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Jean-Léon Gérôme

Vesoul, 1824 - Paris, 1904


Jean-Léon Gérôme, né à Vesoul en Haute-Saône le 11 mai 1824 et mort à Paris le 10 janvier 1904, est un peintre et sculpteur français, membre de l'Académie des beaux-arts. Il composa des scènes orientalistes, mythologiques, historiques et religieuses. À partir de 1878, il réalise des sculptures, principalement réalisées en polychromie, ses sculptures représentent souvent des scènes de genre, des personnages ou des allégories. Nommé grand officier de la Légion d'honneur, Gérôme est distingué lors des différentes Expositions universelles auxquelles il participe et il fait figure de peintre officiel à la fin du xixe siècle. Il devient professeur à l’École des beaux-arts, durant près de quarante années, et forma plus de 2 000 élèves. Considéré comme l'un des artistes français les plus célèbres de son temps, Jean-Léon Gérôme est l'un des principaux représentants de la peinture académique du Second Empire. Après avoir connu un succès et une notoriété considérables de son vivant, son hostilité violente vis-à-vis des avant-gardes, et principalement des impressionnistes, le fait tomber dans l'oubli après sa mort. Son œuvre est redécouverte à la fin du xxe siècle, et rencontre une postérité inattendue en devenant, entre autres, une source d'inspiration pour le cinéma.



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Jean-Léon Gérôme, portrait
Jean-Léon Gérôme




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J.-L. Gérome

par Henri Roujon, de l'Académie Française, in : Artistes et amis des arts, Ed. Hachette, 1912.



IL doit être essentiel au bien de l'espèce humaine qu'il y ait, de temps à autre, des individus très heureux. Le passage ici-bas d'un homme comblé par la fortune importe à ce que Renan appelait « la fête de la vie ». C'est un beau spectacle et un bon exemple, si l'être ainsi privilégié possède encore, par une grâce suprême, le don merveilleux de se faire aimer, sa félicité se multiplie : elle devient un peu la chose de tous. Ne reprochons donc point au sort d'avoir des favoris ; tout est pour le mieux s'il fait de bons choix. Je ne sais, en vérité, rien de plus délicieux à étudier, ni de plus édifiant, que l'existence d'un homme heureux dont on puisse proclamer hautement qu'il était digne de son bonheur.

N'est-ce pas là toute l'histoire du grand artiste qui fut Léon Gérôme ? Je pourrais presque m'arrêter ici. Ce ne serait pas pour déplaire à son ombre : il n'aimait pas les longues harangues. Mais il a appartenu à notre Compagnie pendant quarante ans ; il est mort plein de jours et d'honneurs ; il s'est intéressé à toutes les aventures de son siècle, il en a pratiqué tous les hommes ; l'inventaire de son œuvre admirable de peintre et de statuaire remplirait un volume ; il ne nous arrive pas de nous réunir sans reparler de lui. C'est peu de quelques pages, non certes pour le célébrer tout entier, mais pour saluer dignement sa mémoire.

Que n'a-t-il été son propre biographe ! Ses Souvenirs feraient le plus savoureux des livres. Sur la demande de son ami, Charles Timbal, il consentit, en 1876, à écrire quelques pages sur les débuts de sa carrière. Dès les premières lignes, nous le voyons ressusciter devant nous, avec sa raillerie de bon aloi :
« Pour éviter que, dans l'avenir, sept villes ne se disputent l'honneur de m'avoir donné le jour, je déclare que je suis né à Vesoul. Aucun prodige n'eut lieu le jour de ma naissance et c'est bien étonnant... Le siècle avait alors vingt-quatre ans. »

Les parents de Léon Gérôme étaient des gens de travail. Son père, orfèvre habile et estimé, voulut qu'il fit des études classiques. On faisait de solides humanités sous ces régents de petites villes qui chérissaient les lettres antiques et les savaient bien. Il fut reçu bachelier à seize ans. Ses succès à la classe de dessin avaient flatté l'orgueil de ses parents. Admirez ici un premier sourire de la destinée. Ce fut le propre père de Gérôme qui, en lui donnant une boite de couleurs, éveilla chez lui la vocation. Nous sommes, aujourd'hui, largement habitués à ces complicités de l'amour paternel. Peut-être aurions-nous même un secret désir d'inviter les familles à nous prodiguer moins libéralement leurs espérances. Aux environs de 1840 il n'en était pas ainsi. Le projet de devenir peintre, avoué par un fils, déchaînait une tragédie domestique ; selon un rite, alors cher à la bourgeoisie, la malédiction paternelle accompagnait l'aveu. Les parents de Gérôme ne le maudirent point. On l'envoya à Paris, muni d'une lettre de recommandation pour M. Paul Delaroche et de la somme fabuleuse de douze cents francs.

