« Poursuis, toi dont le marbre encore tout palpitant
Pleura sur ce vieux roi, pauvre, nu, grelottant
Vers qui la douce Odette en souriant s'incline.
Laisse aboyer l'envie. Eh ! qu'importe après tout ?
Si le chemin est âpre et parsemé d'épine,
L'horizon est immense et la gloire est au bout. »
Tels sont, en 1837, les encouragements de Gindre de Mancy1 à Victor Huguenin, strophes vibrantes par lesquelles le poète franc-comtois avertit le jeune sculpteur des désillusions et des obstacles qui parsèment inévitablement une carrière. Dans un xixe siècle artistiquement riche à l'excès, complexe et disparate, le parcours de Victor Huguenin, statuaire, apparaît comme un infime maillon d'une incroyable chaîne. Son destin, forcément unique, n'en apparaît pas moins représentatif des usages et des étapes clés d'une vie d'artiste dans cette période captivante. Néanmoins, le parcours de Huguenin reste encore parsemé d'éclipses, qui brouillent parfois notre vision de cet homme apparemment passionné par son art, ambitieux, ayant sans doute rêvé de succès, mais souvent déçu et assailli par le doute. C'est à travers quelques lettres à peine et quelques articles que nous essayons de relever les indices épars de sa personnalité et de ses conceptions artistiques. Mais hélas, on ne peut occulter les multiples éléments qui se dérobent encore et imposent la prudence, laissant parfois à l'historien un goût d'inachevé un peu frustrant. Les états civils sont trop souvent lacunaires, les archives incomplètes ou dispersées, mais surtout, nombreuses sont les œuvres détruites par les accidents du temps et les négligences (Buste de Colbert du musée de Reims, détruit pendant la Première Guerre Mondiale ; Buste de Bichat dans la cour de l'Hôtel-Dieu de Lons, fondu en 1944 ; Massacre des Innocents du musée des Beaux-Arts de Dole, scié en 1959) ou bien trop longtemps ignorées et aujourd'hui non localisées (Christ au Jardin des Oliviers, La Poésie sacrée, Psyché évanouie). Travailler sur un artiste de moindre renommée, un de ceux qu'on appelle quelquefois les « petits maîtres », s'apparente étrangement à un jeu de puzzle, dans lequel les pièces maîtresses sont bien en place, mais ne peuvent dissimuler les manques.
Les années de formation
Victor Huguenin naît à Dole (Jura) le quatrième jour du mois de Ventôse de l'an dix de la République française, c'est-à -dire le 21 février 18022. Il est le second enfant et unique fils d'Antoine Guillaume Huguenin, musicien, déjà âgé de 38 ans, et de Marie Lacombe, 32 ans. De son enfance doloise, nous ne savons presque rien jusqu'à l'âge de 16 ans environ, lorsque les prémices d'une vocation artistique le conduisent à Salins (Jura), où il entre en apprentissage dans l'atelier d'un modeste maître sculpteur, auprès duquel il restera deux années, jusqu'en 1820-21 environ. Le journal local, Le Salinois, nous relate en 1846 ses premiers pas en art. « Il y a vingt-cinq ans environ, écrit Ch. Gauthier, qu'un jeune homme, un enfant, voulais-je dire, arrivait de Dole à Salins avec un mince bagage, mais riche de résolution, riche surtout d'espérance, comme on l'est toujours à seize ans. À peine le petit Victor, cet enfant aux cheveux blonds, à la mine éveillée, avait-il franchi les portes de la ville qu'il s'en quit de la demeure d'un sculpteur nommé Besand, dont il venait réclamer les leçons (...). L'enfant (...) passa deux années dans l'atelier de Besand, et c'est là , de son propre aveu, qu'il trouva le meilleur enseignement. »3
Nous ne retrouvons ensuite la trace du jeune sculpteur qu'en 1822, là encore grâce à un périodique de l'époque. Son nom apparaît en effet dans Le Journal de la Côte d'Or, à la rubrique « Distribution des prix de l'Ecole de dessin »4. Huguenin obtient alors un deuxième accessit en sculpture pour une figure de Saint Jean et un troisième accessit pour un groupe représentant Pluton enchaînant Cerbère. L'Annuaire du Jura5 de 1843 indique par ailleurs qu'il fut l'élève du sculpteur Nicolas Bornier (1762-1829), bien que son nom n'apparaisse nulle part dans les archives de l'école des Beaux-Arts de Dijon. Enfin, une lettre tardive de Huguenin6 nous apprend qu'il eut le sculpteur François Jouffroy (Dijon, 1806-Laval, 1882) comme condisciple de cette période ; il cosigna d'ailleurs avec lui une œuvre de jeunesse, offerte ensuite au musée de Dole, un buste de Talma, le grand tragédien de l'Empire, représenté dans son plus célèbre rôle, Néron. Ainsi, les vingt premières années de la vie de Huguenin tiennent-elles en quelques lignes à peine, rassemblant des éléments clairsemés, dont certains relais nous font encore défaut.
