire, sans obliger le peintre à devenir professeur de dessin. Les parents acceptèrent après bien des hésitations.

Sans illusion sur le résultat final, il voulut néanmoins concourir pour le prix de Rome, avant son départ pour le régiment. C’est à cette occasion qu’il connut Willette, le célèbre dessinateur du Chat Noir, le délicieux peintre de Montmartre. Tous deux occupaient la même loge, car les candidats étaient nombreux cette année-là. Adler se sentait fort ému de ce voisinage. Willette, doux et bon enfant, lui demanda son nom et son âge ; lorsqu’il eut appris que son jeune compagnon n’avait que vingt ans, il ajouta : « Moi j’en ai trente et, tu vois, c’est une chose très agréable de marquer sa dernière étape à l’École. » Un de ses amis du Chat Noir et lui étaient venus avec un chevalet, un litre de vin, du saucisson et un gros pain de six livres, car on déjeunait dans les loges. On donna pour sujet : Créon bannissant Médée et ses enfants. Willette représenta l’intérieur d’une petite cour parisienne. Des pots de géranium décoraient une fenêtre du premier étage : et, à cette fenêtre, une femme, Médée, saisissant un des pots, le laissait choir sur la tête de ce pauvre Créon qui, au grand désespoir de la concierge, s’enfuyait, bras en l’air et tête baissée, suivi de deux enfants. On juge du succès, lorsqu’on exposa cette esquisse à la salle Melpomène ! Quant à Jules Adler, il se consola sans peine d’un échec qu’il prévoyait.

Pendant les vacances, il séjourna deux mois à Concarneau en Bretagne, chez Bojidar Karageorgevitch, son camarade d’atelier, qui l’avait invité avec insistance. La splendide beauté de la mer l’enchanta ; et, s’efforçant de fixer ses impressions, il commença des études de paysage. De retour à Paris, il fréquenta assidûment le Louvre, attiré surtout par les galeries de dessins où il exécutait, furtivement, des copies sur de petites pages d’album. Sa joie était aussi grande alors qu’à l’époque où il maniait bien sagement son crayon, tapi derrière le comptoir de la boutique paternelle.

INCERTITUDE ET TATONNEMENTS

Parti à la caserne le 12 novembre 1885, Adler fut incorporé au 102e de ligne à Mayenne. Il aima les exercices physiques et devint tireur de première classe, moniteur de gymnastique, champion de course. Simple et bienveillant avec ses camarades de chambrée, il fut adoré de son escouade lorsqu’on l’eut nommé caporal.

Mais les méchancetés, les niaiseries, les injustices de la vie militaire le révoltaient. Il souffrait des brimades infligées aux braves garçons qui l’entouraient ; il souffrait de n’être libre ni de sa pensée, ni de ses gestes ; aussi le jour où il quitta la caserne lui sembla l’un des plus beaux de sa vie.

Crayon et pinceau ne furent point oubliés. Il exécuta trois paysages pour le colonel, décora la salle d’honneur, fit des pancartes pour le sergent, et surtout multiplia les croquis au tir et à la chambrée pour sa propre satisfaction. Le dimanche, tandis que ses camarades plus fortunés faisaient des excursions dans le voisinage, s’en allaient à Fougères, et quelquefois même poussaient jusqu’au mont Saint-Michel, il s’installait avec son attirail de peintre sur les bords de la Mayenne. Mélancolique et paisible, la ville ne le retenait guère ; de nombreux soldats déambulaient dans les rues, avec le constant souci de ne point oublier le salut réglementaire lorsqu’ils croisaient un supérieur hiérarchique. Des manœuvres il garda un très bon souvenir, parce qu’il se sentait plus près de la nature, Il remplit un album avec les croquis exécutés au cours des haltes. Mais, à la fin des manœuvres, son lieutenant chipa l’album dans sa musette et ne le rendit pas.

Le service militaire achevé, notre peintre regagna Paris. À l’Académie Julian, des visages inconnus se mêlaient à ceux des anciens camarades, mais c’était toujours la même animation, le même entrain joyeux. On travaillait avec courage ; on se délassait aussi avec les blagues de rapins, les bienvenues offertes par les nouveaux, les chansons hurlées en chœur dans toutes les langues et par tous. Les modèles hommes et femmes, des Italiens pour la plupart, se mêlaient aux élèves, les tutoyaient, vivaient familièrement avec eux. Deux fois par semaine, le patron corrigeait : corrections trop rapides, puisqu’en deux heures il devait donner des conseils aux soixante ou quatre-vingts élèves présents. Aux Beaux-Arts Adler suivait le cours Yvon, fréquenté par les meilleurs éléments de tous les ateliers. Il subit l’entraînement normal pour le concours des prix de Rome, concours auquel il se présenta deux fois sans succès.

Cet entraînement classique n’avait pour lui ni signification profonde, ni attrait. Bouguereau s’intéressait peu à ce jeune homme qui échouait dans les grands concours ; Tony Robert-Fleury, par contre, lui témoignait beaucoup de sympathie. Toutefois, d’instinct, Adler sentait qu’il fallait chercher autre chose, qu’il avait besoin d’un contact plus direct avec la nature. Un séjour en Limousin, au mois d’août 1887, chez un ancien camarade de régiment, lui fit mieux comprendre encore qu’il devait quitter les sentiers battus. Il goûta la beauté des vallées agrestes et des soleils couchants, il fréquenta les paysans, observa leur genre de vie, s’intéressa à leurs travaux. Hélas ! il ne parvenait pas à rendre ce qu’il éprouvait ; les règles de l’enseignement traditionnel se révélaient d’une insuffisance manifeste.

Pourtant, de retour à Paris, il continua de fréquenter l’atelier ; en 1888 et 1889, ses camarades le choisirent pour massier, c’est-à-dire qu’il dut recevoir les nouveaux et veiller au maintien des usages. Quelques leçons fournies par Julian, quelques portraits au fusain payés de 30 à 50 francs constituaient le plus clair de ses revenus. Ses parents étaient encore là heureusement ; et ses frères l’aidaient pour ses menues dépenses C’est avec eux qu’il allait parfois au Châtelet, à l’Opéra-comique, dans les places les moins chères, ou aux Concerts Colonne. Composé d’étudiants, d’étudiantes, de gens simples, souvent peu fortunés mais éperdûment épris de musique, le public des Concerts Colonne lui plaisait particulièrement. Il y voyait le sujet d’un tableau qu’il regretta toujours de n’avoir pu exécuter.

Quand le peintre invitait une petite amie à prendre une consommation, sa crainte était de la voir demander un sirop à 0 fr. 60 ou 0 fr. 75, au lieu du bock traditionnel à 0 fr. 30. Mais ses petites amies, généralement des modèles ou des fleuristes du faubourg Saint-Denis, étaient presque aussi bohèmes que des rapins. Elles ne souffraient pas de ce manque d’argent, et l’on se rattrapait par des tendresses et par l’enivrement des plus radieux espoirs.

Sur la direction qu’il convenait de suivre, Adler n’était pas fixé. Devait-il se consacrer plus spécialement à la figure, ou au paysage, ou à l’histoire ? Il n’en savait rien ; il attendait sans impatience que sonne pour lui l’heure des grandes déterminations. C’est lentement qu’il échappait à l’influence de ses maîtres, qu’il se déprenait des habitudes scolaires. Toutefois, l’amour qu’il nourrissait pour sa profession était si ardent que rien n’aurait pu l’amener à choisir autre chose. Peindre des persiennes au hasard de la route, exécuter à bon compte des portraits d’épicières ou de mastroquets ne l’auraient pas rebuté, à condition de rester libre de son temps et maître de son pinceau. Volontiers aussi, il aurait fabriqué des décors pour les théâtres, les cirques ou les baraques foraines. Hélas ! cette belle insouciance du lendemain, tous dans son entourage ne la partageaient pas.

Avec Clément Brun, l’un de ses meilleurs amis, il loua un atelier à la cité Fénelon, sans renoncer à l’Académie Julian. Adler y venait l’après-midi et n’y faisait en somme que des esquisses d’école ; son camarade y couchait. C’était un garçon charmant, qui apportait d’Avignon, sa ville natale, une jolie nature pleine de gaieté mais un peu paresseuse. Nos deux rapins avaient pour voisins de jeunes élèves du Conservatoire, dont plusieurs connaîtront la grande notoriété.

Clément Brun voulut que son ami l’accompagnât chez ses parents, au début des vacances. Avignon est une ville bien attirante. Là-bas régnait une atmosphère de rêve et de nonchalance ; le soleil était doux, le site admirable. Adler fit du paysage mais sans entrain, car l’existence était trop belle, et il était trop inexpérimenté encore pour comprendre toute la magnificence du spectacle qui l’environnait. À Maillane, il vit Mistral, splendide comme un dieu mais aimable et bonhomme. Sans doute, parce qu’il ne connaissait pas ses meilleurs poèmes, notre voyageur ne rapporta de cette entrevue qu’une impression superficielle. Il rencontra aussi les félibres Aubanel et Roumanille. Pourtant, c’est à la joie de vivre et aux douceurs de l’amitié qu’il s’abandonna surtout.

À Remiremont, où il passa le reste des vacances chez ses tantes maternelles, notre peintre oublia moins son métier. Avec ses verts excessifs, le pays semblait âpre et dur. Cependant Adler y découvrit de petits ruisseaux et des sous-bois délicieux ; au milieu des arbres et des pierres moussues, près de l’onde qui murmurait doucement, il goûta les joies de l’isolement complet, durant les chauds après-midi d’été. Un mystérieux silence, accompagné comme en sourdine de mille bruits harmonieux et doux, enveloppait notre artiste, le berçait délicieusement. Et son propre silence rendait moins timides les habitants de la forêt. Écureuils, putois, rats d’eau poursuivaient leurs ébats sous ses yeux ; des rouges-gorges effrontés se posaient presque sur sa palette. Surpris un jour par un orage épouvantable, en pleine forêt de sapins, il trouva un abri au bord du ruisseau voisin, sous les racines dénudées d’un arbre. Au bruit rageur d’une pluie ininterrompue se mêlaient le fracas de la foudre et le craquement des branches cassées. Or voici qu’une énorme buse, effrayée elle aussi, vint se poser à deux mètres du peintre, s’ébroua, puis se tint immobile, lui permettant de l’examiner tout à loisir. Mais, pour l’oiseau, l’homme est l’ennemi héréditaire ; ayant aperçu son voisin, brusquement, la buse reprit son vol pénible et lourd. De pauvres hères, peu nombreux il est vrai, fréquentaient la forêt : pêcheurs de truites penchés sur les ruisseaux, vieux bûcherons, petites gens de tout âge qui ployaient sous une charge de bois. Quelques-uns servirent de modèles à l’artiste, car chez eux comme dans la nature il devinait la vie profonde qui répondait à ses aspirations. Toutefois, il souffrait de voir que sa peinture restait bien inférieure à ce qu’il ressentait. Plusieurs années de suite, il passa ainsi le meilleur de ses vacances dans les Vosges aux austères et rudes forêts, parvenant à mieux se comprendre lui-même, à découvrir plus clairement ses aptitudes et ses goûts.

À Paris il fréquente de moins en moins l’Académie Julian, mais il piétine, il hésite, il se cherche. Bien qu’il s’intéresse encore peu au Salon, il expose, vers 1888, un bûcheron et une petite toile intitulée Misère. Cette dernière représentait un de ces pauvres bougres, moitié paysans moitié citadins, qui vivent dans la petite ville en faisant quelques courses ou en demandant l’aumône. Le fond primitif était campagnard et banal ; Adler chercha autour de lui une atmosphère mieux appropriée au caractère de l’homme. Finalement il choisit une rue de Paris maussade et triste, avec du brouillard et des omnibus. Recherche et choix fort significatifs, lorsqu’on connaît son œuvre ! Qu’est devenu ce tableau ! Le peintre n’en sait rien. D’autres tentatives faites vers la même époque furent moins heureuses.

L’incertitude de notre artiste allait croissant ; il dessinait des plâtres et des antiques comme au début. Tony Robert-Fleury s’en apercut.

« Ça ne va donc pas, mon petit Adler ? » lui demanda-t-il un jour. Et, comme ce dernier en convenait sans peine, il ajouta : « Eh bien ! venez me voir demain ; nous causerons un peu tous les deux ». Le lendemain, il invita son élève à l’aider dans la confection de grands panneaux qu’il devait faire pour l’exposition de 1889. Durant trois semaines, Adler agrandit des esquisses, fit des dessins préparatoires. Tony Robert-Fleury conversait familièrement avec lui, et lui montrait, par l’exemple, combien le travail d’atelier diffère de celui qu’on exécute dans la vie. Le dernier jour enfin, il dit en se faisant tout paternel : « Vous êtes fatigué, mon petit, ne rentrez plus à l’atelier. Promenez-vous pendant quinze jours, n’importe où, sur les quais, dans les faubourgs. Allez au musée du Louvre et ça vous fera grand bien. » Au contact de son patron, l’élève avait senti son marasme disparaître. Et le conseil qu’on lui donnait se grava dans sa mémoire pour toujours.

Corot, Une matinée de printemps, Louvre
Camille Corot, Souvenir de Mortefontaine, 1864, musée du Louvre

Maintes fois déjà, il avait visité le Louvre ; mais, pour un motif inexplicable, c’est lors de la visite effectuée à ce moment-là qu’il eut la révélation profonde de ce que sont les valeurs en peinture. Il passait, regardant tout sans rien approfondir, à travers les salles du XIXe siècle, lorsqu’il fut invinciblement attiré par un paysage de Corot, Une matinée de printemps. Et voilà qu’immobilisé devant la toile, il comprit brusquement ce qu’il y avait de prodigieux dans l’atmosphère calme et dans la lumière douce qui baignaient cette vision de sérénité. Il comprit aussi la secrète et merveilleuse harmonie qui régnait entre les gestes des personnages, deux jeunes filles accrochant des fleurs au tronc d’un arbre, et l’ensemble de ce spectacle simple, naïf, matinal. Son émotion fut si vive que des larmes jaillirent de ses yeux et qu’il pleura comme un enfant. Larmes très douces, larmes exquises qui lui remplissaient le cœur et le rafraichissaient. Éclairé sur l’insuffisance du classicisme et sur les lacunes de son éducation artistique, Adler se résolut à placer désormais la vérité bien au-dessus des recherches savantes.

Dernier sacrifice fait aux habitudes traditionnelles, il essaya encore un concours en loge à l’École des Beaux-Arts, en 1889. On était au mois d’août ; l’École était fermée ; et le temps semblait long dans ces loges petites, tristes, où les aînés s’amusèrent à dessiner leur portrait. De joyeuses blagues, heureusement, interrompaient le travail et coupaient la monotonie de ces chaudes heures d’été. La suivante, renouvelée plusieurs fois, obtint un franc succès. De nombreux provinciaux, attirés par l’Exposition. circulaient dans Paris, s’arrêtant au petit bonheur devant n’importe quel édifice public. Or, voici qu’un rapin, désireux de rire, fait l’emplette d’une casquette de gardien et s’installe devant la porte d’entrée des Beaux-Arts. Sérieux et compassés, quelques camarades se mettent en file à côté de lui. Des passants regardent, s’approchent. demandent si l’on peut visiter, puis viennent grossir le groupe, après réponse affirmative. Lorsqu’une trentaine de curieux sont réunis, l’on procède à la visite, et, pendant une heure, le faux guide parcourt des salles, rit en racontant d’extravagantes histoires. À la sortie, nos rapins passent les premiers et donnent ostensiblement à leur complice 50 centimes ou 1 franc. Les suivants s’exécutent à leur tour ; et l’on parvient à recueillir de 20 à 30 francs. Aubaine inespérée, qui permetttra de se rafraîchir, avec la joie que l’on devine, chez le mastroquet d’en face.

Ayant quitté l’École d’une façon définitive, Adler se proposa de travailler pour le Salon. Rue de Bondy, il loua, pour 132 francs par an, un atelier grand comme un mouchoir de poche. Toutefois, il n’y pouvait faire que de petits portraits et dut trouver un autre local, lorsqu’on lui commanda une toile de grande dimension, La Transfusion du sang de chèvre par le docteur Bernheim. On lui promettait 1.500 francs si le tableau était reçu au Salon, 1.200 francs s’il était refusé. Il fut reçu et obtint même une très large publicité. Jugé depuis fort sévèrement par l’auteur, il eut du moins cette heureuse conséquence de remplir un peu son escarcelle démunie et de lui permettre de passer des vacances à sa fantaisie, dans un coin perdu de la région vosgienne.

Adler s’installa non loin du Thillot, à Château-Lambert, dans une auberge certes peu confortable, où la nourriture et le logement laissaient beaucoup à désirer, mais nul compagnon ne troublait sa solitude ; notre peintre vivait à sa guise en communion directe avec la nature. Il fit des promenades en forêt par tous les temps, il alla au ballon de Servance et au ballon d’Alsace, bien moins pour travailler que pour écouter le langage chuchoté à l’artiste silencieux par la montagne et par les bois. Chaque soir, il montait à la Vierge des Neiges et s’asseyait au pied du monument. Enfoui dans sa pèlerine, un gros bâton à la main, il regardait la nuit s’étendre sur la vallée de la Moselle ; il écoutait mourir les derniers bruits du jour : quelques tintements de cloche, quelques appels. Le ciel grandissait, les étoiles s’allumaient ; frissonnant d’émotion ou de froid, il essayait de comprendre et vibrait au contact de toutes ces splendeurs. Sans lui apporter rien d’immédiat, ces heures de contemplation rendirent plus net encore le conflit entre son savoir et ses désirs. Ayant fait poser un vieux cordonnier de Château-Lambert, il exécuta avec lui une toile qui lui fut payée 80 francs ; on peut la voir aujourd’hui au musée de Remiremont.

Vers cette époque, il fit la connaissance de Dagnan-Bouveret qui, s’étant marié dans la Haute-Saône, séjournait à Corre, non loin de Passavant. Ses tableaux sincères, charmants, émus, obtenaient alors un gros succès à Paris. Un Franc-Comtois aurait pu mettre des noms propres sur les figures, tant elles étaient bien de la région. Cette peinture un peu petite, mais si joliment exécutée, avait troublé Adler ; il appréciait l’artiste, sans penser qu’il pourrait le connaître. Or, grâce au professeur de dessin du collège de Remiremont, il rencontra Dagnan-Bouveret à Corre ; il obtint même la permission d’apporter une grande toile de composition récente. Pour la véhiculer ce ne fut pas une mince affaire ; on utilisa un char à bancs ; et, à la confusion de son jeune admirateur qui ne savait que dire, le maître, toujours accueillant et modeste, aida à la décharger. Puis il la « dépiota » consciencieusement et, sans la trouver mauvaise, fit comprendre à l’auteur qu’elle n’était pas au point. En outre, il l’invita à venir le voir à Neuilly, où il recevait tous les dimanches dans la matinée. De pouvoir converser familièrement avec un artiste aussi considérable, de le trouver si simple et si bon, cela enthousiasma Jules Adler. Il estimait déjà l’œuvre ; désormais il aimera l’homme et, de retour à Paris, lui rendra visite presque chaque quinze jours. Quant à la toile, qui représentait un miséreux rencontré sous les arcades de Remiremont, elle fut rangée dans un coin et ne revit jamais le jour.

PREMIERS SUCCÈS - PREMIER VOYAGE

Bientôt Adler connaîtra ses premiers succès. Pourtant, malgré un effort de libération très net, il restera quelque temps encore coincé dans ses habitudes d’école. Dans la mesure seulement où il mêlera ses libres constatations aux soucis d’une étude directe, la particularité de sa vision s’affirmera. D’ailleurs, il ne s’interrogeait point pour savoir où il allait. Sans idée préconçue, sans se préoccuper des théories, il avançait vers l’imprévu, au hasard, au petit bonheur. Mais ses goûts profonds l’entraînaient, et son instinct commençait à choisir pour lui. Il ne s’intéressait vraiment qu’aux vagabonds, aux besogneux, aux pauvres hères mal ficelés, mal habillés. « Quelle aberration ! lui disaient ses anciens camarades. Pourquoi ne pas regarder les spectacles gais de la vie ? Toi le boute-en-train de l’atelier, l’animateur de toutes nos sorties ! » Pourquoi ? Il n’en savait rien, ignorant presque tout des doctrines politiques ou sociales, et ne s’attardant guère aux recherches philosophiques. Mais c’est vers les miséreux, vers les laborieux, vers l’humanité souffrante, que sa nature le poussait impérieusement. Ce qui n’assombrissait aucunement son caractère, ce qui ne l’empêchait d’aimer ni le rire, ni les réunions joyeuses.

À Paris, Adler possédait alors un atelier rue d’Hauteville, non loin de l’église Saint-Vincent de Paul, dans une maison de petits commerçants et de petits bourgeois. Sa famille habitait toujours rue de Marseille ; d’où, quatre fois par jour, un trajet qui l’intéressait beaucoup, à travers des quartiers populaires, débordants de vie et d’activité. La foule grouillante du matin, les petites midinettes, les voiturettes chargées de légumes, les étalages, tout cela parlait à son esprit. Et, au milieu de cette animation, il découvrait des gestes de tendresse, parfois d’inquiétude quand de pauvres marchandes au panier étaient poursuivies par des agents. À l’atelier, il passait souvent des heures inutiles et le travail n’avançait guère. Des camarades venaient ; on faisait la causette, on fumait. Heureuses de fréquenter des rapins insouciants et gais, de petite amies apportaient la fraîcheur de leur jeunesse.