C'était alors un charmant cavalier, hardi comme un page, d'une maigreur élégante, très résistant sous des dehors délicats. Il avait autant de gaieté que de courage, le don de plaire, beaucoup d'esprit déjà et, de toutes les manières d'en avoir, la moins commune à cet âge : il savait à merveille qu'il ne savait rien.

En ce temps-là, le plus fameux des séminaires artistiques était l'atelier de Paul Delaroche. De tempérament modéré, d'humeur équitable, ce maître cherchait à réconcilier les classiques et les romantiques dans la paix d'un éclectisme intelligent. Cette tentative de juste milieu déplaisait, comme de raison, aux deux partis extrêmes ; le bon sens public l'encourageait. Un peu froid, un peu hautain, mais profondément dévoué à la jeunesse, Paul Delaroche enseignait à une élite les principes de son esthétique ingénieuse. Il tenait école de volonté, de sagesse et de goût. Il ne défendait à aucun de ses élèves de devenir un génie fougueux ; mais à tous il conseillait prudemment de ne pas commencer par la fougue.

Cette pédagogie libérale et ferme convenait à la nature de Gérôme. Sous la direction d'un maître admiré et aimé, il apprit patiemment toutes les grammaires. Soixante ans plus tard, au souvenir de cette période d'efforts acharnés : « Ah ! s'écriait-il, après un beau regard vers le passé, je vous réponds qu'on travaillait dur ! On s'amusait aussi, prétend-on. Il paraît même que les divertissements n'étaient pas toujours d'une modération éclectique. À la suite d'un incident d'atelier qui fit quelque bruit, Delaroche renonça à l'enseignement.

Gérôme apprit, en revenant de vacances, son inscription d'office au nouvel atelier de Drolling. Il lui déplut de changer de méthode. Son premier maître partait pour l'Italie : il l'y suivit. À peine arrivé, il installait son chevalet sur ce Forum qui ressemblait encore au Campo-Vaccino cher à Claude Lorrain. « Cette année, dit-il, est une des plus heureuses et des mieux remplies de ma vie, et j'ai, à ce moment, fait assurément de sérieux progrès. Je me surveillais beaucoup. Un jour que j'avais fait une étude un peu facilement, je la grattai, quoiqu'elle fut bien, mais je craignais de me laisser aller à ma facilité. » Voici l'homme même. Son talent n'est encore qu'en lisière ; sa conscience est déjà majeure. Presque enfant, il se jugeait sans complaisance. Octogonaire, il s'examinait encore. Quelqu'un lui demandait, peu de semaines avant sa fin, ce qu'il avait fait dans la matinée. « J'ai appris ! » répondait-il. La veille de sa mort, en face de la dernière ébauche, il gardait, non pas l'humilité, mais l'orgueil de s'estimer toujours en apprentissage. Ne cherchons pas ailleurs le secret de son indestructible jeunesse du corps et de l'esprit.

Après un an de séjour en Italie, il entra a l'atelier de Gleyre. Sa famille voulait qu'il tentât le concours de Rome. C'était pourtant déjà la marque d'un esprit rare de nier la vertu du Grand Prix. C'est encore aujourd'hui une originalité, qui risque de devenir inélégante à force de s'être répandue. Gérôme se plia de bonne grâce au désir des siens. Bien reçu à l'esquisse, il fut éliminé pour la figure peinte. Son échec lui inspira la conviction que le jury avait entièrement raison ; c'est de là sans doute que date sa réputation d'homme paradoxal. Pour apprendre ce qu'il ignorait, il s'imposa la tâche d'exécuter un tableau avec des figures nues. Quand cet exercice d'école fut terminé, il demanda, non sans angoisse, à ses maîtres, s'il pouvait l'envoyer au Salon. Delaroche et Gleyre ne l'en dissuadèrent point.

Jean-Léon Gérôme, Jeunes Grecs faisant combattre des coqs
Jeunes Grecs faisant combattre des coqs, musée d'Orsay, Paris.