Un jour, Adler fit la rencontre d’un blessé qui lui demanda l’aumône. Sa figure douloureuse l’impressionna ; il apprit que cet homme, un ancien couvreur, sortait de l’hôpital ; il l’emmena chez lui, et c’est en le prenant comme modèle qu’il composa La Rue, sa première toile importante, aujourd’hui au musée de Castres. Exposée au Salon de 1893, elle obtint une mention honorable et fut achetée 1.200 francs par l’État. Ce fut une grande joie pour ses parents ; lui-même y gagna du courage et de l’espoir. Une glace installée hors de sa fenêtre, lui permit, l’hiver suivant, de peindre à l’envers la rue d’Hauteville, avec l’église Saint-Vincent de Paul dans le fond. Au printemps, il put, grâce à un camarade économe à Lariboisière, chercher un modèle parmi les convalescents qui stationnaient sous le préau de cet hôpital. Il choisit un vieux à poils roux ; et, au cours de conversations amicales et prolongées, il apprit, non sans surprise, que son modèle était de Luxeuil. Ces deux tableaux furent exposés au Salon de 1894 ; le premier prit le chemin de Saint-Pétersbourg, quant au second, intitulé Un vieux brave, l’auteur ignore ce qu’il est devenu.

Nouvelles vacances à Remiremont. Puis, de retour à Paris, il entreprit de réaliser une toile importante. Durant cinq mois ce fut un travail acharné, sans aucune espèce de sortie ni de distraction. De longues promenades sur les boulevards, le soir, avec ses deux frères, constituaient son unique délassement. Ses modèles étaient d’humbles marchandes qui, de grand matin, s’en allaient aux halles pour acheter les citrons et les poireaux qu’elles revendaient ensuite au faubourg Saint-Denis. L’après-midi, elles acceptaient de poser une heure et demie ou deux heures dans son petit atelier, s’intéressant au travail du peintre et lui donnant des conseils qu’il ne dédaigna pas toujours. Malgré le peu de recul, on créait l’atmosphère voulue par l’interposition de tissus transparents entre le modèle et l’artiste. Peu exigeantes, ces braves femmes se contentaient d’un franc par séance, aussi Jules Adler trinquait-il avec elles de bon cœur, chaque fois qu’il pouvait leur offrir une absinthe au sucre, dans son atelier. En dehors de ces frais et de l’achat des couleurs, à peine parvenait-il à se procurer un paquet de tabac, chaque semaine. Pour les études de nature et de mouvement, il s’installa à l’intérieur d’une grosse voiture de déménagement qui stationnait, le matin, dans un endroit favorable. Ainsi fut composé Le Faubourg Saint-Denis, où s’affirmaient déjà les qualités maîtresses du peintre. La vie exubérante d’une rue pleine de marchandes, d’acheteurs, de petites voitures était magistralelement rendue ; et l’on devinait la porte Saint-Denis, au fond, dans le brouillard. Cette toile, fort bien placée au Salon de 1895, attira l’attention des critiques ; de nombreux journaux la signalèrent avec éloge. Elle fut achetée par l’État, et valut à l’auteur une médaille d’or de troisième classe ainsi qu’une bourse de voyage.

En acceptant cette bourse, Adler contractait l’obligation de voyager à l’étranger. Normalement assuré par l’ambassade ou le consulat des pays qu’il visiterait, le paiement des mensualités ne pouvait avoir lieu en France. Mais il plaisait à notre artiste de passer la frontière, de contempler d’autres cieux, de visiter d’autres terres. De Remiremont il se rendit à Bâle où d’anciens camarades d’ateliers lui firent une chaleureuse réception, puis il gagna Lucerne où l’attendait son ami Tronchet, boursier de voyage lui aussi dans la section d’architecture. Tous deux avaient décidé de faire route ensemble.

En Suisse, Adler s’intéressa aux œuvres d’Holbein, mais celles de Bœcklin lui plurent assez peu. D’ailleurs, la nature l’attirait plus que les réalisations artistiques. Tout à la joie de vivre, de voir et d’être heureux, il exerçait son œil et sa sensibilité sans vouloir découvrir des éléments d’inspiration. Simples souvenirs de voyage, les pochades colorées qu’il exécuta constituaient un travail de reporter, non de peintre. Il fit l’ascension du mont Pilate. Puis, sans s’attarder davantage, il continua sa route avec son ami. La traversée du lac de Lucerne et le passage du Saint-Gothard effectués, nos jeunes hommes s’arrêtèrent à Airolo pour passer la nuit, puis parvinrent à Lugano. Le temps était doux, ensoleillé, splendide ; Adler put peindre sur les bords du lac. Une magnifique fresque de Luini lui donna un avant-goût de l’art italien. Bientôt les voyageurs se dirigèrent vers Milan. La nature semblait un paradis ; des lacs émanait un charme fascinant ; le soleil, un soleil bien différent de celui que nos héros avait connu jusque là, donnait une âme radieuse à tous les paysages.

En terre italienne, la vie remuante et agitée des habitants l’impressionna plus que les œuvres artistiques. Les peintres de valeur dépassaient en nombre tout ce qu’il pouvait imaginer ; les musées regorgeaient de toiles remarquables. Or, pour être compris, un tableau demande qu’on l’examine longuement, qu’on en pénètre le sens, qu’on prenne contact avec celui qui le conçut et l’exécuta. Devant une pareille abondance, devant cet amoncellement de toiles d’esprit si différent, Adler éprouva vite un sentiment de fatigue et d’impuissance. Seuls l’émurent vraiment Léonard de Vinci, Luini, Titien et surtout le Tintoret. Si la cathédrale de Milan ne l’enthousiasma point, la Chartreuse de Pavie, grâce aux explications de Tronchet, lui parut admirable.

Au cours de leur voyage, notre peintre et son compagnon rencontrèrent les deux fils de Jean-Paul Laurens. Adler, qui ne les connaissait point, devint vite leur ami et, pendant un mois, ils vécurent ensemble à Venise, travaillant en gondole, visitant les musées, promenant leur insouciante jeunesse au milieu de féériques décors. Descendus dans une petite maison, rendez-vous habituel des artistes où logeaient cette année-là Rabaud, le futur directeur du Conservatoire de Paris, l’architecte Doumic, tué en 1914, et trois ou quatre prix de Rome, ils avaient la chambre et le petit déjeuner du matin pour 1 fr. 40, par jour. Chez le trattore, ils mangeaient du poisson et buvaient du chianti pour 0fr. 60. On menait joyeuse vie, sans oublier complètement le métier. Tronchet faisait de l’aquarelle ; Albert Laurens peignait dans Saint-Marc ; Pierre Laurens et Jules Adler copiaient des campaniles et des palais se reflétant dans l’eau. Que d’églises, que de demeures princières furent visitées ! Tronchet était infatigable, mais Adler se lassait, préférant s’attarder sur les places ou dans les rues, près des gosses qui se battaient ou des lazaroni qui jouaient aux cartes. Les peintres de l’école vénitienne, Titien, Véronèse, le Tintoret, qu’il goûta plus que tous les autres et qu’il admirera davantage encore par la suite, retinrent son attention. Néanmoins, fumer une cigarette dans les endroits les plus animés de la ville, au milieu du bruit et des gens, resta son passe-temps préféré.

Jamais il n’oubliera la magie des soirées passées en gondole, près de San Giorgio Maggiore, sur le grand canal où glissaient des barques, ni les admirables voix de chanteurs qui, dans les nuits splendides, s’élevaient avec accompagnement de guitare. Leur curiosité satisfaite, ils s’embarquèrent, Tronchet et lui, pour Trieste, après de chaleureureux adieux à leurs nouveaux amis. Le départ eut lieu en pleine nuit et, de ce premier voyage sur l’Adriatique, Adler garda un agréable souvenir.

Après un arrêt de 24 heures à Trieste, ils gagnèrent le port militaire de Pola, puis Fiume ou, pour une somme infime, ils s’embarquèrent sur un bateau marchand avec cinq ou six voyageurs. À Spalato, ils visitèrent un ancien temple romain, et firent la connaissance d’un vieux prêtre qui parlait le français mieux que beaucoup de nos compatriotes. Mœurs et costumes montraient que l’on approchait de l’Orient. Sur le port, notre artiste composa une petite étude très colorée. Ensuite ce fut Raguse dont il gardera un souvenir délicieux. Dans les rues, des hommes passaient en culotte bouffante ; des minarets dominaient la ville ; et la campagne voisine était couverte de grenadiers. Cet aspect oriental ne manquait pas d’attrait. Mais, pour lui comme pour Tronchet, le besoin d’argent se faisait sentir, et c’est en vain qu’ils cherchèrent le consul chargé de payer leurs mensualités. Bien qu’on lui permît d’habiter Raguse, ce dernier était consul de France au Monténégro ; et, justement, il séjournait à Cettigne depuis plusieurs jours. Craignant de se trouver sans un sou, nos deux voyageurs se décidèrent à gagner le Monténégro. Munis de recommandations pour les autorités monténégrines, ils traversèrent en bateau le magnifique golfe de Cattaro et prirent, dans cette dernière ville, le courrier spécial pour Cettigne. Courrier spécial qui se présentait sous la forme d’une petite patache peinte en jaune, d’aspect minable et traînée par quatre chevaux. Le départ eut lieu de grand matin ; deux gendarmes autrichiens encadraient la voiture. La route en lacets s’élevait péniblement, et l’on devait gravir un rocher haut de mille mètres environ. Mais, à chaque lacet, l’horizon semblait monter avec les voyageurs, tandis que les navires du golfe prenaient des dimensions de plus en plus réduites ; le spectacle était féerique.

Au sommet, c’était la frontière monténégrine. Les gendarmes autrichiens furent remplacés par deux grands diables moustachus, armés jusqu’aux dents, à l’air féroce, qui se montrèrent fort aimables néanmoins. Chaotique, pierreux, sans aucune poussée d’herbe, le pays avait un aspect désolé et sauvage. Après de longues heures de voiture, à travers une région inculte mais aux horizons grandioses, ce fut l’arrivée à Cettigne. Comme toujours, Adler s’intéressa aux mœurs des habitants ; leur pauvreté était extrême. Les femmes, au costume si curieux, ramassaient dans les anfractuosités des rochers la terre entraînée par les pluies, elles l’emportaient dans des paniers, la déposaient près de leurs misérables masures et constituaient de petits jardinets où de maigres légumes parvenaient à pousser. Seules, d’ailleurs, elles effectuaient toutes les besognes utiles, soit à la maison, soit au dehors. Paresseux magnifiques, les hommes ne travaillaient pas. De haute taille, ils avaient une allure quelque peu effrayante avec leur ceinture où pendaient des pistolets, leurs culottes bouffantes, leurs chaussures tressées, l’ensemble de leurs vêtements en loques ; de grosses moustaches tombantes et une petite toque à fond rouge, qu’ils portaient crânement, achevaient de leur donner une physionomie très caractéristique.

Cettigne, la capitale, était moins grande que certains bourgs ruraux de chez nous. Un seul hôtel dans cette pauvre ville ; consuls et attachés européens y logeaient, de même que les rarissimes voyageurs qui s’aventuraient par là. Des prisonniers, aux chaînes bien apparentes, circulaient dans les rues ; une cour d’opérette constituait l’organe central du gouvernement. Nos deux arrivants furent reçus par le précepteur du prince et des princesses. L’une de ces dernières, la princesse Hélène, future reine d’Italie, s’essayait à la peinture. Adler lui donna des conseils ; il exécuta même en sa compagnie une étude que l’on voit au musée de Luxeuil. On donna une soirée en l’honneur des deux Français ; mais l’architecte comme le rapin se sentaient mal à l’aise, tant leurs vêtements étaient peu présentables, tant leurs chemises laissaient à désirer. Et, comble d’infortune, le consul ne put payer les mensualités échues, n’ayant déjà pas assez d’argent pour lui. Aussi, renonçant aux promenades sur le lac de Scutari, nos voyageurs se hâtèrent-ils de disparaître et de revenir sur leurs pas. À Raguse, Tronchet espérait toucher quelque argent grâce à une lettre de change. Ils purent tout juste payer leurs frais d’hôtel ainsi que le prix réclamé pour le retour. Brisés de fatigue, encore mal réveillés, un peu honteux en outre, car ils n’avaient dit au revoir à personne, ils s’éloignèrent de Cettigne, sans tambours ni trompettes, vers 5 heures du matin. Après un second séjour à Raguse, ils reviendront à Cattaro et s’embarqueront pour Brindisi.

De Brindisi nos voyageurs gagnèrent Tarente, puis Naples, où ils arrivèrent à la nuit tombante. Le navire fut amarré au quai Santa Lucia, d’où l’on apercevait le Vésuve, avec son panache de fumée et de vapeurs lumineuses. Le lendemain, ils retrouvèrent le peuple italien, démonstratif et babillard, qui multipliait à plaisir les gestes de la main et des doigts. Sans parler des nombreux lazaroni qui s’allongeaient paresseusement au soleil. Cette vie pittoresque plaisait à notre peintre ; elle l’attirait beaucoup plus que les musées, pourtant d’une richesse inouïe. Bronzes et marbres gréco-romains, des trouvailles faites à Pompéi, s’y rencontraient en grand nombre. Mais, devant cette excessive abondance d’œuvres d’art, Adler ne ressentait qu’une admiration presque conventionnelle. Très vite, il éprouvait une impression d’écrasement ; il se disait que des semaines et des mois seraient nécessaires pour comprendre et apprécier un tel amas de merveilles.

Avec Tronchet, il se rendit à Pompéi. Leur déjeuner, à l’entrée des ruines, fut accompagné de romances languissantes et amoureuses, roucoulées par des chanteurs à la voix agréable. Puis ce fut la visite, avec des guides facétieux qui insistaient sur les graffiti, les statuettes et les peintures polissonnes que l’on voyait dans les maisons hospitalières. Peu sensible au charme des ruines, le peintre manquait d’enthousiasme, fort intéressé néanmoins par la fuite des petits lézards verts qui jouaient dans la lumière. De son ascension du Vésuve, par contre, il garda un magnifique souvenir. Effectuée sous la conduite d’un jeune guide plein de courage et d’entrain, la montée fut difficile et fatigante, mais nullement ennuyeuse. Il faisait presque nuit, lorsqu’on parvint au sommet ; le spectacle était aussi prodigieux qu’inquiétant. Un silence grandiose, parfois coupé de bruits intérieurs, mystérieux et profonds ! Et des vapeurs de soufre s’élevaient, rougies par la lave qui devenait lumineuse dans l’obscurité. Ensuite ce fut la descente à pic sur Herculanum, dans une cendre épaisse où l’on enfonçait jusqu’aux genoux ; et l’on faisait des pas de géant en raison de la déclivité du sol.

Le lendemain, départ pour Capri, la somptueuse résidence de Tibère ; la traversée de l’admirable et splendide golfe de Naples, fut un enchantement. Etagée au milieu des vignes et pleine d’une animation folle, la ville parut si délicieuse à notre artiste qu’il y reviendra beaucoup plus tard avec sa compagne. Et l’on gagna Sorrente. Puis ce fut Rome ! La Rome dont rêvent tant de jeunes artistes, et que les candidats aux concours des Beaux-Arts appellent de leurs vœux. Nos voyageurs furent reçus à la villa Médicis par leurs camarades, les peintres Déchenaud et Devambez, le sculpteur Convers, l’architecte Recoura. Chaque pensionnaire avait son atelier et son petit coin spécial ; mais le réfectoire était commun à tous ; et sur les murs on voyait les portraits des anciens grands prix. Des jardins de la villa, la vue était splendide. Guidé à travers Rome par ses amis, Adler visita le Vatican, s’attarda devant les œuvres de Michel-Ange et de Raphaël, entendit les chœurs de la chapelle Sixtine, encore composés de castrats à cette époque. Capitole et Roche Tarpéienne lui semblèrent bien petits. Mais, comme toujours, il s’intéressa aux quartiers populeux, aux rues étroites et pittoresques où grouillait une multitude de pauvres gens. Les transformations survenues depuis ont singulièrement modifié l’aspect de ces quartiers et de ces rues.

Après Rome, les villes de l’Ombrie. Cette région à l’atmosphère grise, douce, émotionnante, évoquait dans l’esprit de notre peintre certains paysages vosgiens. Il aima surtout Assise, un peu perdue au milieu des montagnes et juchée sur une colline. Dans l’église souterraine, il admira, à la lumière des torches, les fresques naïves et maladroites mais si convaincues de Giotto. Rien d’inutile dans ces œuvres simples, pas de métier brillant, mais une écriture toute proche du cœur et de la pensée. La vie était d’un bon marché étonnant. Pour 0 fr. 50, nos voyageurs firent en fiacre le trajet assez long de la gare à la ville ; et, après les avoir attendus près d’une heure, le cocher les mena, pour 1 franc, à la ville haute, deux ou trois kilomètres plus loin.

Pise offrit à leur curiosité les fresques de son Campo Santo et sa Tour penchée. Pareille à une grande dame majestueuse et charmante, Florence parut à Jules Adler fine, délicate, et argentée. Un séjour postérieur le renseignera sur l’exacte valeur des trésors artistiques que renferme cette cité pleine de distinction. Trop fatigué alors, il ne les apprécia point à leur juste prix. Pourtant la naïve candeur de Fra Angelico lui laissa une impression ineffaçable, il aima Donatello si humain, si nerveux, si tourmenté ; il apprécia le génie de Michel-Ange, et le Penseur fut une des œuvres sculpturales qui lui donnèrent une rare révélation de la lumière.

Très mal reçus au consulat de France, malgré leurs belles lettres de recommandation, nos deux amis se trouvèrent, à Florence, dans un pressant besoin d’argent. Comme la jeunesse fait oublier tous les déboires, ils continuèrent néanmoins et, après une visite à Fiesole, arrivèrent à Gênes. Cette ville sembla au peintre aussi ennuyeuse que somptueuse, avec son Campo Santo où l’on utilisait le marbre pour sculpter des femmes couvertes de mantilles en dentelle et, comble du grotesque ! des hommes en redingote et chapeau haut de forme.

Et ce fut le retour en France. Après un arrêt à Menton, Tronchet regagna Paris. Quant à Adler, saturé d’œuvres d’art vues à la hâte et mal enregistrées, il fut heureux de prendre un peu de repos loin des palais et des musées.

SECOND VOYAGE - SUR LA BONNE VOIE

Dès qu’il s’estima suffisamment remis de ses fatigues, Jules Adler, dont la bourse de voyage n’était pas épuisée, partit pour la Belgique et les Pays-Bas qu’il désirait vivement connaître. Tronchet ne l’accompagnait plus ; il s’éloigna seul et sans aucun compagnon de route. Dès l’abord, il aima la Belgique et plus encore ses habitants. Les Wallons lui rappelaient nos paysans comtois ; leur langage, leur patois réveillaient dans son esprit d’agréables souvenirs d’enfance.

À Bruxelles, il admira sans émotion les œuvres de Rubens ; il s’intéressa à peine à Jordaens ; Van Dyck lui parut distingué ; Teniers, Steen, Van Ostade retinrent son attention sans parler à son cœur. Installé près du Palais de Justice, il exécuta une vue d’ensemble de la ville : travail d’un jeune peintre ivre de la vie et qu’aucune difficulté ne rebutait. Néanmoins, il commençait à comprendre et à définir l’atmosphère de cette région pour laquelle il éprouvait une très particulière sympathie. À Bruges, riche en beaux primitifs, Adler goûta Van Eyck, Gérard David et surtout Memling. Dans cette cité silencieuse et ouatée, il exécuta des esquisses au béguinage et sur les canaux. Anvers lui plut avec son grand port actif, bruyant, plein d’animation. Les superbes filles flamandes restaient dignes des modèles qu’utilisait Rubens, et les gros chevaux de trait, bâtis en force mais à la tête si petite par rapport à l’ensemble du corps, étaient tels qu’on les représentait dans les anciens tableaux. Les kermesses en plein air furent un régal pour l’artiste, et les bords de l’Escaut sollicitèrent son crayon et son pinceau.

Après une visite assez brève à Malines et à Gand, Jules Adler se dirigea vers les Pays-Bas. Un simple arrêt à Rotterdam pour voir le port, puis il parvint à Amsterdam. Malgré son architecture assez spéciale, cette ville ne l’enchanta guère. Mais c’était la cité de Rembrandt ; et, au musée, il fut saisi d’une émotion poignante devant les Syndics, la Ronde de nuit, le Portrait de mon frère — alors à Amsterdam — et les autres tableaux de l’illustre peintre. En Italie, certaines œuvres l’avaient séduit, mais aucune ne l’avait remué au point de lui arracher des larmes. Il regarda, il comprit ; cela devint comme une conversation intime entre l’auteur et lui. Cette peinture somptueuse et riche, dont la lumière constituait le principal personnage, se révéla comme une langue admirable au service d’une pensée et d’un cœur magnifiques. Et, comme Adler est persuadé qu’il faut connaître le milieu où vécut un artiste pour le comprendre pleinement, il alla voir la maison et l’atelier de Rembrandt.

La maison du grand peintre se trouvait dans le vieux quartier juif où tout était resté pareil, où tout le racontait encore. Même atmosphère. même vie, mêmes gens qui vaquaient à leurs affaires, mêmes visages, mêmes gestes. On l’imaginait sans peine au milieu de ces hommes du peuple qu’il aimait, qu’il tutoyait, dont il partageait les joies et les peines. Et c’est d’eux qu’il a fait les personnages éternels que l’on retrouve dans ses tableaux : le bon Samaritain, le Christ, Saül, les pèlerins d’Emmaüs. Puis, mieux que n’auraient pu faire de savantes explications, la visite de son atelier renseigna Adler sur la compréhension de la lumière chez Rembrandt, sur l’orchestration de ses toiles, sur ses dosages d’ombre et de lumière. Eclairé seulement par un œil-de-beuf, cet atelier était garni tout autour de boiseries foncées, le modèle, installé dans l’unique zone de lumière, se détachait en clair doré. Et, grâce à cette disposition, volontairement aménagée sans doute, la lumière se portait avec force sur la partie du corps choisie, la tête par exemple ; elle s’atténuait ensuite, diminuait lentement, pour rejoindre finalement l’ombre.

Chez Vermeer de Delft, chez Peter de Hogh, chez Breughel, Adler retrouva la lumière pour thème essentiel, mais traitée d’une façon conforme au tempérament de chaque artiste et à sa compréhension spéciale de la nature. Franz Hals, dont beaucoup d’œuvres sont à Harlem, lui sembla plus virtuose que sensible. Lors de la visite à La Haye, c’est encore et toujours Rembrandt qui retint son attention.

Avant de quitter Amsterdam, notre peintre s’en fut au consulat de France pour toucher son indemnité mensuelle. Il ne rencontra pas, comme à Florence, un scribe prétentieux et plein de morgue, qui n’avait que dédain pour les artistes. Le consul lui-même, ancien journaliste et parisien averti, le reçut amicalement et, pour le mieux renseigner sur les habitudes du pays, s’offrit à lui servir de cicerone. À l’heure fixée, le lendemain, une voiture à deux chevaux les prit devant le consulat. On se promena en ville, puis on gagna un délicieux coin de campagne pour y absorber des apéritifs faits d’un mélange d’alcool, d’absinthe et d’œufs frais. Cette bizarre mixture n’était pas des meilleures, notre peintre la supporta néanmoins, car il avait bon estomac.

Un déjeuner abondant et bien arrosé suivit dans un restaurant fameux. À trois heures, rendez-vous dans une grande brasserie où les Français d’Amsterdam avaient coutume de se réunir, et l’on but force bière naturellement. Le soir, apéritif puis dîner copieux, offerts par ces mêmes compatriotes. Comme Adler, point du tout habitué pourtant à ce genre d’exercice, tenait le coup, le consul le promena jusqu’au petit jour dans des boîtes de nuit où l’on absorbait du champagne et des boissons extraordinaires. À cinq heures du matin, nos joyeux lurons trottaient encore sur les quais, bras-dessus bras-dessous. Le chant d’une caille, un oiseau dont la présence semblait invraisemblable à Amsterdam, les surprit, alors qu’ils longeaient des canaux. Ils s’obstinèrent à la découvrir et, finalement, l’aperçurent dans une cage, au troisième étage d’une maison. C’est à onze heures du matin, après vingt-six heures passées ensemble, que le consul quitta son nouvel ami qui le tutoyait alors familièrement. Gros mangeurs, gros buveurs et bons vivants comme leurs ancêtres, les habitants des Pays-Bas et de la Flandre ne s’effrayaient point de semblables fêtes. Notre artiste comprit mieux les blagues de Steen, les kermesses de Téniers, la peinture généreuse et grasse de nombreux artistes de ces régions.

D’Amsterdam, qu’il quitta avec regret, Adler se rendit à Utrecht, et de là à Düsseldorf, à Essen, à Cologne où il découvrit les primitifs allemands. Il rentra en France par Verviers et Liège, l’esprit riche de souvenirs qui devaient exercer une profonde influence sur ses goûts artistiques.

Au bout d’une année d’indépendance, exempte de graves soucis du côté matériel, il fallut qu’Adler songeât de nouveau à gagner sa vie ; et son atelier de la rue d’Hauteville lui sembla bien triste, après la bouffée d’air pur respirée au cours de ses voyages. Avec le succès l’ambition était venue, il voulait exécuter une toile importante. Mais son éloignement pour les sujets classiques s’accentuait, et Bouguereau, son ancien patron, lui en gardait rancune. Croyant qu’il avait contribué à lui faire obtenir sa bourse de voyage, notre artiste voulut le remercier par déférence. Court, ventru, solidement installé sur ses petites jambes, avec une barbe blanche maculée des cendres de son éternelle cigarette, Bouguereau travaillait à des bondieuseries aimables quand son ancien élève l’aborda. « Bonjour, patron ». —« Bonjour, Adler ». — « Patron, je viens vous remercier pour l’aide que vous m’avez apportée. » — « Eh bien ! mon cher Adler, je n’ai rien fait pour vous, car je n’aimais pas votre tableau. » Pareil accueil ne surprit pas trop l’élève qui n’avait jamais éprouvé beaucoup de sympathie pour son professeur.

Par contre, les fils de Jean-Paul Laurens invitèrent notre peintre à leurs réceptions familiales. Les rares habitués de la maison étaient des artistes, des écrivains, des professeurs ; Mounet-Sully venait régulièrement : on voyait quelquefois André Gide. Jean-Paul Laurens, très en vogue à cette époque, jouissait d’une grosse influence mais passait pour un professeur un peu rude. Ce ne fut pas sans appréhension qu’Adler pénétra chez lui pour la première fois. Or il rencontra un foyer délicieux, avec une maman douce, accueillante et bonne, avec un papa gai, brave homme, entièrement dépouillé de l’attitude professorale et qui riait aux larmes lorsqu’on lui racontait des blagues de voyage ou d’atelier. On parlait rarement de peinture, et jamais Adler ne reçut de lui le moindre compliment. En 1900, alors qu’il était président du jury, il le remercia néanmoins d’avoir envoyé au Salon sa Grève du Creusot.

L’affaire Dreyfus passionnait alors l’opinion. Jean-Paul Laurens assista à toutes les séances du procès de Rennes avec un de ses fils ; il croyait à l’innocence du capitaine et sa maison fut un centre de dreyfusards. Adler, qui n’a jamais rougi de son origine israélite, prit parti lui aussi pour l’accusé. Il devint un habitué des réunions protestataires où les intellectuels se mêlaient aux ouvriers. Et l’atmosphère où il vivait alors, atmosphère de révolte sourde contre l’injustice, facilita sans aucun doute l’exécution des Las, la toile qu’il envoya au Salon de 1897. S’il ne connaissait pas Zola personnellement, il avait beaucoup d’admiration pour l’écrivain ; et c’est une phrase de Germinal sur la rentrée du travail, après une journée de fatigue, qui lui inspira son œuvre. Il peignit un poignant défilé d’ouvriers, de commis, de petits bourgeois qui marchaient serrés les uns contre les autres, la face tendue, sans un cri, sans une parole.

Un deuil très douloureux pour lui l’incitait, d’ailleurs, à chercher un dérivatif dans un labeur absorbant. Et, du vaste atelier qu’il venait de louer place de la République, au coin du faubourg du Temple, il assistait quotidiennement au flux et au reflux des masses populaires. Dans ce quartier vibrant, animé, il recrutait facilement ses modèles parmi les maçons, les plombiers, les marchands de journaux et les autres petites gens. Car, plus que jamais, il était attiré par les besogneux, les « traîne-la-guêtre », les chemineaux, tous ceux dont les personnages bien rentés se défient mais qui, assure-t-il, l’ont très rarement trompé, et dont beaucoup témoignèrent à son égard d’une délicatesse qui les honore. D’office, c’est-à-dire avant l’ouverture du Salon, Les Las furent achetés par l’État ; et les critiques d’art consacrèrent à cette toile des articles fort élogieux. Pourtant le jury ne décerna aucune récompense à l’auteur. Joies populaires, un groupe de chanteurs campés sur la place de la République, lui valurent, par contre, la première médaille d’or et le titre de « hors concours », au Salon de 1898. Bien que remarquable, ce tableau avait des mérites moins significatifs que Les Las. Mais on voulait réparer l’injustice de l’année précédente. Conception personnelle et goûts particuliers se révélaient, maintenant, d’une façon très nette chez Jules Adler. Le fameux « métier », dont on parlait tant, ne constituait pas l’essentiel à ses yeux ; ce n’était qu’un moyen d’expression. Il se sentait porté vers le côté humain de la vie ; il voulait atteindre à la vérité du geste et, ce qui lui semblait primordial, à la vérité de la lumière. Son idéal n’était point celui de nombreux modernes pour qui le sujet n’importe guère, car ils n’y voient qu’un prétexte à « riche matière », à jeu de pure couleur. Ceux-là ne visent qu’à découvrir la qualité des surfaces colorées, sous la subtilité des nuances, et leurs mystérieux accords.

Dans son nouveau local, Adler avait pour voisins le Hollandais Ten Cate, qui faisait au pastel d’agréables vues de Paris, Luigi Loir, peintre habile et homme charmant qui entretenait avec lui d’excellentes relations, enfin Van Dongen, aujourd’hui fameux, mais alors dans une purée noire et obligé, pour vivre, de faire de petites illustrations. Leurs ateliers donnaient sur un long couloir d’environ 120 mètres et formaient comme autant de box, dont les occupants avaient l’air de moines absorbés par une besogne qui réclamait toute leur attention. Le soir, de pauvres becs de gaz éclairaient l’ensemble. Adler ne quitta cet atelier qu’en 1911, après un séjour de quatorze ans. Et c’est là qu’il exécuta totalement ou paracheva nombre de ses plus belles toiles : Les Haleurs, dont les modèles furent rencontrés sur le bord du canal Saint-Martin, la Soupe des pauvres, scène qui se déroulait sous ses yeux devant la caserne toute proche, l’Accident, le Veilleur de nuit, l’Homme à la blouse, dont il hébergea le modèle, un pauvre vieux sans travail, l’Homme aux cruches. Pour ce dernier tableau, il fit poser un ancien soldat, véritable épave de Paris, qui appelait le peintre M. Albert. Grâce à de pressantes démarches, Adler lui fit obtenir une maigre pension de 80 francs, pour les neuf ans qu’il avait passés sous les drapeaux. Les ouvriers attablés devant une absinthe, chez le mastroquet, lui fournirent aussi des sujets d’étude.

À son grand étonnement et à sa profonde satisfaction, Un Chemineau fut acquis pour le Luxembourg, en 1899. Cette toile, rapportée de Remiremont, lui fut payée 1.200 francs. Bonne aubaine pour notre artiste, à qui ses grands tableaux ne rapportaient guère, mais qui n’aimait pas faire de petites peintures d’un écoulement plus facile. Parfois il vendait un dessin de 80 à 100 francs. Et cela suffisait à son bonheur, car il avait peu de besoins et n’était guère exigeant. Déguster un apéritif en compagnie de ses amis Clément Brun et Synave, sur la terrasse du Café de France, à l’angle du boulevard Sébastopol et des grands boulevards. telle était sa distraction préférée. De là, il assistait à la remontée des travailleurs. Comme Synave, un artiste très averti et un parisien pur sang, habitait le même quartier, les deux amis se promenaient souvent, bras-dessus bras-dessous, dans les faubourgs voisins ; et c’étaient d’interminables conversations sur la Vie, sur la Rue, sur tous les sujets qui leur tenaient à cœur.

Tous deux avaient une égale admiration pour Steinlen, dont un ou deux dessins paraissaient, chaque samedi, dans le Gil Blas. Attendus avec impatience, puis discutés avec passion, ces dessins représentaient des trottins, des ouvriers, des filles avec leurs marlous, tout ce qu’eux-mêmes découvraient et aimaient dans les milieux populaires. En outre, le paysage qui encadrait ces figures était toujours choisi avec soin, toujours saisissant de vérité. Et, plus tard, Adler ne pourra feuilleter sa collection du Gil Blas sans avoir l’impression de se promener dans le Paris de cette époque. Mais le célèbre dessinateur resta très longtemps un inconnu pour lui. Au Chat Noir, que fréquentaient régulièrement Willette, Maurice Donnay, Henri Rivière, Caran d’Ache, Georges Auriol, il ne vit jamais Steinlen, un habitué de ce cabaret pourtant. Notre peintre n’y pouvait d’ailleurs venir que rarement, car le bock coûtait 1 franc et le directeur, Rodolphe Salis, intervenait pour qu’on le renouvelle fréquemment. C’est chez l’imprimeur d’art Verneau, dont la nièce était son élève, qu’il rencontra Steinlen pour la première fois, à l’occasion d’un déjeuner auquel assistaient aussi Rivière et Georges Auriol. La figure du grand artiste s’ornait d’une petite barbiche et d’une moustache blonde ; elle était douce et fine. Adler devait le retrouver au Salon d’Automne, car tous deux furent membres du Comité fondateur ; et, très vite, ils devinrent des amis. Néanmoins, à l’égard de Steinlen, notre artiste professa toujours des sentiments d’admiration passionnée, plus encore que d’amitié. Pour apprécier l’œuvre, il n’avait pas besoin de fréquenter l’homme, tant sa personnalité transparaissait avec force dans chacune de ses productions. Et, lorsqu’il apprit par la suite que Steinlen goûtait beaucoup la qualité de ses recherches, ce fut pour lui une immense satisfaction. C’est en raison de cette parenté artistique, qu’il fut appelé plus tard, par un vote unanime, à la présidence de la Société des amis de Steinlen, société dont il ne faisait pas partie jusque là. Peu désireux d’assumer une charge de ce genre, il se récusa tout d’abord ; mais on insista, et son admiration pour son grand aîné triompha finalement d’hésitations bien compréhensibles.

Dans le discours qu’il prononça le 22 novembre 1936, lorsque fut inauguré un monument destiné à perpétuer le souvenir de ce probe artiste, Jules Adler s’est expliqué clairement sur les motifs de sa sympathie : « Steinlen, dit-il, fut le peintre de la Rue. Nul artiste ne s’est épris d’elle d’un mouvement plus spontané et plus profond ! Elle fut son domaine pauvre et merveilleux. Âme droite, simple, généreuse, pleine de sympathie humaine comme l’a écrit Anatole France, Steinlen fut un ouvrier d’art dans l’acception la plus noble et la plus élevée du mot. Il fut, comme personne ne l’a été, l’expression magnifique d’une époque, de cette époque qui va de la fin du XIXe siècle au commencement du XXe. Il eut le sentiment profond de la Vie, qu’il regardait avec une douceur philosophique de grand penseur parfois révolté.

« Ayant lu très jeune L’Assommoir de Zola, raconte Anatole France, il reçut la révélation de tout ce monde de travail et de souffrance. Ému par cette apocalypse de la misère, il se sentit attiré vers nos faubourgs, averti par une irrésistible sympathie et par un secret pressentiment que là seulement il pourrait développer toute son âme. C’est ainsi que de son pays vaudois il nous est venu curieux et charmant, portant à son chapeau un bouquet de fleurs rustiques...

« Durant huit années, de 1891 à 1899, Steinlen illustra sans une défaillance le supplément du Gil Blas. Ce fut l’histoire vivante et complète de la Rue et du Faubourg. Pour nous, les jeunes de cette époque, il fut un grand précurseur que nous admirions sans le connaître. Malgré sa jeunesse, il prenait à nos yeux figure de patron vénéré. Chacun de ses dessins était une promenade vivante, fiévreuse et véridique dans notre Paris faubourien. On n’a parlé que de ses figures ; on n’a pas assez dit, à notre avis, combien le paysage urbain qui encadrait ces figures était éloquent et créait par sa synthèse significative l’atmosphère émouvante qu’il évoquait. Nous le plaçons très haut dans notre cœur, plus haut encore dans l’histoire de l’art humain, très près des grandes figures de Rembrandt, de Millet et de Daumier... » En somme, c’est parce que Steinlen a cherché son inspiration dans la Vérité et dans la Vie, que Jules Adler lui a voué une si durable admiration.

LE CREUSOT LÀ BRETAGNE
SÉJOUR EN BELGIQUE

Le Salon d’Automne, né d’un mouvement d’enthousiasme en faveur des artistes indépendants et méconnus, compta Jules Adler parmi ses membres fondateurs. Outre Steinlen, il y rencontra les peintres Eugène Carrière, Desvallières, Truchet, Wery, les sculpteurs Camille Lefebvre, Gustave Michel, Fix Masseau, les écrivains Frantz Jourdain, Roger Marx, Escholier, Gustave Kahn, etc. C’est dans les sous-sols du Petit-Palais qu’eut lieu la première manifestation. La veille du vernissage, on n’avait pas encore obtenu de la Préfecture de police l’autorisation nécessaire et, pendant la nuit, l’on dut faire en hâte des démarches à la Présidence du Conseil. Dirigée contre l’exclusivisme des Artistes Français et de la Société Nationale, cette poussée généreuse plaisait à notre peintre. Malheureusement des luttes intestines et excessives déchirèrent bientôt le Comité ; les discussions devinrent d’une âpreté fatigante ; et Jules Adler, agacé par ces querelles, se retira avec quelques amis dès la seconde année. Malgré d’affectueuses et pressantes démarches du président, Frantz Jourdain, il renonça même à exposer.

C’est dans un local construit à cette intention, place de Breteuil, que le Salon des Artistes Français s’ouvrit en 1900, l’année de l’Exposition Universelle. La Grève du Creusot, d’Adler, y remporta un énorme succès. Vers novembre 1899, alors que les journaux étaient pleins des événements qui s’y déroulaient, notre peintre s’était rendu dans cette cité industrielle. Quand il arriva, les portes des usines restaient fermées, les hauts-fourneaux demeuraient éteints, mais la joie renaissait dans les cours car, à la grande satisfaction des grévistes, le Ministère avait décidé l’arbitrage. À l’hôtel, il rencontra Maxence Roldes, Viviani, Briand, alors simple journaliste ; et, le lendemain matin, il fut le témoin attendri d’un spectacle inoubliable. Sur la grande place, une foule énorme s’agitait ; les femmes portaient des drapeaux ; les gosses battaient du tambour ; des ouvriers de tout âge se félicitaient et s’embrassaient. Puis ce fut la marche vers Montchanin, dont les camarades s’étaient montrés si fraternels au cours des journées précédentes. Et, pendant des kilomètres, un émouvant défilé se poursuivit, au milieu d’une campagne d’automne, entre des arbres chargés de rameaux d’or, que des femmes cueillaient parfois afin de les porter comme des bannières. De ces milliers de poitrines jaillissait le chant de l’Internationale.

Jules Adler suivit les grévistes ; et son tableau s’inscrivit immédiatement dans sa tête, avec les figures, les attitudes, le paysage qu’il convenait de choisir. Frémissant, enfiévré, il rentra sans tarder à Paris, désireux de raconter avec son pinceau ce qu’il avait vu et ressenti. Installé devant la toile blanche, sans aucune esquisse, il dessina directement au fusain la scène qu’il voulait rendre. Et son enthousiasme était si vif qu’au bout d’une dizaine de jours ce premier travail fut terminé. Mais où trouver des modèles répondant aux besoins de sa composition ? En vain fit-il poser, pendant huit jours, un marchand de journaux, assez voisin, croyait-il, du type souhaité. Il dut finalement s’avouer vaincu dans la lutte entre ce qu’apportait le modèle et ce qu’il avait imaginé ; sa première ardeur s’évanouit et un profond découragement le gagna. Puis, brusquement, il songea qu’ayant dessiné son tableau de toutes pièces, il pouvait tenter de le peindre en se passant de modèles. Il se borna désormais à parcourir le faubourg, notant dans la foule le geste, le costume, la coloration, le visage dont il avait besoin. Et, pour utiliser de suite l’impression recueillie, il remontait en hâte dans son atelier. C’est dans un café-concert de la rue de Belleville qu’il aperçut la femme du premier plan, qui porte un drapeau et qui chante. Des camarades posèrent pour les mains ; mais il observa qu’il devait presque doubler leur volume naturel pour les rendre éloquentes et leur donner une signification précise. Malgré ce grossissement, qui rappelait les masques du théâtre grec, elles semblaient d’ailleurs parfaitement naturelles. En trois mois le tableau fut terminé.

Pendant que l’Exposition battait son plein et que la foule internationale accourait à Paris, notre artiste fit un séjour de deux mois en Bretagne, chez son ami Paul Abram, un ancien Vésulien marié à Douarnenez, qui s’intéressait à la peinture. Installé dans une usine, au milieu des boîtes de sardines et des relents d’huile, il avait du moins la joie d’entendre les chants rythmés des sardinières accortes et si joliment costumées. Cette région vivante et colorée l’enchanta. Il aima les pêcheurs leurs vêtements kakis, taillés dans de la toile à voile, la mer, les bateaux munis de filets, le retour, chaque soir, de la flotille de pêche, le marchandage et la vente des poissons sur les quais, toute l’activité déployée dans ce cadre splendide. Les pardons, les bénédictions de la mer, processions, où se manifestaient naïvement les croyances mystiques des Bretons, l’intéressèrent également. Mais surtout, il se replongea avec délices dans la nature qu’il oubliait un peu depuis quelques années. Une lettre, datée de Douarnenez, nous renseigne d’une façon parfaite sur les sentiments qu’il éprouva : « Depuis longtemps, déclarait-il à son correspondant, je n’avais plus écrit. Pourquoi ? La vie m’avait-elle changé ? Mon cœur s’était-il endormi ? Où ma sensibilité s’en était-elle allée avec ma jeunesse ? Peut-être non, puisque aujourd’hui, ce soir, j’ai de nouveau tressailli, vibré aux sensations de la nature. Vibré profondément avec tout mon être, avec toutes les cases profondes que je croyais à jamais fermées. Quelle puissance elle a sur nous cette nature ! Elle nous transforme, nous prend, nous secoue comme un musicien prend de ses doigts habiles un instrument à cordes. Des vibrations, des ondes sonores sortent de nous, de notre cœur sensible, et les mots se précipitent, les pensées se bousculent cherchant une issue.