Au Salon de 1847, alors installé dans les salles du Louvre, tous les regards allaient des d'Eugène Delacroix à l'Orgie romaine de Couture. L'œuvre du débutant, Jeunes Grecs faisant combattre des coqs, occupait un rang élevé au-dessus de la cimaise. L'œil d'un poète l'alla chercher sur ses hauteurs. Théophile Gautier savait voir de loin. « Il faut, écrivit-il, marquer de blanc cette année heureuse. Un peintre nous est né, il s'appelle Gérôme. Aujourd'hui, je vous dis son nom, je vous prédis que demain il sera célèbre. » Le public et le jury partagèrent le sentiment de Gautier. Cette œuvre charmante, dont nous admirons, au Musée du Luxembourg, la fraîche élégance et la grâce naïve, obtint un succès retentissant. On savait gré à cet inconnu d'apporter une note d'harmonie nouvelle. Le jeune peintre fut aussi heureux que surpris de son succès. Il n'avait aucunement songé à faire une révolution ; il savait déjà que les véritables révolutions ne se font ni exprès, ni en un jour, « Mon tableau, devait-il écrire plus tard, avait ce mince mérite d'être d'un bon jeune homme qui, ne sachant rien, n'avait pas trouvé mieux que de s'accrocher à la nature et de la suivre pas à pas, sans force peut-être, sans grandeur et timidement sans doute, mais avec sincérité. » Cela plaisait à dire à notre confrère, qui redoutait, comme un ridicule, de sembler s'attendrir sur lui-même. Au meilleur coin du cour, il gardait une secrète préférence pour le gracieux essai qui lui avait valu la célébrité.

Les applaudissements qui saluaient son premier ouvrage ne lui donnèrent, avec l'ambition, que plus de zèle au travail. Cependant il devenait un personnage. Des camaraderies ardentes se groupaient autour de lui. Il était le centre de cette petite corporation de la rue de Fleurus, où les néo-grecs travaillaient dans la verdure et dans les chansons. Peu s'en fallut que ses compagnons, après l'avoir élu capitaine de la garde nationale, ne le sommassent de fonder une école. En l'année 1848, les églises nouvelles naissaient facilement ; Gérôme avait trop de tact pour édifier quoi que ce fut qui ressemblåt à une chapelle. À vrai dire, il cherchait sa voie.

Nous le voyons s'essayer dans la peinture décorative. Il exécute des panneaux pour l'église Saint-Séverin ; il accepte la commande d'une vaste toile : Le siècle d'Auguste. Ce dernier travail lui prit deux années. Mais entre temps il commençait la série de ses voyages. Il était parti, en simple touriste, pour gagner Constantinople par les chemins du Danube ; lorsqu'il revint, il avait pris conscience de lui-même.

Ses deux envois à l'Exposition de 1855 offraient le plus piquant des contrastes. C'était d'abord : Le siècle d'Auguste. Avec une belle témérité, Gérôme avait voulu résumer dans cette toile de dimensions gigantesques la majesté du colosse romain. Les juges compétents se plaisaient à louer, dans cette composition imposante, le groupement heureux des figures, d'ingénieux détails archéologiques, des trouvailles d'attitudes et de costumes, la recherche de l'ordonnance, le souci du style. Mais pour évoquer en une seule page la double vision de l'apothéose impériale et de l’aube chrétienne, il eut fallu un Bossuet du pinceau. Certes, l'erreur de Gérôme n'était pas vulgaire : il n'est pas donné à tout le monde d'avoir de ces généreuses imprudences. D'ailleurs, dès qu'il s'aperçut de l'insuccès de sa tentative, une revanche lui fut accordée.

La foule se pressait devant son autre envoi : Musiciens russes répétant une chanson de marche. Cette fois encore, Gautier donna le signal des applaudissements ; reprenant le sujet pour son compte, il se complut à le repeindre avec tous les tons de sa palette de mots. D'une note prise au hasard d'une halte, d'un effet pittoresque intelligemment regardé et véridiquement rendu, d'une chose vue Gérôme avait fait son premier « gérôme »).

Jean-Léon Gérôme, Le Siècle d'Auguste
Le Siècle d’Auguste et la naissance de N.S. Jésus Christ, Musée de Picardie, Amiens.

Cette date fut décisive dans sa carrière. Il avait trente-deux ans. Depuis plusieurs années il s'interrogeait. L'incertitude devait être un supplice pour un homme de son caractère. Cette fois, il se répondit sans hésitation ; avec une rare clairvoyance, il comprit son tempérament véritable.

Ce qu'il sentait le mieux, c'était la diversité de la vie. L'homme, en ses perpétuelles métamorphoses, avec l'outillage merveilleux de son énergie, ses engins de travail et de combat, avec ses postures souffrantes et ses élans de domination, demeurant sous tous les climats, à toutes les époques, immuable parmi la mêlée des races et le tumulte des mœurs, l'homme offrait le plus inépuisable des thèmes. Ce serait une fête incessante de voyager par l'imagination dans le lointain du passé, par le corps sur les routes de la terre, à la poursuite de ce modèle éternel. Gérôme n'était pas de ceux qui refusent à l'opinion publique le droit de donner un bon avis. Elle semblait lui déconseiller les aventures dans le domaine périlleux du grandiose ; il comprit le conseil à demi-mot. Il se sentait doué pour sentir vite, pour voir juste et pour exprimer loyalement ce qu'il avait vu. Il renonça à l'emphase et se fit conteur.

L'expliquer ainsi n'est pas l'amoindrir. Ne lui rend-on pas un nouvel hommage en essayant de le définir avec une sincérité digne de lui ? Aussi bien est-ce une science obscure et décevante que celle des hiérarchies spirituelles. Il n'est pas qu'une manière de servir l'art et la vérité : « On compte, dit la parole évangélique, plus d'une demeure dans la maison de mon père. » Certes, il est sublime de respirer à pleins poumons l'air des sommets. Mais l'Idéal compte moins de héros que de victimes. Pourquoi aller grossir inutilement le nombre de ses vaincus ? À défaut de la magie des chimères, le monde réel offre la richesse infinie de ses formes à ceux qui le contemplent d'un œil ami. Sous le sol où se joue le drame humain coulent discrètement des sources fécondes. Il n'y a pas de beauté qu'au séjour des dieux, de pathétique que dans l'épopée, de poésie que dans les poèmes. Quand il est parlé par une voix sincère, c'est un noble langage aussi que la prose.

Le plus franc et le plus fin des prosateurs, le portraitiste de l'homme universel, l'interprète de toutes les civilisations, l'observateur, tour à tour amusé et ému, de la variété du monde, voilà ce qu'a voulu être Gérôme, et c'est ce qu'il fut excellemment. Vous me reprocheriez, Messieurs, d'inventorier son œuvre et de détailler sa vie : l'une et l'autre vous sont familières. Désormais, le voilà parti à la découverte à travers l'histoire et l'univers, La nature l'avait formé avec complaisance pour qu'il fût un peintre voyageur. Elle l'avait fait sain, robuste, infatigable, avec l'humeur et l'endurance d'un soldat. Il était né chef de caravane. L'Orient le hantait, « Il y a là, disait-il, des sujets qui portent. » C'était une vieille tradition française d'aller interroger le Sphinx égyptien. Gérôme vécut huit mois aux bords du Nil d'une vie intense et enthousiasmée. À chaque étape, une fois le campement organisé, il saisissait sa palette et ses pinceaux. « J'aime mieux, disait-il, trois touches de couleur sur un morceau de toile que le plus vif des souvenirs. » Récemment, une exposition de peintres orientalistes s'enorgueillissait de montrer quelques-unes des études où cette main si sûre, au service d'un œil avide de spectacles, surprenait les instants de la nature. Gérôme revoyait ces essais sans déplaisir. « Ah ! Tenez ! s'écriait-il avec entrain, celui-ci est allé tout seul ; en voici un qui m'a donné de la peine. Ce n'est pas mal, mais ce n'est pas ça ! » Et ses yeux, restés si jeunes sous leurs épais sourcils, brillaient encore d'avoir reflété des merveilles. Au premier signal, il serait reparti pour son cher Orient, patrie des vieilles splendeurs et des jeunes rêves.

Jean-Léon Gérôme, Prière chez un chef arnaute
Prière chez un chef arnaute, coll. part.
Jean-Léon Gérôme, Suites d'un bal masqué
Suites d'un bal masqué, musée Condé, Chantilly.

La Plaine de Thèbes et la Prière chez un chef arnaute consacrèrent sa renommée. Mais, tandis qu'il faisait avec éclat ses preuves d'orientaliste, il montrait de son talent un aspect nouveau. Se spécialiser dans une formule répugnait à cet esprit toujours en recherche. Cette fois, il empruntait aux mœurs modernes un sujet d'une fantaisie douloureuse. Nous allons toujours revoir le Duel après le bal dans nos visites au musée Condé. Le grand châtelain de Chantilly le montrait à ses hôtes avec une prédilection particulière. C'est un des ouvrages les plus populaires de Gérôme. Nous disions qu'il était un conteur. Peut-on conter avec plus de discrétion dans la morale et d'habileté dans le récit ? Nulle déclamation, point de rhétorique, la chose elle-même exposée simplement. En ce matin d'hiver, une farce de Gavarni s'est ensanglantée. Pierrot est mort pour de bon. Ce n'est pas du rouge de théâtre, c'est le sang d'un pauvre cœur humain qui a souillé la neige. Sous leurs oripeaux de carnaval, ces masques, soudain dégrisés, s'épouvantent d'avoir joué malgré eux la tragédie. Le silence du remords vient de se faire autour du vieux forfait de Caïn. Il semble que Colombine soit absente. Regardez mieux ; vous allez sentir sa présence invisible planer sur ce crime de l'amour. Vous croirez ne plus voir qu'elle au bout d'un instant... L'ironie atroce de cette scène donne à rêver longuement. C'est bien là un récit cruel fait, d'un ton d'indifférence aristocratique, par un Français, mauvaise tête et bon cœur, qui veut avoir l'air de sourire, tandis que la voix tremble et qu'une larme vraie glisse au coin de l'œil.