« Le temps était gris, du gris délicieux particulier à la Bretagne. Les maisons, le ciel, la mer, le terrain étaient d’un gris moiré, moelleux, caressant. Assis sur un rocher dominant la mer, j’ai suivi pendant une heure la descente du soleil derrière l’île Tristan. L’île tassée, allongée mollement dans la mer, semblait énorme, fantomatique. Elle se silhouettait en noir sur un ciel gris, barré d’une ligne rouge de soleil. Au-dessus de ma tête, des nuages d’un blanc vert se reflétaient en lames d’argent dans l’eau. Plus une seule barque sur la baie ; la paix profonde des choses, la paix éternelle, la sérénité admirable de la nature. Le flot venant langoureusement se briser à mes pieds en un clapotis doux. Un silence de rêve, un silence musical fait de grand calme et des mille bruits indéfinis qui viennent on ne sait d’où : un vertige peut-être, un bourdonnement qui vient de soi. Et je songeais à la vie de tous les jours, aux habitudes, aux gens qu’on coudoie, aux petits faits journaliers dans lesquels l’existence passe, se complaît et souvent se termine. Et je songeais à ma peinture, aux sujets que je cherche, aux attitudes que je m’efforce de trouver, quand autour de moi tout est si simple et si colossal. Je sais bien que la recherche de la vie a elle aussi sa raison ; je sais bien que la cause que je défends a sa raison dans la vie qui s’agite autour de moi ; je sais bien que pour être plus éloquent et plus sensible, il me faut chercher ma voie et ma vie de tous les jours. Pour que le bonheur s’étende et rayonne autour de moi, je sais qu’il faut voir de plus près et faire toucher de près les misères de notre pauvre humanité. Je sais bien que, pour que mon cœur soit satisfait, il faut beaucoup de pitié autour de moi. Mais comme, aujourd’hui, j’étais loin de cela. Comme la grandeur de la nature seule comptait. Comme j’aurais voulu être riche, pour m’offrir à moi cette richesse d’essayer de faire un tableau qui ne soit qu’une symphonie, qu’une harmonie puissante de la nature qui s’endort et de la nuit qui redevient maîtresse.

« Être tout à la fois : poète, pour dire avec des mots la poésie des nuages, le trouble de la mer, la puissance des rochers ; architecte, pour établir, d’après ce que je voyais, une harmonie extraordinaire de lignes longues, s’étirant délicieusement avec des proportions insoupçonnées ; plus encore musicien, pour noter la brise, le bruit de l’eau, l’heure qui au loin sonnait au clocher de la ville, et pour transcrire les chants affaiblis qui parvenaient à peine jusqu’à nous, chants des jeunes filles dans les usines, mélopées traînantes, déformations délicieuses de refrains populaires qui disaient en leur naïveté les landes, la mer et le vent. Être peintre surtout, un peintre qui aurait à son service des couleurs d’émeraude et d’or, des couleurs transparentes, des couleurs d’argent. Peintre ! Quel peintre dira cela ! Quel peintre évoquera cela aussi simplement ! La voilà la véritable œuvre d’art, celle qui consiste à oublier la personnalité, pour se laisser prendre tout entier par la nature. Et quel être fait de sensibilité l’on devient quand, tout à coup, on se trouve en face de l’émotion qui répond directement à ce que l’on a de meilleur en soi. Le raisonnement doit s’en aller ; l’instinct profond, l’instinct seul doit reprendre le dessus, et l’être n’est plus qu’un instrument secoué, ballotté comme une éponge qu’on imbiberait d’eau : tout ce qui se passe autour de soi s’emmagasine. Et, comme l’éponge une fois pleine rend, sous une pression, tout ce qu’elle a pris de liquide, l’être humain lui aussi répand, sous une pression de la volonté, les sensations recueillies.

« Vers la côte, en direction de la ville, le spectacle changeait. L’église et les maisons pressées contre elle, comme pour se réchauffer, se silhouettaient sur le ciel gris. Seuls, les murs peints en blanc révélaient leurs formes en des dessins géométriques. Une fenêtre allumée donnait la notion de la vie. La vie qui, malgré tout, m’a repris lorsqu’il fallut rentrer ; la vie que l’on défend. La vie qui venait de quitter un enfant, qu’en passant j’ai pu apercevoir étendu mort sur son lit, vision rapide entre deux volets à peine entr’ouverts, dans une chambre éclairée par deux bougies. Des femmes, tout autour de la chambre, silencieuses et la tête dans les mains priaient 2... )

De son séjour au milieu des pêcheurs, dans cette Bretagne grave, forte et travailleuse, Adler rapporta Les Sardinières, qui sont au musée de Luxeuil, et Retour de Pardon, que possède le musée de Remiremont.

Au salon de 1901, Adler fut impressionné par un tableau signé Cagniard, tableau assez peu important mais qui représentait un paysage de Charleroi, la région noire par excellence. Subissait-il l’influence de ses anciens souvenirs du Creusot, ou entendait-il l’appel mystérieux d’un pays qu’il ne connaissait pas ? Lui-même n’en sut jamais rien. Quoi qu’il en soit, notre peintre fit la connaissance de Cagniard et se documenta sur Charleroi et les environs. « C’est une contrée magnifique, assura son interlocuteur ; la vie y est facile et bon marché ; la population s’y montre accueillante. » Adler avait quelque argent en poche ; sa décision fut rapidement prise. Il quitta Paris, emmenant à titre d’invité son ami Synave, qui traversait alors une période douloureuse, tant au point de vue matériel qu’au point de vue moral. À Charleroi, nos artistes vécurent comme deux frères, ayant même gîte et même table. On les vit dresser leur chevalet tantôt sur les terrils, vraies collines artificielles dont la hauteur atteignait jusqu’à 80 ou 100 mètres, tantôt dans la campagne noire d’usines et de cheminées fumantes, tantôt au milieu des corons et des gosses aux cheveux blonds filasse. Chaque jour aussi ils assistèrent à la descente et à la remontée des mineurs. Ce cadre plein de grandeur, cette atmosphere fuligineuse furent pour eux un stimulant ; ils travaillèrent avec ardeur, Synave en vue d’exécuter un portrait de son ami que l’on peut voir au musée de Luxeuil, Adler pour la pure joie de peindre un pays qui répondait à ses plus intimes et à ses plus vives aspirations. Ce qu’il n’est d’ailleurs jamais parvenu à bien comprendre, car ni son enfance passée en Haute-Saône, ni sa vie à Paris ne le prédisposaient à des émotions de ce genre. Mais, selon sa propre expression, « qui sait de quel atavisme nous sommes faits » ? Aucune région, assure-t-il, ne l’a davantage remué, n’a fait vibrer sa sensibilité d’une façon plus profonde. Au bout d’un mois, Synave reprit le chemin de la France, mais Adler continua la besogne si bien commencée. Et ce furent des journées laborieuses qu’il passa installé sur un terril, dominant les hauts-fourneaux de la Providence en face du ruban argenté de la Sambre où se reflétait le ciel. Quand survenait le crépuscule, les fenêtres des corons s’allumaient et mille petits yeux d’usines commençaient à briller au loin. Spectacle à la fois féerique et douloureux, que l’obscurité totale rendait encore plus extraordinaire. Or, on était en novembre et la nuit tombait de bonne heure sur ce pays noir où les vapeurs et les fumées de toutes sortes mangeaient la lumière et obscurcissaient l’horizon.

Mais comment rendre de telles merveilles, quand tout était sombre autour de lui, quand il ne parvenait même plus à distinguer sa toile et sa palette ? Il regardait très ému, et c’était tout. Or, un matin, qu’il pleuvait à torrents, Adler dut rester seul dans sa petite chambre, dont l’unique fenêtre donnait sur des murs tristes et des jardins frileux. Le nez contre la vitre, il battait une marche avec ses doigts pour rompre l’ennui qu’engendraient la solitude, un ciel maussade, une lumière affreuse. Et voilà qu’il eut brusquement l’idée de prendre un morceau de carton, de s’installer devant son chevalet et de chercher à faire revivre, à recréer, l’impression éprouvée la veille au soir. Or cette impression, au bout d’une heure, il l’avait retrouvée et traduite, toute pénétrée encore de l’émotion primitive. Ce fut une révélation. Pourquoi, se disait-il, me fatiguer désormais à courir la campagne, chargé comme une bête avec mon attirail de peintre ? Ne suffirait-il pas d’avoir un simple album, pour prendre les notes écrites dont j’ai besoin ? En fait, il procéda de la sorte pendant huit jours, travaillant le matin chez lui de mémoire et l’après-midi d’après nature. Les résultats s’annonçaient excellents ; il exécuta ainsi sept à huit études remarquables. Mais, le midi du huitième jour, une sorte de vertige le prit, alors qu’il se rendait au restaurant, ses idées fuyaient à la débandade ; son cerveau éclatait ; il perdait conscience de lui-même et ne savait plus où il allait. S’étant un peu ressaisi, il gagna le restaurant, mangea et but presque à la façon d’un automate, puis rentra dans sa chambre avec beaucoup de difficulté. Là, couché sur le dos, non loin de la fenêtre, il chercha un peu de calme en regardant un coin du ciel. Lentement, non sans peine, la sérénité revint dans son pauvre cerveau. Plusieurs jours furent d’ailleurs nécessaires pour rétablir complètement l’équilibre de son esprit.

Cette leçon ne fut pas perdue. Contre l’énorme déperdition de force qu’engendrait le travail de mémoire, il lutta désormais en se reposant davantage, en se nourrissant mieux, en buvant plus qu’à l’ordinaire. Il comprit aussi que, pour maintenir l’équilibre désirable, il devait revenir souvent en face de la nature. Après des tâtonnements, une organisation méthodique de son travail lui permettra de faire alterner, sans fatigue et surtout sans danger, les besognes d’après nature et l’effort de mémoire. Au cours de ses promenades, devant les sujets qui l’attirent, il multipliera dessins ou pochades. Mais, plein de sa vision pendant au moins une journée, il pourra la transporter immédiatement sur la toile et noter ainsi des sensations trop fugitives pour qu’on les prenne d’après nature. Aussi exécutera-t-il, presque sans modèles, des tableaux aussi importants que la Soupe des Pauvres et la Mobilisation. Déjà, pour la Grève du Creusot, il avait très largement fait appel à sa mémoire.

À Charleroi, Jules Adler devint l’ami d’un peintre de son âge, enthousiaste et bien doué, Charles Watelet. Grâce à lui, il pénétra au cœur même du pays et put visiter charbonnages et verreries, ces milieux si impressionnants mais très fermés. De sa descente dans une mine, à 1.200 mètres de profondeur, il garda un souvenir ineffaçable. Habillé en mineur, une lampe à la main, il prit rang, à côté du jeune ingénieur chargé de le conduire, dans un groupe accroupi de six ouvriers. Puis ce fut la descente vertigineuse dans les profondeurs, avec la vue ultra-rapide de galeries rougeoyantes, fort discrètement éclairées, et une averse d’eau provenant des rigoles non canalisées. Au fond l’attendait un spectacle unique, fatigant, quelquefois dangereux. On s’engagea dans une galerie, où il fallut bientôt marcher à la file, très courbé, chacun derrière la lampe de qui le précédait. Lentement l’œil s’habituait au noir et, dans d’étroits boyaux, l’on discernait les silhouettes indécises de mineurs s’en allant à leur « veine ». Des wagonnets apparaissaient puis disparaissaient avec bruit, tirés par de malheureux chevaux qui, une fois descendus dans ces profondeurs, ne remontaient plus vivants à la lumière du jour. Et combien douloureuse l’extraction de la houille, quand le mineur, couché sur le dos, devait frapper la roche à 50 centimètres au-dessus de sa tête. Plein de l’ardeur imprudente que donne la jeunesse, son guide n’hésita même point à dévisser légèrement sa lampe pour lui faire constater la présence du grisou.

Aujourd’hui, dans les verreries, les souffleurs ont disparu et le travail s’effectue d’une façon mécanique. À l’époque où Jules Adler visita les usines de Charleroi, c’était encore avec la bouche que l’ouvrier gonflait la boule de verre en fusion qu’on maintenait au bout d’un tube. Et cette dernière s’étirait, s’allongeait, prenait finalement la longueur et la circonférence voulues. Les maîtres verriers formaient une sorte de gentilhommerie. Convié à dîner par celui qui devait travailler devant lui, Adler fit connaissance avec un milieu nettement supérieur aux milieux bourgeois ordinaires, tant par le luxe que par la distinction.

C’est encore grâce à Charles Watelet que notre peintre fut reçu chez Constantin Meunier, rue de l’Abbaye, à Bruxelles. Il admirait cet artiste si grave, si tendre, si humain. Son émotion fut vive lorsqu’il pénétra dans son vaste atelier, clair et sans meubles, avec tout autour des groupes en bronze, en marbre, en terre, dont plusieurs lui étaient connus par des reproductions. Vêtu d’un gros chandail bleu, le torse ramassé, les jambes courtes, la bonne tête barbue couverte d’un béret épais, Constantin Meunier était là. C’est avec ses grosses mains tendues, en un geste simple d’affection, qu’il accueillit les visiteurs. Adler fut ravi d’apprendre qu’il le connaissait de nom. Et, comme il le félicitait, le grand sculpteur répondit avec un sourire modeste et d’une voix simple, pleine d’un bon accent belge, qu’il travaillait de son mieux et s’appliquait autant qu’il le pouvait. Tous deux avaient, d’ailleurs, le même goût de l’effort, la même sympathie pour les ouvriers de l’usine et de la terre.

Devant son fameux haut-relief de la moisson, que l’on voit aujourd’hui sur l’un des côtés de son monument au Travail, notre visiteur demanda ce que symbolisait le geste du personnage qui, portant le revers de sa main devant ses yeux, semble ou s’éponger le front ou regarder au loin. Et Constantin Meunier, dédaignant les tartines littéraires ou pseudo-philosophiques, de tourner vers lui son beau regard bleu d’enfant et de répondre en toute simplicité : « Vraiment, je n’en sais rien. J’ai vu cela dans la nature et je m’en suis servi ». Réponse caractéristique, montrant bien que, chez cet illustre sculpteur et peintre, l’émotion discrètement cueillie sur le vif se développait et se synthétisait sans effort, d’une façon spontanée. Ce qui confirma Adler dans l’idée que le choix artistique s’établit par le cœur beaucoup plus que par le cerveau, et que l’instinct joue dans ce choix un rôle essentiel. Quoique l’œuvre de Constantin Meunier donne l’impression d’une santé parfaite et qu’il soit mort dans un âge avancé, notons pourtant qu’il dut se soigner toute sa vie, car il n’avait qu’un poumon.

En s’éloignant du pays noir, Jules Adler eut l’impression d’y laisser une partie de son âme et de s’arracher à une vie profonde, pour recommencer une existence qui ne lui disait plus rien. De retour à Paris, il fit une exposition de peintures et de dessins. Mais, si les critiques lui décernèrent de grands éloges, le public ne comprit pas du tout son effort ; il ne put vendre même un dessin. Pourtant il fallait vivre ! « Pourquoi, lui disait-on, faites-vous des choses si noires ? Comment vous acheter des tableaux si tristes ? » Un directeur de charbonnage trouvait extraordinaire qu’un peintre s’intéresse à des paysages d’usines et de fumée ; il ajoutait qu’il ne voulait, dans son intérieur, que des toiles pleines de soleil, de riantes expressions d’une belle nature ou d’une mer délicieusement bleue. Depuis, Jules Adler a compris que peinture de sentiment et peinture décorative sont des éléments bien distincts ; de sérieux efforts sont indispensables lorsqu’on veut les réunir. Sans aucun doute, il aurait trouvé la synthèse désirable, si des maisons du peuple, des mairies, des hôpitaux lui avaient fait, à cette époque, des commandes de décorations. Hélas ! cette idée ne vint à personne. Mais de n’avoir pas donné, dans sa carrière, une plus large place au paysage usinier et de n’être point retourné sur les bords de la Sambre, notre artiste conserva toujours une amertume et un regret. Son séjour à Charleroi nous a pourtant valu des œuvres importantes comme Au Pays de la Mine, qui est au Petit-Palais, et Les Hauts-Fournaux de la Providence, devenus propriété de la Chambre de Commerce de Lure, que l’on désigne plus souvent sous ce titre : Les Hauts-Fournaux de Charleroi.

Au début de 1901, Jules Adler avait fait un premier voyage en Espagne. S’il ne dura que quelques jours, il permit du moins à notre artiste d’apprécier Vélasquez à sa juste valeur. Nous en reparlerons bientôt, ainsi que d’un second voyage, moins rapide que le premier, mais qu’il effectua beaucoup plus tard et qui n’eut pas la même importance pour sa formation artistique.

ANNÉES FÉCONDES - VOYAGES EN ESPAGNE

Pendant l’hiver de 1902-1903, Jules Adler séjourna une quinzaine de jours en Angleterre. On le demandait à Wimbledon, une délicieuse campagne proche de Londres, pour faire le portrait d’une jeune fille. Les impressions rapportées de ce voyage ne furent pas particulièrement profondes. Néanmoins il s’expliqua mieux, désormais, l’atmosphère spéciale dans laquelle les peintres anglais font vivre leurs figures. Les magnifiques jardins des environs de Londres, jardins souvent couverts de brouillard, leur fournissent le modèle de ce qu’il avait pris jusque là pour de gracieuses tapisseries. Notre peintre passait la journée à Wimbledon, mais chaque soir il revenait dans la cité géante qui préside aux destinées de l’empire britannique. Et c’est là que, de nuit, il vit dans une rue de Whitechapel un groupe de salutistes aux allures étranges. Une jeune femme chantait, accompagnée de musiciens et entourée d’une foule qui chantait elle aussi. Avec les croquis presque informes qu’il prit immédiatement, il composa, de retour à Paris, une petite toile, Salutistes, qui ne manquait pas d’intérêt ; elle fut acquise pour le sanatorium de Territet, en Suisse.

Les années qui vont suivre seront, pour notre artiste, spécialement fécondes et brillantes. Sans interruption, des œuvres remarquables sortiront de son atelier. Nous en donnerons, plus tard, la liste chronologique et, sur les principales, nous fournirons certains détails. Ici, notons seulement quelques souvenirs peu connus et curieux.

On a maintes fois écrit que ses Haleurs furent inspirés par la célèbre chanson des « Bateliers de la Volga ». Et l’on a cru découvrir dans l’œuvre musicale et dans l’œuvre du peintre la même allure, le même mouvement, la même cadence. Erreur manifeste, puisque la toile fut composée plusieurs années avant la chanson. C’est un soir d’été, alors qu’il se promenait non loin de chez lui, sur le bord du canal Saint-Martin, que le sujet fut suggéré à l’artiste par un groupe presque identique à celui qu’il reproduira. Matin de Paris aurait pu s’intituler plus justement la Descente du Faubourg. De son atelier, Adler voyait un flot magnifique de travailleurs de toutes sortes, qui déferlait chaque matin, aux mêmes heures et avec la même gravité, de Belleville à Paris. Ce spectacle, il voulut le fixer sur la toile. Le centre moral du tableau, sa partie la plus lumineuse, fut constitué, au premier plan, par deux figures tendres, amoureuses, confiantes.

Soir de fête, œuvre pour laquelle notre peintre gardera une prédilection marquée, fut exposée en 1907. Trop libre peut-être ou trop contraire aux habitudes reçues, elle fut mal accueillie du jury traditionaliste et routinier qui présidait le Salon. En outre, la scène décrite se déroulait la nuit, tort grave aux yeux de plusieurs. Des figures populaires, ouvriers, trottins, ménagères, camelots, marchandes de fleurs passaient devant la façade vivement éclairée d’un grand bazar ; et la lumière produisait de curieuses arabesques en s’accrochant où elle pouvait. La critique vengea Adler du dédain manifesté par les pontifes, et, malgré leur mauvaise volonté, ses camarades du Salon l’élurent membre du jury peu après.

Désireux de traduire les sentiments éprouvés par lui-même en calme et pleine nature, lorsqu’il extériorisait librement sa joie, Adler décida que son Chemineau de 1908 chanterait éperdument. Il se souvenait d’une journée heureuse, passée dans le pittoresque coin des Vosges où s’élevait jadis l’ancien monastère d’Hérival. Convié par des amis à une partie de chasse, notre artiste, qui n’était chasseur à aucun degré, passa son temps à exécuter des croquis. Seul et en pleine campagne, il dut ensuite accomplir une longue trotte pour rejoindre le lieu du rendez-vous que ses compagnons avaient fixé. Son bonheur était si grand, au milieu de cette merveilleuse nature, qu’il se mit à chanter de toutes ses forces, Et c’est sa propre attitude et c’est sa propre joie de vivre qu’il prêta ensuite à son fameux chemineau.