Messieurs, quand elle est traitée avec cette maîtrise, la peinture de genre justifie tout le bien qu'en pensait Diderot, Son histoire n'est pas un des chapitres les moins brillants des annales de l'art français. Elle se réclame d'une noble origine : elle date de ces « escriveurs de vermillon » dont le Dante honorait l'aimable génie. Elle embellissait alors les manuscrits du « gai sçavoir ». Une anecdote joliment dite a toujours séduit la race curieuse qui se plaisait aux apologues et aux fabliaux. C'est ainsi que l'art subtil de Gérôme se rattache à la tradition des ancêtres. Il avait hérité de leur philosophie souriante et de leur parler clair. Il devait aux aïeux du goût national le secret de dire beaucoup de choses en de belles œuvres de petit format. Comme eux il était minutieux, précis, pénétrant, un peu parquois, volontiers frondeur, spirituel et galant, moraliste à ses heures, éloquent s'il le fallait, jamais pédant, ni jamais obscur ; comme eux, il savait enseigner sans déplaire et émouvoir en divertissant.

Jean-Léon Gérôme,La Mort de César
Jean-Léon Gérôme,La Mort de César, Walters Art Museum, Baltimore.
Jean-Léon Gérôme, Pollice Verso
Pollice Verso, Phoenix Art Museum, Phoenix.
Jean-Léon Gérôme, Pollice Verso
Ave Caesar Morituri te Salutant, Yale University Art Gallery, New Haven, Connecticut.
Jean-Léon Gérôme,La dernière prière des martyrs chrétiens
La dernière prière des martyrs chrétiens, Walters Art Museum, Baltimore.
Jean-Léon Gérôme, Golgotha, consummatum est
Golgotha, consummatum est, musée d'Orsay, Paris.
Jean-Léon Gérôme, Eminence grise
Eminence grise, musée des beaux-arts de Boston..