Comme on peut s’en rendre compte, notre artiste est parvenu, grâce à des moyens purement picturaux, à rendre ses souvenirs et ses émotions d’enfance. Mais, pour communier pleinement avec sa ville natale, pour en comprendre, au point de vue pictural, tout le charme délicat, il faut qu’il la regarde à certains moments ou à certaines heures : « Luxeuil, déclare-t-il, n’existe pas au soleil. Orientée du nord au sud, le soleil détraque la ville et la démolit pendant les heures chaudes ; il lui fait des ombres portées noires ; les rouges des tuiles apparaissent brutaux et hostiles. Ce n’est pas notre pays, ce soleil presque méridional. Mais, par un temps gris, ou quand le soleil descend et que le soir lentement arrive, alors toutes les colorations discrètes des vieilles pierres roses et bleutées s’exaltent ; les toits moussus verdissent ; les pignons se silhouettent harmonieusement sur le ciel ; la terre est rose, et toutes nos vieilles maisons semblent se rapprocher et raconter leur histoire avec des tons nacrés, assourdis et précieux ». Bel exemple d’émotion colorée, qui nous fait comprendre le mystérieux pouvoir dont les grands peintres disposent pour rendre leurs sentiments intimes à l’aide de leur seul pinceau.

Pour les récompenses du Salon et les décorations officielles, Adler n’éprouva jamais un culte fétichiste. À ses yeux, elles étaient l’équivalent pour l’artiste de ce que sont les diplômes universitaires pour le professeur. Parce qu’elles facilitaient la vente de ses œuvres, il ne les dédaigna pas. Mais leur utilité pratique ne l’a point aveuglé sur leur valeur réelle. Finalement, il a même perdu toute illusion à leur sujet. « Avec le recul de l’âge, m’a-t-il écrit, ces récompenses n’ont pas pour moi une très grande importance. Elles m’étaient utiles peut-être au point de vue de ma vie matérielle à organiser, mais véritablement elles n’ont jamais prouvé grand’chose. Que de gens archi-décorés, archi-récompensés, sont maintenant totalement oubliés. Leurs œuvres de virtuosité, de mode surtout, qui n’apportaient que de la science ou de l’habileté, n’ont pas laissé la moindre trace, le moindre souvenir ! Mais combien de gens méconnus alors, maladroits, mais sensibles, amoureux humbles et modestes devant la nature, nous ont laissé la petite fleur délicieuse qu’ils ont cueillie et racontée avec un cœur si simple d’enfant. Il faut vieillir pour se rendre compte de cette leçon formidable et je songe de plus en plus à cette pensée d’Homère : « Une œuvre n’est éternelle que si elle est traversée par quelque frisson d’humanité. » Je l’ai écrit autrefois ; je l’admets de plus en plus. » Et, parce que l’intrigue est incapable d’ajouter aucun mérite réel à l’œuvre d’art, il a toujours répugné aux compromissions et aux cabales qui assurent des succès faciles mais éphémères.

Notre peintre fit deux voyages en Espagne. Le premier, au début de 1901, ne dura que quelques jours. Néanmoins il marque une date dans l’histoire de sa formation artistique, car une visite au Prado lui permit d’apprécier, dans son ensemble, l’œuvre de Velasquez. C’est bien des années après, lors d’un séjour moins bref, qu’il s’intéressa au peuple espagnol et qu’il put observer sa vie, ses habitudes, ses mœurs. Mais, parce que ces deux voyages se complètent harmonieusement, il convient, croyons-nous, de les rapprocher.

La première fois, Adler gagna directement Madrid, en passant par Bayonne et Burgos. Il y resta trois jours et Wery vint le rejoindre. Originaire de Reims, fils d’un artisan bien doué pour la gravure et fort cultivé, ce peintre avait fréquenté l’Académie Julian à la même époque que notre artiste. Lorsque tous deux connurent le succès, cette camaraderie d’école se transforma en amitié durable. Au Salon de 1900, Les Bateliers d’Amsterdam de Wery obtenaient le Prix National, alors que La Grève du Creusot valait à son ami des éloges mérités. Et c’est le peintre rémois qui lui avait conseillé de se rendre à Madrid où, personnellement, il avait déjà séjourné.

Arrivé dans la capitale espagnole, Adler s’en alla de suite au musée du Prado. Certes les œuvres de Goya et de quelques autres l’impressionnèrent, mais, devant Vélasquez ce fut un émerveillement : il oublia le reste pour entrer en communion intime avec ce dernier, pour « s’en mettre plein les yeux et plein le cœur », selon sa propre expression. Épris de sincérité, Velasquez est parvenu à exprimer toute la vérité artistique grâce à un sens profond des valeurs. Il suit son instinct et va droit à la vie, sans aucun parti pris. À vingt-quatre ans, ce prodigieux créateur connaissait son métier à fond, ainsi qu’en témoignent les toiles datant de cette époque et qui sont très bien peintes, trop bien peintes même. Mais, par la suite, la façon de s’exprimer n’absorba plus son attention, et c’est à rendre la nature avec simplicité qu’il s’appliqua. Les plus fidèles images ne deviennent vivantes que si elles sont pénétrées de lumière ; dire, non ce qui est, mais ce qui paraît être, telle est la tâche du peintre. Devant les toiles de Vélasquez, ces vérités se révèlent évidentes. Et, parce qu’il était profondément humain, le grand artiste a, de préférence, cherché ses modèles dans le peuple, parmi les mendiants et les parias de la société. Peut-être voulait-il se venger ainsi de la demi-servitude à laquelle ses fonctions le réduisaient ; nul ne saurait nier que la bonté de son cœur éclate dans maints de ses tableaux. Les Fileuses et surtout les Menines retinrent particulièrement l’attention du visiteur. Cette dernière toile semble se prolonger en profondeur, de telle sorte que l’on ne sait plus où la fiction commence et où finit la réalité. Velasquez fut à la peinture ce que Beethoven devait être à la musique.

Enivré par tant de splendeurs, Adler aurait volontiers quitté Madrid au sortir du Prado. Trop absorbé par ses préoccupations picturales et ne disposant que d’un nombre d’heures fort limité, il se souciait peu de visiter la ville et ne songeait pas à prendre contact avec la population. Wery et lui passèrent ensuite un jour à Tolède où il découvrit le Greco qu’il ne parvint pas alors à comprendre parfaitement. Puis ce fut le retour en France par le pays basque et Saint-Jean-Pied-de-Port.

C’est après l’installation de la République, et en compagnie de sa femme, que notre artiste fit son second voyage. Il se trouvait à Madrid le jour anniversaire de la proclamation de la république. L’animation folle des rues, l’allégresse et l’enthousiasme de la foule en liesse le frappèrent vivement. De ce peuple ardent il a gardé une excellente impression : si son courage ne manque pas de rudesse, il se montre capable d’actes héroïques et splendides ; à l’égard de l’étranger qui passe, il est d’une amabilité qui force la sympathie. Néanmoins, parce qu’il ignorait la langue espagnole, Adler ne put prendre avec la population un contact aussi étroit qu’il l’aurait désiré. Les courses de taureaux furent pour lui une déception. Dans les musées, Vélasquez, Goya, le Greco continuaient à retenir son attention.

Outre Madrid, il visita longuement Tolède, Cordoue, Grenade, Séville. L’ancienne mosquée de Séville que l’on reconstituait alors, l’Alhambra de Grenade, la mosquée de Cordoue, ces délicates merveilles laissées par les Arabes, provoquèrent son admiration. Le soir, dans des quartiers un peu suspects de Séville, il vit exécuter des séguedilles, avec accompagnement de guitares, par des femmes dont la nudité complète révélait quelquefois des formes remarquables. Par contre, à la Féria si réputée de cette ville, les danseurs avaient des allures un peu godiches et se montraient dignes de nos bals de sous-préfecture. Avec leurs grands villages animés et rares, avec leurs petits bourriquots si sympathiques, certains paysages calcinés de l’Andalousie rappelaient que l’Afrique était proche.

Adler se maria en 1911 ; son père mourut vers la même époque. Alors, pour des motifs d’organisation intime, il changea de quartier et s’installa boulevard des Batignolles. C’est avec un profond regret qu’il s’éloigna de la place de la République, si vivante et quelquefois si bruyante. aimait aussi le vieux faubourg du Temple avec sa foule active et bon enfant, la rue Grange-aux-Belles, la Bourse du Travail d’où sortaient des groupes vibrants et animés. Puis ce départ était comme une rupture avec l’époque héroïque de son existence, celle qui avait vu l’enfantement de tant d’œuvres remarquables, malgré des difficultés de toutes sortes. Sans fréquenter les réunions publiques et sans prendre part aux manifestations dont il était parfois le témoin, Adler éprouvait une vive émotion d'homme et d’artiste en présence des grands remous de la foule ou des mouvements de révolte. Il fit même don à la Bourse du Travail d’un tableau que lui avait suggéré le long cortège de ceux qui, à Paris, protestèrent contre la condamnation de Ferrer.

Le quartier des Batignolles, que le peintre habitera désormais, était bien différent. Ratatiné et bourgeois, ce vieux quartier offrait encore des jardins dans les petites rues. Les habitants étaient plus soigneux de leur toilette qu’au Faubourg du Temple ; toutes les femmes, même les ménagères, portaient des chapeaux, et les ouvriers aussi s’habillaient mieux. Dépaysé dans ce nouveau milieu, Adler ne s’habitua que lentement. Néanmoins Montmartre était proche et l’avenue de Clichy, avec son marché du matin, ne manquait pas d’attrait. De son logement, il avait une large vue sur le boulevard des Batignolles. De brillantes devantures bordaient les trottoirs ; le terre-plein était planté d’arbres et pourvu de bancs où venaient s’asseoir des amoureux, des camelots, des dames élégantes qui tenaient en laisse un petit chien. La pousse des feuilles au printemps, leur chute en automne, la belle échappée de ciel offerte à ses regards éveillaient au cœur de l’artiste des sentiments pleins de douceur. Il refit connaissance avec Willette qui habitait non loin de là. Marié sur le tard et devenu père de famille, le célèbre dessinateur promenait volontiers ses enfants sur le calme terre-plein du boulevard. Steinlen, dont la silhouette fine et la voix nuancée, presque timide, étaient si caractéristiques, descendait quelquefois de Montmartre où il logeait rue de Tourlaque. Adler ne prévoyait point alors que le grand artiste aurait sa statue, place Constantin Pecqueur, au pied de sa chère butte, et que ce serait lui qui présiderait à l’inauguration.

De 1910 à 1913, notre peintre passa l’été sur les côtes de la Mer du Nord, à Etaples, Montreuil, Equihen, Boulogne. Région admirable, à l’atmosphère étonnante de lumière et de délicatesse, malgré des pluies fréquentes et un temps fort variable. De nombreux peintres anglais et americains y séjournaient avec leurs élèves ; ce fut le pays préféré des fameux artistes d’outre-Manche Bonnington et Brandgwyn, ainsi que du célèbre Américain Whistler. À Etaples, Adler rencontra une veuve dont la mer avait pris le mari et les trois enfants. Vivante image de la douleur, elle devint le personnage central d’une toile toute frémissante d’angoisse, Gros temps au large. C’est à Berck qu’il composa Pêcheuse de crevettes ; Albert Besnard s’y trouvait alors et exécutait des fresques pour l’hôpital de l’Assistance publique. De Montreuil, où Wery séjournait également, il rapporta des paysages et des dessins : autrefois située sur le bord de la mer, cette délicieuse petite ville en est maintenant éloignée de quelques kilomètres. À Equihen, il fréquenta familièrement le fils du peintre Cazin. Né dans le Pas-de-Calais, cet artiste avait, lui dit-on, acheté toute la dune environnant Equihen ; c’est là qu’il fit ses meilleurs tableaux. Mais, pour qu’on ignore la source de son inspiration, il ne laissait approcher personne ; un garde-chasse impitoyable menaçait de son fusil les rapins qui s’égaraient dans cette région. Son fils, auteur de faïences curieuses, mourut pendant la guerre, à bord d’un sous-marin qui sombra dans le port de Boulogne, d’une façon inexplicable.

Avec son port et ses pêcheurs, la vieille ville de Boulogne intéressa beaucoup Adler. À certaines époques, les harengs frais s’amoncelaient sur les quais en prodigieux tas ; les hommes chargés de manipuler le poisson s’y enfonçaient jusqu’à la ceinture et, semblables aux anciens héros d’armes, ils apparaissaient bientôt couverts d’écailles. L’arrivée et le débarquement des pêcheurs avaient aussi quelque chose d’impressionnant. Retour de pêche, qui parut au Salon de 1914, s’inspira de scènes vécues. À ce même Salon, Adler faillit obtenir la grande médaille d’honneur ; mais, comme le résultat des votes menaçait d’être nul, il se désista en faveur de Maxence son concurrent. Déjà l’Europe était à la veille de la plus effroyable tragédie, quand il présida, en juillet, la distribution des prix du collège de Luxeuil.

DANS LA TOURMENTE - L’APRÈS-GUERRE
L’AFRIQUE DU NORD


C’est à Eloyes, petit village perdu à dix kilomètres de Remiremont, que la mobilisation trouva Adler. Le retour à Paris s’effectua avec une lenteur désespérante, à travers un pays enfiévré, dans des trains où l’on était serré d’une façon invraisemblable. À Bar-le-Duc, il apprit l’assassinat de Jaurès. À Paris, régnait une animation folle, le chaleur était terrible, et de l’électricité semblait flotter dans l’air. Rue de Douai, il fut témoin d’un spectacle qui deviendra le sujet de son tableau La Mobilisation. La foule, massée sur les trottoirs, regardait un régiment qui partait pour le front ; des bras se levaient ; des femmes pleuraient. Le peintre lui aussi pleurait, et cette vision rapide, inattendue, s’imprima dans son cerveau d’une façon indélébile.

Aidé par sa femme, il organisa plus tard une cantine, place Pigalle, dans l’atelier d’un camarade mobilisé. Car la misère se faisait sentir dans le monde des artistes. Fixé d’abord à 30 centimes, le prix du repas fut ensuite porté à 50, puis à 65 centimes. On servait une soupe, un légume, de la viande, du dessert ; le carafon de vin valait 0 fr. 25 ; on vendait aussi du café. Plus de 110.000 repas furent distribués. Les pensionnaires étaient des peintres, des graveurs, des musiciens, des sculpteurs, des modèles. Une dame, dont quatre fils étaient au front et qui venait régulièrement, lui fournit le type de la femme en deuil que l’on aperçoit dans La Mobilisation.

L’installation de cette cantine fut laborieuse. On se contenta, au début, des tabourets, chaises et tréteaux de tables à modèles que renfermait l’atelier ; plus tard, l’ameublement devint moins rudimentaire. Par contre, les dons en vivres, fort abondants les premiers mois, diminuèrent ensuite d’une façon très sensible. Grâce aux secours en argent reçus de divers côtés, on continua néanmoins de fournir des repas pour un prix minime. Obligé de tenir une comptabilité en règle et de maintenir l'entente parmi les quarante pensionnaires qui se rencontraient habituellement à table, Jules Adler revenait chaque soir chez lui extrêmement fatigué. Son propre atelier ressemblait à un magasin d’habillement. Les Américains avaient envoyé d’énormes caisses de chaussures, de lainages, de vêtements de toutes sortes. Ce qui permit aux artistes peu fortunés de la place Pigalle de s’habiller, sans frais, pendant quatre ans.

Chaque printemps, Adler et sa femme s’arrachaient à leur tâche absorbante pour vivre quelques semaines à la campagne. En 1915, ils séjournèrent aux Martigues, puis dans la Nièvre, en 1916, au Faouet en Bretagne, l’année suivante à Plombières. Par contraste avec la férocité des hommes, jamais la nature n’avait paru à notre peintre plus calme, plus douce, plus accueillante. Et c’est avec une joie visible qu’il parle du rouge-gorge polisson qui, dans un sous-bois des environs de Plombières, vint se poser sur sa palette, par une belle matinée pleine d’immobilité et de silence.

En février 1917, les Beaux-Arts l’envoyèrent en mission sur le front de Verdun. L’hiver sévissait dans toute sa rigueur ; le thermomètre était descendu à 25 au-dessous de zéro. Pendant vingt jours, il voyagea dans une région visitée par la souffrance et la mort. Mais, s’il exécuta des études et des dessins malgré le froid, toutes ses préoccupations d’artiste l’abandonnèrent, tant son cœur fut affecté douloureusement. Devant les pauvres bougres harassés, amaigris, malades, couverts d’affreuses blessures, que l’on avait fait prisonniers lors de la reprise de Douaumont, il fut saisi d’une pitié indicible. Et à l’un d’eux, un grand Poméranien à la figure tourmentée, qui le suppliait de la main et des yeux, il procura de quoi fumer, malgré toutes les défenses. La ville de Paris possède plusieurs de ses dessins du front. Atteint d’une très forte bronchite et l’âme pleine d’une tristesse insurmontable, notre peintre revint se soigner chez lui.

En 1918, Adler fit, pendant la belle saison, un séjour à Crozant, dans la Creuse. Parmi d’autres études, il rapporta La Mère Nanette ; de cette époque, date aussi la première idée d’une toile qu’il exécutera plus tard, Deuil en Limousin. Dans la région, habitait le père Guillaumin, paysagiste magnifique et l’un des rares survivants de la période héroïque de grands impressionnistes. Enfoncé dans un pardessus épais, un large chapeau noir rabattu sur les yeux, une palette à la main, ce vieillard de quatre-vingts ans guettait, dès six heures du matin, dans le brouillard argenté de la Creuse, le motif fragile et changeant qu’un rayon de soleil suffirait à faire disparaître.

Lorsqu’on apprit la fin de la guerre, ce fut un fol enthousiasme à Paris. Devant l’Opéra, Adler vit un spectacle qui lui fournit les éléments essentiels de L’Armistice, un tableau qu’il jugea sévèrement par la suite comme trop peu mûri et trop peu documenté. Lentement, il reprit son activité d’autrefois. La Mobilisation faillit obtenir la grande médaille d’honneur au Salon de 1920 ; à celui de 1921, Le Marchand de gui recueillit de même un nombre imposant de suffrages. Enfin, Le Printemps de Paris remporta la fameuse médaille, en 1923. Voilà ce qu’il en pensera treize ans plus tard : « J’ai désiré certes cette médaille d’honneur ; j’ai fait la série d’efforts nécessaires pour atteindre ce résultat. Aujourd’hui cette course à la médaille me semble un peu petiote, un peu trop scolastique. Malgré toute son indépendance et sa liberté habituelles, on est tenu mystérieusement et bien malgré soi à certaines concessions, étant donné que le jury composé de tous les artistes récompensés est votre juge. Plus je vieillis, plus ces médailles, de quelque classe soient-elles, me semblent loin de la vraie recherche et parfaitement inutiles au point de vue de l’art. Pour mon excuse, si c’en est une, je pense que Corot, Puvis de Chavannes ont eux aussi, à leur époque, brigué cet honneur. » Ces lignes plairont à ceux qui ne s’illusionnent pas sur la valeur des estampilles officielles. Par contre, sa nomination comme professeur à l’École des Beaux-Arts lui procura des joies dont il parlera toujours volontiers. Le contact avec une jeunesse exubérante l’enchanta. Deviner le caractère d’un élève, ses aptitudes, son état d’esprit, pour l’amener à se découvrir lui-même et à prendre conscience de sa propre nature, voilà un travail qui lui plaisait particulièrement.

Une fragilité des bronches devenue excessive ne lui a plus permis de se méler aux grands mouvements des foules. D’où l’importance que le Paysage a pris dans son œuvre et un amour encore accru de la nature. Mais il est resté fidèle à ses anciennes sympathies d’art. Quand ce n’est au contact direct de la campagne ou des bois, c’est près des humbles et du peuple qu’il cherche et trouve ses éléments d’inspiration. La lumière, la couleur, la vie profonde, même lorsqu’elle est silencieuse, l’attirent toujours invinciblement.

Désireux de respirer l’odeur du désert et de voir un milieu plus proche de la nature que notre Europe fiévreuse et compliquée, Adler songea de bonne heure à visiter l’Afrique du Nord. Mais ce n’est que fort tardivement, en 1928, qu’il put réaliser son souhait. En compagnie de sa femme, il gagna Marseille et s’embarqua pour Alger, où il arriva par un temps maussade, alors que la violente agitation de la mer se faisait sentir même dans le port. Les jours suivants, par contre, il apprécia la douceur du climat et la beauté d’un ciel enchanteur. On était en décembre.

Certes, il aima Alger avec sa rade splendide, son musée, ses jardins, ses grands cafés, ses villas, ses palmiers. Les admirables vieux quartiers de la ville arabe le retinrent longuement. Il ne se lassait pas de regarder le ciel bleu et profond, où les étoiles s’accrochaient comme des lampes lorsque survenait la nuit. Néanmoins, c’est encore aux gens qu’il s’intéressa de préférence : aux loqueteux, aux pauvres aveugles, aux enfants en guenilles, aux Arabes dont les costumes étaient si pittoresques, aux femmes voilées jusqu’aux yeux.