Chaque année, les visiteurs du Salon prenaient plaisir à chercher, à leur place habituelle, ces peintures délicates et achevées : La mort de César, Les Gladiateurs, La Prière musulmane, Les Deux Augures, Le Hache-paille égyptien, Pollice verso, Le Golgotha, La Promenade du Harem, La Collaboration, Rembrandt faisant mordre une eau-forte, Rex Tibicen, L'Eminence grise Une Conspiration. Le public fêtait son favori ; on l'eût sans doute grandement étonné en lui expliquant de quel effort obstiné étaient sorties ces pages légères. Visiteur de toutes les contrées, contemporain de tous les siècles, le peintre a dû se faire tour à tour bédouin sous la tente, fellah dans les rues du Caire, janissaire au Bosphore, pèlerin en Judée ; il a compris la férocité romaine à travers Suétone, devine dans Aristophane et dans Lucien la Grèce familière, lu entre les lignes des vieux livres, revécu la vie de ses personnages et interrogé leurs fantômes. Il lui a fallu subir les fatigues du voyageur, les doutes de l'antiquaire, les découragements de l'historien. Son beau métier d'écrivain des formes, il le rapprend chaque jour en face du modèle. Ce tableau qui donne au spectateur un instant d'émotion fugitive a exigé d'incessants repentirs. Que de notes prises pour la valeur d'un geste, l'agencement d'une draperie, l'effet d'un costume ! Quelle lutte pour arriver, par l'exactitude des détails, à la vérité de l'ensemble ! Mais Gerôme ne demandait pas à la foule de s'apitoyer sur son sort : il travaillait dans la joie. Non qu'il ignorât à quel point l'art est un dur maitre ; mais, sûr d'avoir mis dans chacune de ses œuvres le meilleur de lui-même, il vivait en bon ménage avec sa conscience. Nous ne croyons pas que quelqu'un l'ait surpris jamais dans un accès de mélancolie. On frappait à la porte de son atelier, une forte voix de commandement vous criait d'entrer. Tandis qu'une bizarre sonnerie exotique vous saluait sur le seuil, on apercevait le maître, à l'autre bout de la vaste pièce, en vêtements et en posture de travail. Il s'interrompait à peine pour vous accueillir d'un bonjour cordial et malicieux. Tout en causant, il continuait. C'était touchant de voir cette tête blanche inclinée sur la tâche commencée. Les objets épars, céramiques, étoffes, tapis, masques, armures, raretés de toutes provenances, témoignaient de sa curiosité nomade. Les études, méthodiquement rangées contre les murs, racontaient l'histoire intime de son labeur. Rien de mystérieux, rien de solennel, rien de louche : l'homme et sa vie se lisaient couramment. Parfois ce travailleur infatigable s'accordait une minute de répit : son plaisir était alors d'apporter un ordre élégant dans les choses qui l'environnaient. Il avait pour les instruments de son esprit des tendresses d'artisan soigneux et reconnaissant. « Voyez-vous, disait-il, en faisant la toilette de ces chers objets familiers, tout cela me connait. Je suis un vieil ouvrier, j'aime mes outils. » En une heure, il s'était livré à vous tout entier, avec sa gaieté sereine et sa grâce robuste. « Voulez-vous que je vous montre quelque chose ? » ajoutait-il. Et, vous prenant sous le bras, il vous conduisait dans son officine de sculpteur. La passion de la statuaire lui était venue sur le tard. Il s'y abandonnait avec délices. Il chérissait, pour les difficultés de sa syntaxe et pour la probité de son verbe, celui de tous les arts où il est le plus difficile de tromper. Au peintre acclamé de naguère certaines gens affectaient aujourd'hui de préférer le sculpteur. La gracieuse figure de Tanagra, l'Omphale, le Rétiaire, la Statue équestre du duc d'Aumale avaient forcé la louange. Ces savants petits bronzes, d'allure épique, le Bonaparte la silhouette de jeune dieu, le César franchissant le Rubicon dans le vent de l'avenir s'étaient imposés à l'admiration de ceux-là mômes qui n'aiment pas à voir durer les renommées. Là encore, Gérôme déployait ses qualités maîtresses de visionnaire et d'observateur. Informé de tous les secrets de la sculpture, il s'ingéniait à les pénétrer plus avant, cherchant des patines rares, des polychromies, des mélanges de matières, les ors précieux qui avivent le marbre, l'éclat d'un ivoire enchâssé dans le bronze. Quelques-uns s'étonnaient de le voir, à l'âge habituel du repos, commencer une seconde éducation. C'était pourtant la même carrière qui se continuait. Avec le pinceau ou l'ébauchoir, c'était la même main, guidée par le même scrupule ; devant la toile ou l'argile, le même œil interrogeant la nature ; chez le peintre et chez le statuaire, même virtuosité et même ferveur.

La Mode a des ressources infinies d'ingratitude. Ayant changé, elle trouvait étrange que Gérôme fut demeuré le même. Demander à un tel homme d'évoluer selon les caprices de l'heure, c'était vraiment le connaître peu.

Jean-Léon Gérôme, Réception des ambassadeurs siamois par l'empereur Napoléon III au palais de Fontainebleau, le 27 juin 1861
Réception des ambassadeurs siamois par l'empereur Napoléon III au palais de Fontainebleau, le 27 juin 1861, château de Versailles.

Il se sentait, par certains côtés, d'une autre époque que la nôtre. Pour le replacer dans son milieu, il faut aller revoir, à Versailles, la Réception des ambassadeurs siamois. La société impériale s'épanouissait alors en plein triomphe. Dans cette cour rieuse, qui s'étourdissait au bruit des fêtes, l'artiste prend place, sans embarras ni morgue, à son poste de témoin. Il regarde longuement, pour les fixer en sa mémoire, l'éclat des uniformes et des parures, ces officiers éblouissants, ces femmes exquises, ces messagers en robes de féerie qui rampent au pied du trône, tout ce décor de luxe et d'orgueil. Il est là chez lui. Il sera le chroniqueur, sympathique et charmé, de cette heure brillante. Bientôt l'Exposition de 1867 va s'ouvrir. Toutes les majestés de l'univers ont été convoquées ; l'Art aussi a reçu son invitation. Chacun, dans sa tenue de gala, devra se montrer, en puissance et en beauté, devant la France. Alors le peintre passe la revue de ses travaux. Comme toujours, il est « son critique le plus dur ». Voici pourtant un ouvrage qu'il préfère entre tous : il réserve le Prisonnier pour la place d'honneur. Ce tableau, il l'a conçu, aux belles heures de la jeunesse, en regardant les eaux du Nil rouler les pourpres du soir ; il l'a exécuté avec amour quand il s'est senti maître de sa manière. Ces Arnautes impassibles, ce lâche bouffon, ce vainqueur insultant, ce vaincu farouche, il les a vus passer devant lui dans la solennité d'une nuit d'Orient. En les recréant, si réels, et si vivants de la vie du rêve, n'a-t-il été cette fois qu'un grand imagier ? N'a-t-il pas su, en si peu d'espace, évoquer toute l'âme orientale, féroce et perfide, et résumer un monde de douleurs ? L'anecdote a jailli du cadre étroit pour devenir un drame. Ici l'adresse s'appelle le style, l'observation profondeur, la vérité poésie. Gérôme ne se trompait pas en s'enorgueillissant de cette œuvre. Elle avait conquis le succès, cette joie d'un jour : l'avenir lui réservait mieux. Déjà le temps a posé sur elle cette patine ambrée dont il caresse les choses durables et s'est plu à la marquer de son sceau.