Mais le peintre rêvait de régions plus désertiques, et ce fut le départ vers le sud. Traversant la Mitidja en automobile, il s’arrête à Bouffarik, grand marché où la multitude des burnous devient impressionnante. Il y rencontre un vieux cordonnier luxovien, ancien zouave et ivrogne invétéré, qui parle interminablement. Puis ce sont les orangers et les citronniers de Blida, une ville assez moderne, qui retiennent son attention. Arrêt au fameux ruisseau des singes. Ces quadrumanes arrivent par bandes et leurs cris aigus, leurs grimaces, leurs gestes humains apportent un élément de distraction. Un petit train poussif emmène notre artiste vers Médéa, puis vers Berrouaghia où il passe la nuit. Déjà apparaissent des paysages désertiques.

À Boghari, l’aspect devient saharien. Cette petite ville possède des danseuses renommées, généralement fort jolies et qui ne portent pas de voiles. Avec l’argent qu’elles recueillent, ces femmes se constituent une dote leur permettant plus tard d’acheter un mari. On assure qu’elles font d’excellentes et sérieuses mères de famille. Au delà de Boghari, le petit train s’essoufle au milieu des dunes de sable et des énormes formations salines. Parfois il s’arrête brusquement, en pleine campagne, n’en pouvant plus ; ce qui permet à notre artiste de prendre quelques croquis. L’un d’eux représente une femme assise sur un bourriquot et tenant un bébé dans ses bras ; un homme conduit l’animal comme dans les scènes de la Fuite en Egypte. Dans le wagon, un voyageur, enfoncé dans son burnous et qui geignait lamentablement, lui servit encore, involontairement, de modèle. Courte halte à Djelfa, où l’on vend des sandwichs confectionnés avec de la viande de chameau, puis départ pour Laghouat, dans une diligence remplie d’Arabes.

Arrivé à Laghouat en pleine nuit et fatigué par le voyage, Adler ne se doute pas du spectacle qui l’attend le lendemain. On est alors au 1er janvier, et des sonneries de clairon le réveillent de bonne heure. Dès le petit matin, la lumière s’annonce éblouissante ; le ciel est bleu, d’un bleu intense ; devant lui, des palmiers et les terrasses dorées de la ville : les burnous blancs se pressent en foule ; dans la radieuse sérénité des choses, l’agitation humaine est grande. Bientôt le soleil s’impose avec une force accrue. Sur le marché on vend des légumes et des fruits, pendant qu’au pied des murs les chameaux se reposent ou se disputent. À l’heure de la prière, le muezzin lancera ses appels gutturaux du plus haut minaret ; et, tournés vers l’Orient, les fidèles accompliront les gestes rituels. Spectacle émouvant, surtout lorsque tombe la lumière violette du soir. C’est, aux confins des plaines de sable, l’oasis dans toute sa splendeur ; c’est la vie mystérieuse d’un pays millénaire qui, lentement, se révèle.

Départ de Laghouat, un matin, sur une auto encombrée de lourds bidons d’essence, car on va traverser le désert. Le simoun s’élève et, pendant un laps de temps par bonheur assez bref, l’horizon est bouché par un orage de vent. Puis viennent de longues heures de solitude et de silence. Au caravansérail de Til Rempt, entouré de murailles comme une forteresse et complètement isolé, on trouvera kouss-kouss et gîte. Après le repas, une fillette, dont le peintre s’empresse de fixer la silhouette, exécute une danse ouled-naïl ; et, suprême luxe, un vieux phono joue des airs parisiens. On fait du feu dans les chambres, tant la nuit est froide. Le matin, réveil en sursaut : des chameaux se plaignent bruyamment parce que, de force, on leur ingurgite des noyaux de dattes, en guise de nourriture. Lorsqu’on s’éloigne, de robustes bergers à cheval conduisent leurs troupeaux de moutons. Puis, de nouveau, c’est le désert émouvant, monotone.

De loin, on aperçoit l’oasis de Berrian, et l’on arrive enfin à Ghardaïa, chez les Mozabites. Dans cette ville pittoresque grouille une curieuse population. Sur le marché, fort important, les chameliers arabes amènent de partout les produits les plus divers. On rencontre aussi des Israélites et des Nègres du Niger. De race berbère, les Mozabites seraient des hérétiques, au dire des musulmans orthodoxes. Persécutés pour ce motif, leurs ancêtres cherchèrent un refuge au désert ; il y fondèrent plusieurs villes. Doués pour le commerce, ils tiennent des magasins d’alimentation ou d’étoffes dans de nombreux centres algériens ; mais, chaque année, ils reviennent dans leurs oasis, où tous désirent terminer leurs jours.

Mendiants, aveugles, petits artisans, tout un monde de miséreux vêtus de loques splendides pullule dans les rues de Ghardaïa. Milieu douloureux mais vivant, où un Rembrandt moderne découvrirait sans peine d’admirables sujets de tableaux. Et quelle navrante révélation apporte un simple coup d’œil sur des intérieurs à peine entrevus ! Dans le quartier israélite, les femmes portent des costumes en soie de différentes couleurs et de nombreuses petites échoppes sont occupées par des artisans qui cisèlent bagues, bracelets et bijoux divers. Puis, pour un peintre, quel étonnant jeu de couleurs, quel drame ininterrompu entre l’ombre et la lumière ! Mais, si l’on veut traduire l’âme de ces agglomérations misérables et de ces contrées arides, une habile technique ne suffit pas, il faut encore beaucoup de cœur.

Bonne fortune inattendue, pendant son séjour à Ghardaïa, Adler est invité à un mariage nègre. Spectacle grandiose, attendrissant, qui se déroule sur la place du marché, le soir, dans l’obscurité d’une surprenante nuit bleue. À peine si l’on entrevoit les arcades ; des chameaux dorment, allongés dans un coin ; près d’eux sommeillent les conducteurs enveloppés de grands burnous. Sur les terrasses des maisons, de blanches silhouettes se devinent, celles des femmes, que ces rites millénaires attirent et qui manifesteront bientôt leur joie en poussant des you-you gutturaux. Des chaises et des bancs sont réservés aux parents et aux amis. Entouré des vieux de la région en costumes d’apparat, le jeune marié s’installe, magnifique et grave. Au centre du groupe, on alimente irrégulièrement un feu de palmes sèches dont les flammes, lorsqu’elles s’élancent, projettent des lambeaux de lumière sur les hommes et sur les choses. Parfois quelqu’un traverse le feu, saute, gesticule, se grise de mouvement, pour retomber finalement épuisé. Une musique lointaine et monotone, des chants hiératiques accompagnent ces cérémonies qui dureront plus de trois heures. Et, parmi la foule qui stationne, assise ou debout, des invités circulent en offrant des cacahuètes. La coutume interdit au fiancé de voir celle qu’il épouse avant le troisième jour. Après son départ en compagnie d’une nombreuse suite, le silence et l’ombre régnent de nouveau sur la place qu’envahit le froid pénétrant de la nuit ; et, dans le ciel profond, des myriades d’étoiles brillent inlassablement. Poursuivant plus au sud, Adler quitte Ghardaïa. Chacun emporte des vivres, car les étapes sont longues. On rencontre quelques caravanes. La diligence s’arrête rarement, et c’est en pleine solitude : des indigènes venus là intentionnellement offrent aux voyageurs les roses du désert. Et voici Ouargla, dont la population est composée surtout de Nègres et de Berbères. Sur la place, un monument rappelle le souvenir de la mission Flatters. Aucun hôtel ; il faut demander l’hospitalité aux fonctionnaires français. D’affreuses petites mouches envahissent tout, recouvrent tout, dans cette agglomération. Bestioles répugnantes qui tourmentent les adultes et s’acharnent après les yeux malades des enfants. Sur le marché, elles se pressent en essaims autour des quartiers de mouton ou de chameau. Certes on rencontre de beaux types d’hommes, de femmes, de jeunes filles, mais un artiste européen, qui n’est pas habitué au climat, regrette vite de ne pouvoir s’étendre et dormir, loin des mouches, à l’ombre d’arbres verts bien touffus.

Après Ouargla, retour vers le nord et arrêt à Touggourt, une ville arabe déjà pourvue de grands hôtels et en train de s’européaniser. Immobilisant leur voiture au milieu du désert, les deux conducteurs de la diligence étaient descendus pendant le trajet, afin de prier la face tournée vers l’Orient. À Touggourt, le peintre voit défiler de nombreux cavaliers arabes qui, à l’appel du muezzin, se prosterneront pieusement. Et le soleil se couche au milieu de colorations inimitables, réunissant la gamme complète de tous les mauves. Le soir, il assiste à des danses ouled-nail, suivies des contorsions inquiétantes et folles d’un homme habillé en femme. Attablés devant de petites tasses de café, les spectateurs restent immobiles et froids ; mais le scintillement caractéristique de leurs yeux contredit cette apparente impassibilité.

Départ d’Ouargla en chemin de fer. On traverse de nombreuses oasis et de petits villages d’aspect presque français. Une si abondante couche de sel couvre certaines parties du désert, qu’on dirait de la neige. Effet d’un mirage trompeur, des palmiers et des dattiers imaginaires se reflètent dans une onde qui s’éloigne dès qu’on avance. Puis arrivée à Biskra, un centre trop européanisé pour retenir longuement notre artiste. Mais les palmeraies sont belles, l’air est d’une pureté incomparable, le climat se révèle excellent et l’atmosphère semble imprégnée de bonheur. Des marchands de bibelots en cuivre travaillé circulent dans les rues. Par contre, les vieux villages des alentours ont un aspect sordide.

En remontant vers le nord, Adler traverse l’Aurès aux sommets élevés. Avec son merveilleux défilé, El Kantara semble séparer le désert d’une contrée toute différente. La traversée d’un oued, dans cette région d’El Kantara, lui laissera un délicieux souvenir. Montés sur des chevaux bien sages, sa femme et lui s’engagent dans une eau peu abondante, conduits par un jeune Arabe qui marche d’un pas sûr à travers les roseaux et les pierres. Pour tuer le temps, ce petit guide égrène des notes fraîches et naïves, sur un pipeau à trois trous fait avec un roseau. Nos voyageurs seront bien reçus dans les villages voisins et pourront visiter un intérieur arabe. Pas de meubles, une pauvreté invraisemblable, mais la porte est munie de grosses chaînes cadenassées et, gardant l’entrée, un molosse aboie furieusement. À la vue de ces étrangers, une jeune femme baisse les yeux et n’ose soulever ses paupières. Elle file tout le jour, pendant que son mari palabre devant un petit café proche.

Batna, ville moderne, ne charmera guère le peintre qui retrouve, trop vite à son gré, les habitudes et les costumes européens. Arrêt à Timgad, dont les magnifiques ruines romaines évoquent le souvenir de Pompéi. À Constantine, Arabes et Juifs sont nombreux ; les femmes s’habillent toujours comme autrefois. L’artiste apprécie le pittoresque des gorges du Rummel et de leur pont fameux.

C’est vers Tunis qu’il se dirige maintenant. Restée blanche et pure, la ville arabe est entourée d’une ville européenne. Grand bazar oriental, où l’on trouve de tout et où l’on respire des parfums violents, les souks ont gardé leur caractère primitif. Les belles mosquées, les rues étroites, pleines d’une foule grouillante, attirent notre voyageur. Il s’intéresse aux charmeurs de serpents, aux musiciens arabes, aux aveugles, à toute cette humanité douloureuse que l’on rencontre dans les villes de l’Afrique du Nord. Les colorations discrètes du golfe de Carthage l’impressionnent beaucoup. Malgré son aspect très spécial, ce paysage aux tonalités caressantes et douces reste proche de ses goûts personnels et de sa vision préférée. Alors qu’il ne rapportait de sa longue randonnée que de brèves notations, capables de lui rappeler des heures d’émotion intense, il aurait volontiers fixé sur la toile les sensations éprouvées en cette fin de voyage. Le jour où Jules Adler s’embarqua pour la France, le gouverneur Saint partait, lui aussi, pour la métropole ; sur le port de Tunis, il y avait partout des fleurs, des musiques, des troupes. Un vol ininterrompu de flamants roses, un ciel mauve, un soleil qui se couchait rayonnant de splendeur, tel fut l’ultime tableau que lui offrit cette terre d’Afrique dont il garda la nostalgie. Sans avoir d’influence sur sa carrière artistique, ce voyage lui permit de mieux délimiter le champ de ses réalisations picturales et de prendre une conscience encore plus nette de ses aspirations permanentes.

De retour à Paris, il reprit son pinceau, ne cessant d’ajouter des œuvres remarquables à celles qu’on lui devait déjà. Au Salon de 1929, il envoya Neige, dont le sujet lui fut inspiré à Colmar, un jour d’hiver qu’il revenait à la gare prendre le train. De mémoire, il exécuta un croquis en chemin de fer. Et, dans la région de Langres, un paysage de neige coupé par la ligne noire d’un ruisseau s’offrit, au cours du même voyage, et lui suggéra le fond du tableau auquel il songeait depuis Colmar. C’est à Fresse, dans les Vosges saônoises, qu’il rencontra le modèle de Divine Houillon, toile exposée au Salon de 1932. Dans une maison plus que modeste, vivait très pauvrement une bonne vieille, humble et souffreteuse, qui avait près de quatre-vingts ans. Elle inspira au peintre une sympathie qui s’accrut encore lorsqu’il connut sa douloureuse histoire. Elle posa pour plusieurs dessins et pour une première figure en couleur. Mais c’est plus tard seulement, et de mémoire pour une large part, qu’il exécuta le tableau définitif. Sur les sujets habituels de ses recherches et sur sa technique, nous allons d’ailleurs donner de plus amples renseignements.

L’ŒUVRE - SUJETS ET TECHNIQUE

Avant d’être en pleine possession de sa technique et de ses moyens, Adler a connu les tâtonnements et multiplié les recherches. Dans sa carrière, on pourrait distinguer plusieurs phases successives, bien qu’une même tendance fondamentale s’y fasse jour depuis l’origine. Même s’il s’agit exclusivement de ses œuvres importantes, une évolution continue s’y dessine clairement. Entre son chemineau fougueux, romantique, pénétré des influences littéraires de l’époque, et certains tableaux plus récents bien des différences éclatent. Un continuel effort de renouvellement et de sincérité le conduira à rejeter les effets de pure virtuosité, les symboles factices, les clichés brillants et faciles. Élargir de plus en plus les frontières de sa vision, n’être prisonnier d’aucune convention, d’aucune formule, si en vogue soit-elle, comprendre la vie et la rendre, sans souci des théories et des doctrines, telle sera finalement sa principale préoccupation. Il bannira toute vaine rhétorique pour soumettre sa vision au réel ; il observera, il analysera pour découvrir et recréer cette vie intérieure, cet émouvant reflet des âmes qui transparaissent dans les masques et les poses. Parce qu’il rendra ce que l’œil ne voit pas mais que l’esprit devine, les créations de son pinceau auront le dynanisme des choses vivantes. Son art sobre, presque austère, traduira les mystérieuses palpitations de la nature et le rythme secret de notre univers.

Ce n’est pas à enregistrer de minutieuses et banales apparences, à être un peintre-photographe que vise Adler ; il aide hommes et choses à se découvrir, à prendre conscience de leurs aspirations cachées. Certes, il aime l’exactitude, mais il dépasse la nature en la continuant ; il dégage l’idée qui restait prisonnière, accentue le pli qui n’était qu’esquissé. D’où la haute valeur de sa synthèse picturale ; d’où le caractère singulièrement expressif de ses figures et de ses personnages. Par cette union si difficile de l’idéal et du réel, de la poésie et de la vérité, Adler rejoint les plus grands peintres et s’élève aux cimes de l’art.

Les sujets de ses tableaux, c’est à la vie populaire qu’il les emprunte de préférence. Chantre des travailleurs et des pauvres, il a rendu mieux que personne la mélancolie poignante ou lasse de l’ouvrier, du pêcheur, du chemineau, de tous ceux qui peinent et souffrent. « Je me rends nettement compte, a-t-il déclaré, que ma nature me poussait à exprimer surtout la vie profonde des hommes et des choses, plutôt qu’à donner une grande fête de couleur. Dès ma sortie de l’atelier, je fus attiré par des spectacles de vie ardente, active et parfois douloureuse. Une phrase d’Homère, découverte dans l’Iliade, m’a toujours profondément impressionné : "Une œuvre n’est éternelle que si elle est traversée par quelque frisson d’humanité". Une grande partie de ma carrière s’est donc passée à décrire la foule humaine et anonyme de la grand’route et des faubourgs. Je me suis penché avec une sympathie cordiale sur les humbles et sur les simples, trouvant auprès d’eux l’écho de mes pensées. J’ai de magnifiques histoires, simplement humaines, de chemineaux rencontrés sur la grand’route. J’en ai employé, j’en ai hébergé. Je les ai découverts et, si je les ai aimés, ils me l’ont bien rendus. »

Installé d’abord dans les faubourgs de Paris, Adler observe la foule des petits employés, des trottins, des midinettes, des flâneurs qui grouillent et se hâtent ; il prend contact avec cette humanité dépourvue de morgue aristocratique mais pleine de vie et de mouvement. Aux élégants bien pomponnés, aux poupées vêtues et enrubannées avec soin, à tous les personnages académiques, il préfère les rudes visages plébéiens, pétris par la fatigue ou remplis d’une sombre fierté. Ses premiers modèles il les trouve parmi les mendiants, puis au faubourg Saint-Denis, au faubourg du Temple, dans les rues où les travailleurs se pressent en grappes, au marché où les ménagères font leurs emplettes. Le peintre s’est penché vers ces hommes, vers ces femmes, dont les attitudes trahissent les préoccupations habituelles et la profession ; il a scruté ces figures tourmentées ou lasses dont la haute qualité plastique l’attire. Et ce peuple qu’il comprend, ces foules dont il traduit l’activité fébrile, l’inquiétude ou les souffrances, Adler les aime non seulement en artiste mais en homme ; à la sympathie esthétique s’ajoute chez lui une inépuisable bienveillance, une immense affection.

Des faubourgs de Paris, l’artiste gagne les cités dévorantes où l’usine est maîtresse, où la faim se lamente, où la révolte gronde. Et de son séjour au pays noir, enfumé, poussièreux du fer et du charbon, de son contact avec les ouvriers des houillères et des fonderies, il a rapporté des pages émouvantes et riches de vérité. Au Creusot, il assista au dernier défilé des grévistes qui venaient d’obtenir gain de cause ; il vit passer de vieux travailleurs à la barbe hirsute, aux cheveux blancs, des femmes hâves et maigres, de pâles adolescents ; et, sur les visages émaciés, dans les regards brillants, dans les gestes farouches, il saisit la colère jointe à un grand espoir. Plus tard, attiré de nouveau par les régions qu’arrose la sueur des hommes et que noircit la poussière du charbon, il s’attardera dans cette cité de la mine qu’est Charleroi. Et ce fut l’origine d’une collection de types populaires qui font honneur à son crayon autant qu’à son pinceau. Ce fut surtout l’origine de sa fameuse toile sur les hauts-fourneaux. Des usines trépidantes dressent leur masse ardente ou sombre, une âcre fumée s’échappe des hautes cheminées de brique, et des fulgurations rapides traversent les nuages de vapeur qui s’élèvent à l’horizon. Exception rare parmi ses contemporains, Adler a compris l’austère grandeur du machinisme actuel.

Nulle forme du labeur humain ne le laissa indifférent. Et, dans un tableau justement célèbre, il montra l’effort rythmé, continu, douloureux des haleurs qui se penchent et s’étirent, attelés en grappe à des cordes raides. Marins, pêcheurs, môles et quais des ports où les femmes s’immobilisent anxieuses les jours de tempêtes, lui fournirent des sujets qu’il affectionna particulièrement. Les visages fatigués mais rayonnant de satisfaction nous disent l’effort récompensé, lorsque la pêche fut abondante ; fatalisme et résignation se lisent sur les traits de ceux que la chance ne favorisa pas. Et, lorsque les vagues s’élèvent monstrueuses, lorsque le vent fait rage, quelle angoisse chez les épouses, chez les mères, qui attendent le retour du mari ou du fils. Peureuses, terrifiées, elles s’attardent avec les enfants que gagne la crainte et qui devinent la gravité de l’heure ; les regards éperdus fixent la terrible mangeuse d’hommes, qui a brisé tant de cœurs maternels, qui a fait tant de veuves et d’orphelins. Notre artiste a su rendre aussi la physionomie placide et quelque peu moqueuse du vieux loup de mer ayant bravé les pires colères de l’océan. Reprenant son œuvre pour la détailler et pour l’approfondir, il reviendra souvent à l’étude des foules, de la vie parisienne, des travailleurs de l’usine ou de la mer. Nous lui devons de merveilleux tableaux de mœurs, cette émouvante toile par exemple où, le soir, groupés sous un bec de gaz, de pauvres hères attendent l’aumône d’une écuelle de soupe devant la caserne du Château-d’eau. Nous lui devons de captivantes perspectives parisiennes, des types inoubliables d’ouvriers, de camelots, de marchandes. Virtuose du clair-obscur, il a su déchiffrer les riches harmonies, les tonalités imprévues du crépuscule et de la nuit. La grise mélancolie du soir n’a pour lui rien d’uniforme et la gamme veloutée de ses noirs, égayés par les clignotantes lueurs des fêtes foraines, est riche de savoureuses variations. Il s’attachera aussi à l’étude des travailleurs de la terre que la fièvre des grands centres n’a pas encore gagnés. Ses paysans au visage sérieux, patiné par le soleil et hâlé par le grand air, laissent habituellement transparaître une résignation sans rancune, une sereine acceptation du sort. C’est l’heure du repos qu’il choisit de préférence et, dans les traits qui se détendent, rien de tourmenté, rien de tragique ; la fatigue a voûté le corps, ridé le front, labouré la face, elle n’a point troublé le calme de l’esprit. Pourtant Adler n’ignore pas combien pénible l’effort du moissonneur sous le brûlant soleil des mois d’été, combien absorbants le labourage et les semailles, combien tyrannique la besogne imposée chaque jour par l’entretien du bétail ; et pas davantage il n’oublie les joies qu’une superbe vendange apporte dans les cœurs. Le maquignon roublard, l’humble jardinier des petites villes, le cantonnier de campagne installé avec sa brouette sur le bord de la route, le bûcheron et les autres petites gens qui hantent la forêt auront également fourni à son crayon ou à son pinceau des sujets d’étude nombreux.