Ces dernières années du second Empire virent notre confrère à son apogée. Il était devenu à la fois illustre et populaire. Il avait trop d'indépendance pour courir après les honneurs et trop d'esprit pour s'y dérober. Le pouvoir venait de se prendre de zèle pour une réforme de l'enseignement de l'art. Lorsque furent créés les ateliers de l'Etat, on jugea habile d'en confier un à Gérôme. Il accepta, à ses risques et périls, la difficile mission de professeur. Il devait la remplir quarante ans. Voici son programme : « Je suis choisi pour apprendre l'orthographe aux jeunes gens ; après quoi, je leur dirai de regarder devant eux, d'étudier la nature, d'être sincères, d'être naïfs et de travailler. » Ses élèves, qui furent innombrables, le chérissaient d'un amour filial. Au jour de l'an l'armée des « Gérômes  » allait embrasser le patron. Tous étaient là, fidèles au rendez-vous, depuis le conscrit jusqu'au vétéran. Le bon chef, à la stature de cadet, droit comme à la parade, un gai sourire dans la moustache, passait la revue de ses troupes ; et cela avait quelque chose de crâne et de militaire qui rappelait le salut au drapeau.

La place de Gérôme était marquée à l'Académie des beaux-arts. L'Institut gardait quelque rancune au gouvernement des ukases de 1863. Notre Compagnie a toujours été jalouse de ses prérogatives : elle y voit moins des garanties pour ses droits que des facilités pour ses devoirs. Ayant accepté la direction d'un atelier officiel, Gérôme pouvait craindre quelque méfiance chez certains membres de l'Académie.

Mais ce grand séducteur savait s'y prendre avec tant de franchise et de bonne grâce, ses titres étaient d'un tel poids que les dernières résistances devaient céder. Il ne lui suffisait pas de prendre part aux travaux de ses nouveaux confrères, il résolut de faire leur conquête. Vous savez à quel point il y réussit. Son zèle, son entrain, ses saillies imprévues, sa façon si personnelle d'égayer la sagesse d'un bon conseil, son inlassable dévouement à la gloire commune sont déjà légendaires. Il faisait la joie de vos séances. Dans les circonstances difficiles, tous les regards se tournaient vers lui ; on savait d'avance que cette voix sonore prononcerait la parole attendue. Nous ne nous habituons point à son silence.

Absorbé par de grands devoirs, il ne dédaignait pas les plus petits. Il acceptait allégrement les comités, les jurys, les présidences comme la rançon obligée des honneurs. L'exactitude à remplir les moindres mandats lui paraissait un devoir strict de courtoisie et de probité. « Il faut faire bien tout ce qu'on fait », répétait-il. Il trouvait du temps pour tout. Sa journée finie, et quelle journée ! « Avec qui dois-je dîner ce soir ? » se demandait-il. Et, à l'heure dite, ponctuel comme toujours, on le voyait, la main tendue, la tête haute, le regard clair, la joie aux lèvres, arriver aux rendez-vous de l'amitié. Sa bienvenue lui riait dans tous les yeux.