Il a parcouru la France de l’est à l’ouest, du nord au sud, et à chacune de nos provinces il a trouvé un charme particulier. Les paysages du Centre et de la Côte d’Azur l’ont attiré comme ceux de la Normandie et de l’Ile-de-France, comme ceux de l’Alsace et de la Franche-Comté. Devant la multitude des beautés que la nature nous offre, comme devant l'incroyable variété des formes de la vie, sa compréhension s’avère très large, sa sensibilité frémissante, son émotion profonde. Rien n’a découragé son pinceau, ni l’infinie somptuosité des verts, ni les tonalités violentes ou délicates de certains paysages, ni la lumière adoucie des temps nuageux, ni l’ardent éclat des jours que le soleil dévore. Il a aimé, à des titres divers, la tendre symphonie des roses et des verts printaniers, la chaude coloration de l’été, la splendeur automnale avec ses ors vieillis et ses rouges voyants, les grisailles dénudées de l’hiver.

Étonnant lorsqu’il s’agit de découvrir les tendances foncières de l’âme, Adler excelle encore à dégager les traits essentiels d’une contrée. Horizons et sous-bois de l’Ile-de-France, pommiers en fleurs et plantureux vergers de Normandie lui ont livré le secret de leurs douces tonalités, de leur coloration tendrement lumineuse, de leur atmosphère lénifiante et calme. Une saveur vive et chaude, un modernisme saisissant caractérisent les œuvres qu’il exécuta dans les contrées pleines de soleil. Et, dans celles qu’il a rapportées d’Alsace, le charme des primitifs s’allie à la science picturale la plus poussée . Avec leur lumière mobile, la finesse de leurs lignes, l’archaïsme de leurs maisons enveloppées de couleurs changeantes et subtiles, les paysages alsaciens lui rappelaient l’œuvre des vieux graveurs et l’incitaient presque à voir le pays en noir et en blanc. Nul n’a mieux saisi la poésie de la région vosgienne ; nul n’a chanté en son honneur un plus bel hymne d’amour. Les sous-bois de la forêt luxovienne et les plaines voisines couvertes de cerisiers aux fleurs odorantes, les vallées où se hâtent des ondes transparentes, les horizons montagneux de Plombières et du Val d’Ajol l’ont inspiré d’une façon particulièrement heureuse.

Certains paysages saônois avaient même laissé dans son cerveau d’enfant une trace si indélébile, qu’il lui arriva plus tard de les reproduire sans en soupçonner l’origine. Voici ce qu’il a raconté concernant son chemineau qui, la pelle sur l’épaule, s’avance, en chantant, au milieu de la route : « J’avais rencontré dans Paris, le long du canal Saint-Martin, une sorte de débardeur romantique, sale et magnifique. Une barbe noire, touffue broussailleuse, lui montait presque dans les yeux. Il était plâtreux, tout blanc, une sorte de pierrot avec une tête d’Apollon. Il devint mon modèle. J’en fis de nombreux dessins, sans trouver l’endroit où le paysage pouvant convenir à sa nature si spéciale. Puis enfin, je décidai de le faire passer sur la grand’route, en chantant. Pendant tout un hiver, je composai ou j’évoquai plutôt de toutes pièces un paysage de sérénité avec des peupliers montant droit, pour indiquer de la joie, un village au loin avec ses toits rouges, un clocher, un ciel bleu et doux de fin de journée d’été avec de tout petits nuages roses. La route s’en allait en spirale. Le problème se trouva à peu près résolu. J’avais essayé d’exprimer l’accord ou plutôt le rapport entre la gaîté de l’homme et celle du paysage. Voici que l’été je revins au pays. Vous connaissez tous la joie du retour. Le train roule ! Il y a des villages, de grandes prairies traversées, des faucheurs minuscules, puis des bois avec des tranchées profondes entr’aperçues. Lentement le paysage devient plus familier : les petites maisons aux toits rouges ou gris prennent leurs formes connues, l’air semble plus frais à respirer ; on est chez soi. Voilà donc, ô surprise admirable ! qu’entre Vitrey et Jussey, je ne sais plus où au juste, m’apparaît tout à coup, textuel, précis, formel, le paysage exact de mon tableau d’autrefois : même ciel, même coloration, même composition de la route et des arbres. Ainsi ce paysage que j’avais inventé, ou que je croyais avoir inventé, m’était révélé. C’était une image qui, sans que je l’aie voulu, s'était autrefois enregistrée dans l’une des cases de mon cerveau. Cette case oubliée, fermée depuis si longtemps, s’était rouverte et m’avait apporté, au moment où j’en avais besoin, cette vieille image du pays. »

Les petites villes de province fournirent à Adler le sujet de quelques-uns de ses meilleurs tableaux. Somnolentes, presque endormies, elles ne s’animent que le dimanche et les jours de marché. Autour des étalages forains ou des paysans qui offrent les produits de la terre, les ménagères se pressent pêle-mêle et sans façon. Mais en temps ordinaire les clients sont rares, les rues quasi désertes ; aussi boutiquiers et commères peuvent-ils bavarder longuement. Tous se connaissent, tous s’interpellent, tous s’informent des potins du jour pour en rire ou pour s’en indigner. Si l’on ajoute que notre peintre a parfaitement rendu la poésie discrète et familière des intérieurs modestes, on se doit de reconnaître la variété de son inspiration. S’il avait visité l’Afrique du Nord plus tôt, là encore, à n’en pas douter, il serait parvenu à de belles réalisations.

Et, au service de son art, il a mis une technique simple et puissante. Chez lui, le dessinateur est l’égal du peintre ; si sa palette est riche en couleurs délicates ou splendides, son crayon connaît tout le prix du trait robuste, vigoureux, hautement expressif. À cette profonde science du dessin et du coloris s’allie le souci de la construction raisonnée. Précision des volumes, sûre détermination des plans, équilibre des valeurs, heureux rapport des tons, logique de l’ensemble sont des qualités communes à tous ses tableaux : ses figures ont les mérites des portraits les plus solides. Mais il n’estime pas « qu’une chose bien dessinée est toujours assez bien peinte » ; au modelé il ne sacrifie point la couleur ; et, bien que l’observation directe soit sa meilleure inspiratrice, il ne s’attarde pas à des recherches paralysantes. C’est pour découvrir le geste révélateur, l’atti tude caractéristique, qu’il scrute ses modèles avec conscience et ténacité : délaissant les détails inutiles, il réalise ensuite une vigoureuse synthèse des traits essentiels et profonds. Mièvreries, petites adresses, truqueries répugnent à son tempérament. D’où la puissance et la solidité de ses compositions ; d’où la valeur humaine et durable des types créés par son pinceau. Jamais le côté pittoresque ne lui fait oublier l’émotion ou l’idée ; jamais l’aspect anecdotique ne le conduit à négliger la vérité permanente qui dépasse le milieu et le moment. Or, pour rendre en profondeur la physionomie des hommes ou des choses, il a besoin d’entrer en communion intime avec eux ; plongeant au-dessous des apparences, il faut qu’il pénètre jusqu’à l’âme pour vibrer à l’unisson de son rythme intérieur.

Habituellement fort réservé sur les questions de technique, il estime que, pour chacun, les meilleurs procédés sont ceux qui s’adaptent le mieux à son tempérament. Néanmoins, il répugne aux solutions faciles qui masquent une déplorable absence d’efforts. Et l’on cite de lui cette réflexion assez dure : « Le bitume, une couleur de paresseux qui finissait le ton quand il n’était qu’à peu près indiqué ». Ennemi du dogmatisme, toujours en quête d’expressions nouvelles, il place au-dessus de tout la recherche individuelle, l’étude de la réalité concrète et de la vie. Son enthousiasme renaît sans cesse, sa curiosité ne s’émousse pas ; chez lui, les ans n’ont rien ôté à la jeunesse du cœur et de la pensée.

Adler travaille volontiers d’après nature. Au cours de ses promenades, il exécute des pochades ou des croquis pris sur le vif ; pour fixer un type ou une scène, quelques coups de crayon suffisent. Ces pochades et ces croquis lui seront ensuite d’un grand secours, Sa façon de peindre est, d’ailleurs, très personnelle : tantôt il procède, à pleine pâte, par touches et superposition de tons, tantôt il procède par frottis se laissant guider par l’effet qu’il souhaite obtenir. Et, lorsqu’il manie son crayon ou son pinceau, lorsqu’il étudie un modèle ou se représente l’œuvre à créer, son visage s’illumine, se transfigure. Insoucieux des appréciations d’autrui, veut se satisfaire lui-même en donnant une forme durable aux images écloses dans son cerveau. Chez Adler, l’effort de mémoire tient également une place considérable ; c’est à l’aide de souvenirs, presque en l’absence de modèles, qu’il a réalisé quelques-uns de ses meilleurs tableaux.

PRINCIPALES RÉALISATIONS
PERSONNALITÉ ARTISTIQUE

Donner une liste complète des œuvres d’Adler serait presque impossible : nous signalerons seulement ses créations les plus célèbres ou les plus caractéristiques. Et notons, pour n’avoir pas à le répéter trop souvent, que c’est au Salon des Artistes français qu’il exposa d’une façon constante. Pour éviter certaines confusions de date, ajoutons que l’année inscrite sur ses tableaux est loin de toujours concorder avec l’année de leur exposition3.

Son premier envoi au Salon eut lieu vers 1885 ; c’était le portrait au fusain de l’un de ses camarades. Quelques années plus tard, ses envois vont devenir continus et réguliers.

Il exposa :

En 1888, Misère, une petite toile.

En 1889, deux portraits.

En 1890, Auprès de l’âtre.

En 1892, La transfusion du sang de chèvre par le docteur Bernheim. Le supplément illustré du Petit Journal publia une photographie de ce tableau, fort médiocre du point de vue artistique ; et des reproductions angrandies décorèrent la façade de certaines baraques foraines.

La Rue, en 1893, valut à Adler une mention honorable ; elle fut achetée pour le musée de Castres.

En 1894, il exposa la Rue d’Hauteville, qui prit la route de Saint-Petersbourg, et Un vieux brave. Le Faubourg Saint-Denis, en 1895, obtint une médaille d’or de troisième classe et valut une bourse de voyag à son auteur ; cette toile est au musée de Remiremont. En 1896, Taillerie de faux diamants fut acquise pour le musée de Bayeux.

Au Salon de 1900, La grève du Creusot, aujourd’hui au musée de Pau, fut particulièrement remarquée.

En 1901, il présenta Retour du Pardon et Les Sardinières ; le premier se trouve au musée de Remiremont, les secondes au musée de Luxeuil.

En 1902, Au pays de la Mine fut acquis pour le Petit-Palais ; Paris l’été fut donné par l’État au musée de Gray. Salutistes est aussi de cette époque.

En 1903, Adler exposa Le Banc, une de ses œuvres maîtresses, qui est maintenant au musée de New-York. Poème de l’isolement et de la pitié, ce tableau déborde d’une émouvante tendresse. Les Miséreux et Noctambule, au musée de Budapest, sont de la même année. En 1904, Les Haleurs furent retenus pour le Luxembourg. Les critiques ne ménagèrent pas les éloges et l’on rangea l’auteur parmi les maîtres de la peinture contemporaine. Soir d’été, Le peintre Clément Brun, La vieille Catherine figurèrent au même Salon, les deux derniers dans la section des dessins.

Toujours en 1904, il donna au Salon d’Automne une série d’œuvres remarquables : Les Hauts-Fourneaux de Charleroi, Au canal Saint-Martin, La Mine, Sur le quai, Une Hercheuse, Aux beaux jours.

En 1905, on remarqua beaucoup Matin de Paris ou la Descente du Faubourg.

En 1906, La Soupe des Pauvres, que l’on peut voir au Petit Palais, obtint un légitime succès. L’exécution de ce tableau présenta des difficultés techniques, ainsi qu’en témoignent les confidences faites à Romain Roussel par l’artiste. « J’avais observé, a-t-il dit, que la masse des têtes attendant la soupe était à peu près uniforme, c’est-à-dire que les figures individuelles ne se lisaient pas. Le bec de gaz, qu’on devinait sans le voir formait au milieu du groupe une sorte d’auréole lumineuse. Voici donc comment je procédai pour l’exécution de ma toile. Sans dessiner quoi que ce soit je la couvris avec une masse lumineuse qui lentement, en s’éloignant du centre devint moins claire, puis foncée, puis noire. À ce moment, un vieux peintre qui avait fait fortune en Amérique avec ses portraits vint me voir. "Que faites-vous pour le Salon ?" me demanda-t-il. "Ça" répondis-je, en lui montrant ma toile informe. "Ah ! fit-il, mais qu’est-ce que c’est ?" De mon mieux, je lui expliquai mes intentions. Il s’en alla un peu ahuri et revint deux mois après. Le tableau était à peu près fini et chacune des figures s’était installée lentement à sa place se subordonnant aux autres. Mayer, enthousiasmé, faillit m’embrasser et il m’avoua alors qu’en me quittant deux mois auparavant il m’avait cru devenu fou ! Il faut dire qu’il était d’une génération qui succédait à David et qui ne pensait pas qu’il fut permis d’orienter un tableau avant que toutes les figures du dessous fussent complètement terminées. En tout cas, l’attitude du vieux peintre me montra qu’avec de la volonté et du travail on s’en sort toujours. »

En 1907, Adler donna À la musique et Soir de fête, qui se trouve à la galerie Rohart de Reims.

En 1908, figurèrent au Salon Trottin et La chanson de la Grand-Route ou plus simplement Le Chemineau, toile acquise par l’État et conservée au musée de Luxeuil.

En 1912. L’Accident, acheté par l’État et envoyé au musée deDijon, et Intérieur.

En 1913. Adler donna Vieux loup de mer et Gros Temps au large. Cette dernière toile, actuellement au Petit-Palais, dénote une singulière pénétration psychologique. Au port d’Étaples, des femmes de pêcheurs attendent le retour de ceux que la tempête a surpris en pleine mer ; une indicible anxiété se lit sur les visages.

En 1914, figurèrent Vieux paysan lorrain et Retour de pêche, un très beau tableau qui prit le chemin de Buenos-Ayres.

Survint l’effroyable tourmente qui, pendant quatre ans, allait dévaster l’Europe. L’art ne tint plus qu’une place infime dans les préoccupations des hommes. Adler n’oublia ni son crayon, ni son pinceau : mais il estima qu’il fallait, avant tout, songer aux misères engendrées par l’horrible drame qui se jouait alors.

La guerre lui inspira Août 1914-La Mobilisation. Cette toile, aujourd’hui propriété de la ville de Belfort, est d’un réalisme puissant. Point d’officiers, point de soldats ; des hommes, des femmes, des enfants se tiennent sur le bord d’un trottoir figés dans la douleur ; et, de leurs yeux agrandis par le chagrin, ils regardent ceux qui s’en vont.

La paix revenue, il enverra de nouveau au Salon des œuvres de grande valeur. Citons :

En 1919, L’Armistice, qui est au musée de Remiremont, et La Mère Nanette.

En 1920, Août 1914- La Mobilisation.

En 1921, Le Marchand de gui, qui prit le chemin d’Alger, Matinée de Printemps, La route de Fougerolles, Le vieil Hôtel de Ville, La grand'rue de Luxeuil.

En 1922, La Hercheuse, qui fut acquise pour le musée de Tarbes, et Le Paysan du Faouët.

En 1923, Adler exposa L’Église de Montigny, Jardin à l’automne, Le Printemps à Lorrey-le-Bocage et Printemps de Paris. Cette dernière toile, maintenant au Petit-Palais, obtint la grande Médaille d’Honneur du Salon. Elle représente le boulevard des Batignolles en largeur. Des individus et des groupes s’entrecroisent sur le boulevard ; et, au premier plan, un cortège de fillettes en robes blanches passe non loin de deux amoureux qui s’enlacent, assis sur un banc. Au fond, la vue est arrêtée par l’alignement des maisons, tandis que sur la chaussée voisine des autos stationnent ou circulent. Ajoutons qu’à l’occasion de cette récompense, le peintre reçut des témoignages de sympathie aussi nombreux que spontanés.

Toujours infatigable, il donna les années suivantes :

En 1924, Paysage de Paris, L’Aveugle de Luxeuil, Les premiers pas.

En 1925, Vieille Paysanne de l’Ile-de-France.

En 1926, Paysage à Luxeuil, la Vieille Paysanne. Cette même année, il exposa, au Salon des Tuileries, Le petit garçon à la brouette, Place de l’Église, Matin d’été.

Au Salon des Artistes français, on verra de lui :

En 1927, Matin de Paris, rue Lepic, qui est la propriété de Hôtel-de.Vilie de Lure, Impression de province, La Musique acquise pour le musée de Rouen.

En 1928, Fleurot, jardinier et La Fanfare de Septeuil, au musée de Douai.

En 1929, Neige, qui est au Petit-Palais, Le village en été.

En 1930, Soir de Paris, plus souvent appelé Le Marchand de journaux maintenant au musée de Luxeuil, et Retour de l’Enfant prodigue.

En 1931, Deuil en Limousin, qui est au musée de Luxeuil et Paris, boulevard des Batignolles.

En 1932, Divine Houillon, paysanne Franc-Comtoise, aujourd’hui au musée de Besançon ; Marché, avenue de Clichy.

En 1933, Mon vieux Luxeuil, fut acquis pour le musée du Luxembourg. C’est au cours de l’été précédent qu’Adler avait composé ce tableau. « Je l’ai peint, a-t-il déclaré, de l’endroit où je suis né... Vous dire ma joie douce et contenue, quand, de 1a chambre prêtée où je peignais, je regardais par la fenêtre cette grand’rue, ce ruban bleuté qui est la route, qui, en zigzaguant, montait comme en souriant vers la Tour de Ville mystérieuse qui se profilait dans un ciel gris ouaté. Et les maisons pressées les unes contre les autres, comme pour se garantir des froids de l’hiver, les mêmes devantures qu’autrefois se racontant leurs petites histoires, les pignons pointus, le drapeau en fer de la mairie que j’apercevais à peine. Et, devant la maison natale, je revoyais les mêmes petits cailloux ronds, sur lesquels, enfant, j’avais tant joué. Avec quel plaisir je les ai peints, peut-être plus qu’il ne convenait pour l’esthétique de ma toile ; mais qu’importe, ils devenaient pour moi de tout petits personnages qui réclamaient leur place dans la symphonie,de mes souvenirs. Quant aux deux figures évoquées devant la boutique de mes parents, il me fallait un bien petit effort pour penser, pendant que mes yeux se brouillaient, que c’était mon père qui faisait la causette avec un voisin.

Cette même année, il exposa aussi Cour Normande.

En 1934, Après-midi d’été à Plombières fut acheté pour le Petit-Palais. Composée l’été précédent, lors d’un séjour à Plombières, cette toile rendait avec bonheur tout le pittoresque d’une station thermale que le peintre connaissait depuis son enfance. Paris, idylle parut au même Salon.

En 1935, il donna La Mairie des Batignolles, un tableau exécuté de la fenêtre de son atelier, et Le Mousse, Boulogne-sur-Mer, figure très expressive qui est devenue la propriété du musée de Saint-Quentin. Ce même musée possède aussi Pêcheuse de Crevettes, fort belle toile qui ne parut jamais au Salon.

En 1936, Adler exposa Paris vu du parvis du Sacré-Coeur, un grand tableau où revit l’émotion qu’éprouve un couple jeune et tendre devant cet océan de toits qu’est Paris. Près d’eux, un pauvre hère se tient assis. Pour composer cette œuvre, l’artiste s’est souvenu de l’ardeur qui l’animait l’âge de trente ans. Il présenta un deuxième tableau, Le garde-chasse, maintenant au musée de Marseille, et un dessin, L’ Innocent.

Au Salon de 1937, chaque exposant n’eut droit qu’à un seul envoi. Adler donna L’Église de Villerville-sur-Mer, toile d’un sentiment délicat.

Outre ces réalisations importantes, nous devons à notre artiste un grand nombre de pastels, d’aquarelles, de portraits et de toiles diverses. Comme dessinateur, il laisse une œuvre considérable et de premier ordre. Son crayon a de hautes qualités : vigueur, finesse, précision, audace ; sa technique est sans lacune, et ses dessins possèdent une valeur émotive hors de pair. II aime, d’ailleurs, tous les genres de dessins, et il excelle dans tous. Peu connu comme illustrateur, il laisse néanmoins dans ce domaine de belles réalisations. Signalons en particulier les 30 dessins qu’il a composés pour le Ménilmontant de Roger Devigne4.

Le véritable artiste n’est ni un copiste, ni un plagiaire. On n’atteint pas les hautes cimes de la création esthétique, lorsqu’on reste indéfectiblement docile à l’enseignement d’un maître ou d’une école. L’originalité en art se place aux antipodes de la routine et du convenu. Certes, d’utiles leçons se dégagent des grandes réalisations effectuées par nos prédécesseurs. Pourtant, après l’indispensable initiation du début, il importe que l’artiste déploie ses ailes, insoucieux des écoles et de leurs traditions ; c’est dans une atmosphère d’indépendance que se meut le génie. Chez Jules Adler, nous trouvons ce libre épanouissement d’une personnalité vigoureuse ; il est lui-même et ses œuvres sont l’éclatante manifestation de sa propre individualité.

Ni l’impressionnisme alors à son apogée, ni le pointillisme de Pissaro, de Sisley et de Signac, ni le symbolisme dont l’influence était grande sur beaucoup, ni aucun autre mouvement ne parvinrent, au temps de sa jeunesse, à le satisfaire pleinement. Il estimait qu’aucune formule, si attrayante fût-elle, n’avait la valeur d’un principe absolu ou d’un dogme intangible. Mais, aux grands initiateurs de tous les temps, aux maîtres dont les chefs-d’œuvre le charmaient particulièrement, il demanda le secret de l’éternelle beauté qui transporte l’esprit en réchauffant le cœur. On sait qu’il préféra le Tintoret à tous les autres peintres italiens ; néanmoins, il aima beaucoup Vinci dont les figures disent le génie fait de clarté, de mesure, de puissance synthétique. Chez Rubens, il admira, sans enthousiasme d’ailleurs, l’énergie du dessin, la qualité du coloris, la hardiesse de touche. Parce qu’il est le peintre humain de la lumière palpitante, éparpillée, vivante, Rembrandt fit sur lui une impression durable et le retint longuement ; de tous les artistes, c’est incontestablement celui qu’il aura préféré. La connaissance des couleurs et de la lumière, il la retrouva chez Vermeer de Delft, un autre peintre hollandais du XVIIe siècle. Vélasquez, cet homme si foncièrement bon, exerça sur lui une attraction profonde. Choix des types, naturel des poses, science de la lumière, transparence de l’air, relief et variété des tons l’émurent chez le grand artiste espagnol. À Chardin, le peintre des intérieurs modestes, des scènes familières et de la lumière discrète, à Delacroix, peintre de la couleur, qui observait autour de lui insoucieux des théories, à Courbet, le merveilleux artiste franc-comtois, il devra aussi quelque chose. Chez Corot enfin, il trouva une recherche très poussée des divers aspects qu’une lumière changeante donne à la nature, ainsi qu’un effort de généralisation aboutissant à supprimer le détail et à noyer l’accent particulier dans un effet d’ensemble. Mais Adler n’abdiqua sa personnalité artistique en faveur d’aucun de ces maîtres, pas même en faveur de Corot ou de Rembrandt, son grand patron.

Chez Dagnan-Bouveret, il aima l’homme plus que le peintre ; et, s’il écouta volontiers ses conseils, il ne devint pas son disciple. Comme Constantin Meunier, il s’intéressa à la vie des travailleurs, mais son art fut plus serein, moins tourmenté que celui du peintre et sculpteur belge. Alfred Roll, à qui nous devons des paysages industriels et de rudes effigies plébéiennes, n’exerça pas davantage sur lui une influence décisive. Il fut un sincère admirateur d’Eugène Carrière qui l’impressionna fortement. Quant à Steinlen, cet interprète fidèle et pénétrant des types populaires, c’était son aîné de six ans seulement. Leurs aspirations communes les rapprochent, sans que l’on puisse songer un seul instant à les confondre.

Pour comprendre l’œuvre d’Adler, il importe de connaître sa mentalité et son tempérament. Lui-même l’a rappelé maintes fois. « Notre affaire, disait-il à Romain Roussel, est une autobiographie incessante, formidable. C’est la mentalité, c’est l’état d’esprit de l’homme qui se manifeste à travers ce qu’il peint… Je suis persuadé qu’on doit voir, à travers l’œuvre, les qualités et les tares de l’homme, tant l’artiste s’exprime malgré soi dans son œuvre ». Région, époque, famille, éducation suffisent peut-être à rendre compte des personnalités moyennes ; lorsqu’il s’agit d’individualités puissantes, les aptitudes, les goûts, tout cet ensemble fort complexe d’éléments qui constituent le moi profond, jouent un rôle de premier ordre. Loin d’être toujours une fidèle image de la société, l’art est parfois une réaction contre elle, même dans ses manifestations médiocres ; dans ses formes supérieures, il dépasse nécessairement les conventions du milieu et du temps puisqu’il suppose une forte originalité. Chez Jules Adler, cette intervention de l’individualité profonde est manifeste. Ses œuvres disent hautement son extrême indulgence, sa bienveillance inépuisable, son universelle sympathie. Elles disent son amour des pauvres, des humbles, des déshérités : amour qui s’extériorisa, non seulement en productions d’art, mais en actions pratiques. Chemineaux, vagabonds, ouvriers, qui lui servirent de modèles, furent aussi ses hôtes et ses amis. Que de confidences il a reçues de ceux qui vivent en marge des conventions admises, que de nomades, que de mendiants il a hébergés ! Ne reniant ni ses origines, ni ses débuts modestes, il a préféré la rude franchise des simples aux élégances frelatées d’un monde en décomposition. Chez lui, le cœur a joué un rôle de premier ordre. Peines et fatigues des hommes ne le trouvèrent jamais insensible ; il ne put voir pleurer sans souffrir ; et, devant la misère, la faim, le désespoir, une intense émotion l’a toujours saisi.

Mais il n’a rien du misanthrope ou de l’ascète ; il ne traîne après lui aucune mélancolie. Son ironie reste toujours souriante ; et son scepticisme apparent cache beaucoup de commisération. Compagnon plein de bonne humeur et d’entrain, il a pris volontiers sa part des joies offertes par l’existence. Jamais, chez lui, une ombre d’aigreur ou de maussaderie. Il aime le printemps, la jeunesse, la vie exubérante, et l’incompréhension ou l’injustice des hommes ne purent avoir raison de sa sérénité. Aussi a-t-il célébré maintes fois les heures heureuses de la détente et du repos. En outre, c’est l’apaisement et le calme qui se lisent souvent sur le visage de ses vieilles et de ses vieux.

Parce qu’il ne confond point la production du beau avec la réglementation de l’activité réfléchie, Adler n’a aucun goût pour le métier de prédicateur. Aucune abstraction métaphysique n’a hanté son cerveau ; et son réalisme vigoureux l’a préservé de nombreuses erreurs en matière de créations esthétiques. Mais il ne veut pas que le peintre soit un simple clown qui jongle avec les lignes et les couleurs ; il n’aime pas les formes vides de sentiment et de pensée. Une œuvre n’est grande à ses yeux que si elle fait vibrer le cœur, que si elle est traversée par une large émotion.

UNE VIE UTILE

Si le calme provincial convient à l’homme qui réfléchit, médite et s’intéresse aux vérités durables plus qu’aux actualités du moment, reconnaissons qu’à la longue il exerce une action déprimante sur la majorité des artistes ou des écrivains. Esprit d’initiative, aspiration vers le mieux, goût du neuf et de l’inédit ne sont point des qualités que l’on cultive spécialement à la campagne ou dans les petits centres urbains. Une atmosphère de suspicion enveloppe quiconque veut se soustraire à la routine ambiante et au conformisme local. À moins d’être riche ou de posséder une réputation déjà bien établie, l’artiste passe aisément pour un paresseux, pour un original dont on se moque ou que l’on plaint. D’heureux indices permettent, néanmoins, d’espérer que la province adoptera une attitude assez différente, dans un avenir prochain.

Même alors, Paris restera un centre incomparable pour le peintre, pour le sculpteur, pour le musicien qui voudront s’initier au secret des techniques nouvelles, élargir leur horizon, étudier et comprendre les courants esthétiques du moment. Envie, rancune, médisance n’y font point défaut, dans les milieux artistiques ; chez les médiocres, la malveillance est de règle lorsqu’il s’agit d’apprécier les œuvres d’autrui. Et le snobisme, l’engouement irraisonné pour des élucubrations absurdes, une soumission aveugle aux capricieuses fantaisies de la mode, l’amour du brillant plutôt que du solide jouent un rôle que l’on doit déplorer. Dans le ciel parisien, les étoiles filantes sont beaucoup plus nombreuses que les astres immobiles ; les réputations s’effondrent aussi brusquement qu’elles naissent ; rarement le vrai mérite est reconnu sans difficulté. Avec sa vie fiévreuse, son effort indéniable vers la perfection, l’accueil bienveillant qu’il réserve volontiers aux chercheurs d’idéal, Paris facilite néanmoins l’éclosion et le développement de la personnalité artistique. Ne soyons pas surpris qu’Adler lui soit resté fidèle. C’est là qu’il a dressé sa tente ; c’est là qu’il est toujours revenu après ses nombreuses villégiatures en province et ses voyages d’étude à l’étranger. D’ailleurs, nul peintre n’a mieux rendu la trépidante activité de la grande ville tentaculaire, l’atmosphère si spéciale de ses rues bourdonnantes et de ses faubourgs ouvriers, nul n’a mieux traduit la discrète tendresse, la lassitude ou les tracas du peuple qui circule sur ses places et ses boulevards.

Ennemi du décorum et de l’ostentation, notre artiste a mené une vie simple, modeste, entièrement consacrée à l’art. Et l’existence lui a été rendue plus facile encore par la bonne fée qu’il choisit pour compagne. Aussi son activité régulière, méthodique, ordonnée, lui permit-elle de fournir un labeur continu et fécond. Sollicité par maints groupements, il s’est prodigué tant que sa santé l’a permis. La Société des Artistes français le nomma membre de son jury, dont il fut 2 fois président, et de son comité. En 1928, il devint professeur à l’École des Beaux-Arts et membre du conseil supérieur de l’École. Il fit preuve, dans son enseignement, d’une grande largeur d’esprit ; sa perspicacité bienveillante, sa sympathie toute paternelle lui permirent d’exercer sur ses élèves une salutaire et durable influence. Ne vivant que de son pinceau, il n’a pu se désintéresser de sa carrière artistique, mais il eut toujours l’intrigue en horreur et ne se laissa pas hypnotiser par le désir des récompenses. Il n’a point fui les honneurs ; il n’a fait ni platitudes ni démarches humiliantes pour les obtenir, sachant qu’en définitive la valeur d’une œuvre d’art reste indépendante de la situation officielle ou académique de son auteur.

Longtemps, Adler habita le boulevard des Batignolles. On entrait par un vestibule, où le peintre avait réuni tableaux et dessins de ses artistes préférés. Une vaste pièce, qu’une baie très large inondait de lumière, lui servait d’atelier. Là aussi, on découvrait des merveilles d’art, qui charmaient les connaisseurs : vieux meubles, stalles antiques, adorables statues de bois, sans parler de tableaux signés Renoir, Corot, Pointelin. De la grande baie, qui donnait sur le boulevard, Adler observa bien des scènes dont il tira parti ; et la perspective qu’il avait devant lui servit de fond à quelques-unes de ses toiles.

Depuis 1933, il habite rue des Batignolles. Son nouvel atelier, moins vaste, mais commode et intime, renferme les mêmes œuvres d’art harmonieusement disposées ; d’une large fenêtre, la vue plonge sur la rue et sur la mairie du 17e. De là fut exécuté l’un des tableaux qu’il envoya au Salon de 1935. Elèves et visiteurs ne sont pas moins nombreux aujourd’hui qu’il y a dix ans. Certains après-midi, c’est une véritable affluence, un défilé ininterrompu que l’on observe chez l’artiste. Beaucoup de jeunes viennent soumettre leurs études à son appréciation, et des adultes se mêlent à cette jeunesse, heureux de pouvoir lui demander conseil.

Sa critique est franche, loyale, sincère ; elle n’est jamais blessante sauf quelquefois avec les snobs ou les dandys prétentieux. Il multiplie les remarques, précise les défauts et les mérites, indique ce qu’il convient de corriger. Et sa joie éclate, lorsqu’il rencontre un sujet supérieurement doué. Décidé d’avance à l’aider autant qu’il le pourra, surtout s’il est pauvre, notre peintre l’encourage et s’intéresse à sa situation. Plusieurs lui durent la révélation d’un talent dont ils n’avaient qu’une très vague conscience. Du tempérament, des aptitudes, des goûts individuels, il tient le plus grand compte ; c’est à dégager la personnalité de celui qu’il dirige, non à l’étouffer, que visent ses conseils.

Son amour des voyages a persisté. Des raisons de santé l’amenèrent à renoncer au petit coin charmant qu’il s’était ménagé à Septeuil, au milieu de la verdure et des champs, ce ne fut pas sans tristesse. Pour des motifs de même ordre, il n’organise plus, comme autrefois, d’expositions particulières en province. Le midi, au climat moins pénible, reçoit plus souvent sa visite. Mais, l’été, il n’oublie ni la Franche-Comté, ni les Vosges, ni la Normandie.

Chaque année, Jules Adler revient à Luxeuil pour quelques semaines, durant la belle saison. Volontiers, il s’intéresse aux fêtes locales et aux diverses manifestations de la vie collective. Son vieux collège n’a pas de meilleur ami. Fiers de la renommée qu’il s’est acquise et de la gloire qui en rejaillit sur Luxeuil, ses compatriotes ne lui ont pas ménagé les témoignages de sympathie. En 1923, ils organisèrent une exposition pour fêter le succès qu’il venait de remporter au Salon. De nombreux artistes francs-comtois y prirent part. On y voyait surtout quarante-cinq tableaux ou dessins d’Adler. Outre des toiles aussi connues que Le Marchand de gui, Août 1914-La Mobilisation, Le Printemps à Lorrez-le-Boccage, Noël au Faubourg, Au canal Saint-Martin, Paris, on trouvait une collection de figures et de paysages capables de faire apprécier l’ensemble de son œuvre. Inaugurée le 5 août, cette exposition ferma ses portes le 20 septembre ; elle attira beaucoup de visiteurs. Approuvés par tous ceux que l’art intéresse en Franche-Comté, le maire et le conseil municipal de Luxeuil devaient faire mieux. Dix ans plus tard, le 13 août 1933, fut inauguré un musée Jules Adler. Décorée avec goût, toute pimpante sous un soleil éclatant, la ville reçut, ce jour-là, les principales personnalités de la région, ainsi que les élèves et les amis du peintre, venus d’un peu partout. Très ému, mais rayonnant de joie intérieure, Adler proclama qu’il devait beaucoup à sa cité natale. II laissa parler son cœur ; il donna aussi, sur la genèse de son œuvre, des renseignements d’un trop haut intérêt pour n’être pas rapportés ici. C’est aux sources de son art, si proche du réel et si riche d’émotions généreuses, qu’il conduisit ses auditeurs :

« Vous aimez bien Luxeuil ? me dit-on parfois. Si je l’aime ! Mais j’en suis tout plein, à en avoir les larmes aux yeux quand j’en parle. Pourquoi ? J’y pense souvent. J’aimerais trouver, vers la fin de ma vie d’artiste, les raisons mystérieuses de mon inspiration. Je voudrais les définir, les extérioriser, confronter les mots avec les pensées profondes qu’on porte en soi, mais c’est difficile. Comment se fait-il qu’un être soit aussi profondément modelé par le sol, l’air et l’atmosphère d’un pays ? Ce que je sais sûrement, en tout cas, c’est que j’y suis attaché et que les figures rencontrées ont un type qui m’est parent, que l’accent de ces gens me caresse, va chercher en moi des échos insoupçonnés, et que les paysans voisins qui parlent le patois me chantent la chanson la plus émouvante qui soit. Ce que maintenant je crois définir nettement, c’est qu’inconsciemment je suis une expression de tout cela. Mais, il faut que je l’avoue, c’est de la ville seulement que tout me vient. Elle me parle, elle se raconte doucement ; je la comprends, je l’écoute comme un fils écoute sa maman.

« J’ai cherché à me retrouver dans la campagne immédiate, j’ai suivi, un matin, la petite rivière où nous allions, tout jeunes, pêcher, jambes nues, de pauvres petits vairons argentés. J’ai foulé les hautes herbes, un peu mouillées, pleines de colchiques. J’ai revu, sur un ciel gris, la silhouette un peu triste du clocher de Saint-Sauveur. J’ai revu sans joie la prairie, notre prairie, où avec les enfants des cultivateurs voisins, mes amis, nous venions pendant les vacances faire paître les vaches. Parfois on se battait avec les petits paysans du village voisin. Je l’ai interrogée cette plaine, elle ne m’a pas répondu5. Non ! Non ! mon inspiration ne vient pas de cette jeune vie à travers les prés et les bois. Mais, après la forêt blonde, ensoleillée, après les maisons roses et les rues, il y a les figures du pays. Ah ! ces figures. Je les revois, toutes celles d’autrefois, je les recrée peut-être sans m’en douter : les braconniers, les pauvres petits bougres, mal peignés, sales et morveux, toujours les mêmes, qui venaient demander du pain à ma mère, les « traînes-la-guêtre » qui passaient leurs journées sous les arcades de la Maison François Ier, regardant d’un cil fatigué et narquois les baigneuses de l’été, les pauvres s’en allant au bois, les vieilles portant sur la tête de gros fagots plus lourds qu’elles. Tout cela s’est inscrit en moi fortement et m’attendrit. Ce n’est pas beau, je le sais bien, c’est souvent laid. Mais, que voulez-vous, je les aime ainsi. Ils sont si douloureusement humains ! Leurs gestes ordinaires, simples et vrais, expriment, pour qui sait voir, la vérité pure et profonde de la vie. Que de bonté et de tendresse, au hasard de mes rencontres, ai-je pu trouver en me frottant à tous ces gens ! » Si beaucoup d’artistes procédaient à un semblable effort d’analyse psychologique, les conditions de l’inspiration esthétique n’auraient bientôt plus de secret pour nous.

Une anecdote narrée, ce même jour, par Emile Bayard, son ancien camarade d’atelier, montra que, si le peintre est devenu prophète en son pays, il ne l’a pas toujours été. « Il y a plus de vingt ans, raconta-t-il, alors que j’inspectais, pour le dessin, le collège de Luxeuil, son vénérable principal d’alors, au seuil de la retraite, semblait fort s’étonner de l’intérêt que j’apportais à ma tâche. Les artistes, aux yeux de l’excellent homme, avaient tout l’air de phénomènes ! Et, tandis que je prenais congé, timidement mais avec une moue plutôt dédaigneuse, il me confia avoir eu, dans le temps, comme élève, un de ces phénomènes, dont il me demanda évasivement des nouvelles. Il s’agissait, vous savez, d’un de ces écoliers, distraits et volages, qui tournent obstinément le dos au tableau d’honneur, pour mieux dessiner à leur aise. Son nom ? Jules Adler. Et moi de rassurer le vénérable principal, ébahi à l’énumération des prémices de gloire, tant imprévues, de son ex-disciple6. »

Installé au centre de Luxeuil, dans un bâtiment que la ville fit aménager avec soin, le musée Jules Adler renferme des tableaux et des dessins d’artistes remarquables. Il abrite surtout une abondante et precieuse collection des œuvres du peintre. Elles y vivent dans une indefinissable atmosphère d’intimité, comme celles de Courbet à Ornans ou celles de Rembrandt à Amsterdam. Et, parce qu’elles appartiennent à toutes les époques de sa carrière, le visiteur peut suivre les phases successives d’une activité qui fut toujours en marche vers l’éternelle vérité et l’humaine perfection.

En faisant don, à sa ville natale, de ces richesses artistiques, Jules Adler songeait à l’avenir. « Mon geste, disait-il, est un pur remerciement, un geste de piété attendrie. J’ai l’espoir qu’il portera des fruits, qu’il éveillera peut-être chez d’autres jeunes natures, issues du même terroir, des échos et le désir de continuer, avec toute la ferveur possible, la tradition d’art que nous avons ici. » Ne préjugeons pas de ce qui sera plus tard. Du moins, le souvenir d’Adler subsistera dans la mémoire de ses compatriotes. Et, bien au delà de sa ville natale, il est assuré de vivre dans les cœurs qui vibrent au spectacle de la souffrance et de la misère. Nulle époque, nulle contrée, heureusement, ne manquèrent de ces cœurs généreux ; la race en est indestructible, nous aimons l’espérer.

Lucien Barbedette, 1938




Notes


1) — C’est à l’Académie Julian qu’Adler fit aussi la connaissance de Henri Bataille et de Miguel Zamacoïs.

2) — Puisque l’occasion s’offre à moi de le faire, je rappelle avec plaisir que le père de mon ami Jean Souvenance a rendu d’une façon particulièrement heureuse choses et gens de Bretagne.

3) — En même temps que des tableaux, Adler exposa des dessins presque chaque année.

4) — Sous la signature de Jean Reni, L’Express de l’Est d’Epinal, publia une série de beaux articles sur Adler, en avril 1933.

5) — Notons par contre, car il l’a écrit maintes fois, qu’Adler se retrouva parfaitement dans la forêt luxovienne et qu’elle a toujours continué de parler à son coeur et à son souvenir.

6) — Rendons cette justice à ce principal, un professeur de mathématiques fort remarquable, qu’il se réjouit sincèrement du succès de notre artiste, et qu’à Luxeuil il fut l’un des premiers à reconnaître son mérite.