La France admirait l'artiste pour ses talents ; Paris aimait l'homme pour sa belle humeur. Gérôme était l'âme de ces réunions sans solennité, où la causerie effleure tout au passage, où les paroles se font légères pour mieux planer sur tous les sujets, où les passions doivent demeurer discrètes et les ironies généreuses. C'était, sans qu'il y prit garde, un causeur délicieux ; il connaissait tant d'événements, tant de pays et tant d'hommes, il avait fait le tour de tant de choses. Jamais de longs récits, mais comme il savait, en quelques mots, réveiller un souvenir ! Ces propos de table, s'ils étaient recueillis, aideraient nos fils à comprendre bien des choses qui sont trop vite devenues d'autrefois. Ce ne serait peut-être pas un manuel d'impartialité. Certains jugements de Gérôme, exprimés avec une concision rigoureuse, demeurent susceptibles de révision. Il n'était pas de ces esprits qui ont l'heureuse chance de tout comprendre et le don facile de tout aimer. Il avait ses préférences et aussi, pourquoi ne pas le dire ? ses préjugés, qu'il ne dissimulait point. Mais si beaucoup de gens prétendent faire des réserves sur quelques-uns de ses arrêts, nul ne suspecte sa bonne foi de juge. Il mettait d'ailleurs quelque coquetterie à exagérer ses intransigeances. Se sentant survivre à sa génération, il se raidissait pour rester debout, parmi tant de choses écroulées. Ce voltigeur des vieilles batailles, inhabile aux ruses de la guerre moderne, gardait l'ancienne tenue, par accoutumance. On disait un jour, devant lui, de quelqu'un, que c'était un réactionnaire : « Pas tant que moi ! » s'écria-t-il d'une voix formidable. Il se divertissait ; il se calomniait un peu aussi par dandysme. En réalité, il ne se refusait pas à comprendre les évolutions inévitables et les légitimes besoins de l'avenir. Il en voulait aux mœurs bien plutôt qu'aux idées. Mais quoi ! il avait fait ses premiers pas à une époque où la chevauchée des ambitions était moins vertigineuse. Le maximum de rapidité était représenté, dans sa jeunesse, par l'allure d'un cheval au galop. En voyant tant de personnes « faire de la vitesse », au risque d'écraser les passants et de bouleverser la route, il se garait avec un peu d'inquiétude. Il avait pris l'habitude de sports plus calmes et d'étapes moins hasardeuses. Ce n'était pas un réactionnaire ; disons qu'il était conservateur avec exaltation. Ce ne sont pas les révolutionnaires qui nous font défaut ; nous sommes assurés désormais que le progrès ne manquera point d'éclaireurs. Ne nous plaignons pas de voir quelques hommes porter élégamment les modes du passé.

Ce satirique un peu rude ne se moquait de tant de choses que parce qu'il en respectait plus encore. Il demandait aux autres les croyances et les vertus qu'il exigeait de lui-même. À ceux qui lui auraient reproché de manquer de souplesse, il eût répondu par la parole d'Horace Vernet : « On ne me paie point pour mentir. » Il fallait l'accepter tel quel. Ce chevalier était si fidèlement épris de sa dame qu'il la trouvait toujours aussi belle et ne lui voyait point de cheveux blancs.

Il prolongeait, par un miracle de la volonté et de l'intelligence, la magnificence de ses vingt ans. Cette beauté princière que Carpeaux a fixée dans le bronze, revivait, hier encore, dans les portraits que nous donnèrent de lui un de ses élèves préférés et le gendre dont il était si fier, devenus des maîtres à leur tour. Et dans son armature restée intacte, l'âme aussi s'obstinait à ne point vieillir. Gérôme gardait avec une ardeur juvénile le culte de toutes les fiertés françaises. Il savait par cœur notre épopée militaire. Un de ses derniers ouvrages de sculpture aura été l'Aigle de Waterloo. Vous vous rappelez tous ce magnanime oiseau blessé, dont l'aile déchirée palpite en ore. Ce fut une douleur pour l'artiste et pour le patriote de n'avoir pu voir se dresser dans le ciel ce symbole d'immortelle espérance.

Dans les aimables notes autobiographiques qu'il écrivait en 1876, nous lisons ceci : « Je mourus très vieux, exempt de toute infirmité. » L'ironiste plaisantait avec la destinée pour obtenir d'elle une faveur suprême. La mort a courtoisement exaucé son vœu : il s'en est allé pendant son sommeil.

Ah ! la forte vie, Messieurs ! Quelle leçon de constance et d'énergie ! Quel usage superbe du bonheur ! Une pensée unique, le respect de l'art, aura rempli cette vaste existence. Gérôme fut, dans toute l'acception du mot, un artiste, et jamais rien d'autre. Comblé des dons les plus divers, il pouvait rendre compte sans remords du riche dépôt qu'il avait reçu. Sa journée était remplie et sa dette payée.

Le monde l'avait amusé infiniment ; il le lui avait rendu de son mieux.




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