Le 11 avril 1825, Victor Huguenin franchit une nouvelle étape en s'inscrivant à l'École des Beaux-Arts de Paris. Sa candidature est d'ailleurs présentée par Bornier, ainsi que par Étienne-Jules Ramey, dit Ramey fils (1796-1852), dans l'atelier duquel il étudie désormais. Intégrer l'École des Beaux-Arts de Paris représentait sans doute une chance immense pour un jeune artiste provincial, avide de célébrité et de succès. C'était entrer dans une institution prestigieuse entre toutes, bénéficiant alors d'une aura considérable ; elle était le « lieu privilégié des arts majeurs »7 et les artistes qui y accédaient pouvaient espérer connaître plus tard une carrière honorable, en leur qualité d'anciens élèves ou mieux encore, de Prix de Rome. Ce précieux label était aussi un sésame supplémentaire et efficace pour revendiquer les commandes dispensées par le pouvoir. Enfin, tenter sa chance à Paris constituait une étape incontournable pour l'artiste ambitieux. À Paris se confrontent les talents ; les œuvres, présentées à un large public, y sont discutées, commentées et achetées. C'est donc là que se fondent les réputations, que se bâtissent les carrières. Toutefois, pour un jeune homme de condition modeste comme Huguenin, cet objectif ne fut sans doute pas facile à atteindre. C'est d'ailleurs pourquoi les autorités de la ville de Dole, conduites par le maire Léonard Dusillet (1769-1857), protecteur éclairé des arts et fondateur du musée en 1821, cherchèrent à aider financièrement le jeune artiste. Elles tentèrent notamment de faire voter à son profit une allocation annuelle de 800 francs, renouvelable pendant trois ans. Le Conseil municipal de Dole, lors de sa séance du 20 juillet 1826, formule ainsi sa requête auprès du Préfet du Jura : « Un jeune homme de Dole, nommé Huguenin, statuaire à Paris, et élève de Ramey, montre les dispositions les plus heureuses pour la sculpture ; mais son manque absolu de fortune ne lui permet pas de se livrer à l'étude de cet art. Plusieurs membres de l'Institut tels que MM. Quatremerre de Quincy [sic], Cartelier; Ramey père, Lesueur et Droz de l'académie française ont recommandé, avec instance, aux bontés de l'administration municipale, ce jeune homme dont ils font le plus grand éloge sous le rapport des talents qui peuvent honorer un jour la patrie d'Huguenin. »8
Toutefois, malgré l'appui de ces noms illustres et une volonté sans faille, le Conseil municipal réclamera invariablement pendant trois années consécutives le versement de cette allocation avant que le Préfet ne consente enfin à donner officiellement son accord, en 1828. On peut s'étonner de tant de réticences vis-à -vis d'un jeune artiste prometteur et si bien considéré par ses compatriotes. Si, en guise de réponse, le registre des délibérations municipales évoque un système généralement peu favorable aux arts, en revanche, l'inventaire ancien de la bibliothèque de Dole, où furent déposées plusieurs œuvres de Huguenin, nous livre une explication plus surprenante et plus politique : « malgré des tracasseries inouïes, de la part de l'administration supérieure, Mr Dusillet fit maintenir au budget l'allocation de la ville pour soutenir Huguenin à l'école des Beaux-Arts à Paris. Veut-on connaître pourquoi on refusait cette faveur à cet artiste ? Son crime était d'avoir fait le buste de Talma !... »9 Au cœur de la Restauration, l'administration monarchique voyait évidemment d'un assez mauvais œil le don à une institution publique, par un jeune homme pourtant inconnu, d'un buste du tragédien préféré de l'Empereur.
Mais au-delà de l'anecdote, le choix de ce sujet par le jeune sculpteur pourrait sembler révélateur de convictions plus profondes. Huguenin n'est ni un artiste maudit, ni sans doute un homme extraverti, tourmenté par des passions excessives. Cependant, il appartient à la génération désabusée, qui naît sur les cendres de l'Empire, brutalement privée des gloires retentissantes et de la ferveur des conquêtes napoléoniennes, vénérant cette période d'action épique et trouvant difficilement sa place dans un monde qui paraît lui avoir été confisqué. C'est évidemment la jeunesse que décrit Alfred de Musset dans sa Confession d'un enfant du siècle (1836) et dont il justifie ainsi la souffrance : « Toute la maladie du siècle présent vient de deux causes, le peuple qui a passé par 93 et par 1814 porte au cœur deux blessures. Tout ce qui était n'est plus ; tout ce qui sera n'est pas encore. Ne cherchez pas ailleurs le secret de nos maux. »10 La nostalgie de l'Empire, vu à travers une légende dorée lyrique et passionnée, le rejet d'une société policée et étouffante, cadenassée par une gérontocratie omnipotente, le doute et l'angoisse face à l'avenir constituent autant d'éléments à la source même du romantisme. Victor Huguenin rejoint incontestablement cette sensibilité, même si son romantisme est assez souvent modéré, tempéré par des influences plus académiques. Cependant, sa réceptivité aux préceptes romantiques se perçoit dès ses premières œuvres, que ce soit par le choix du sujet ou par le style adopté (buste du général Delort, Charles VI et Odette, Massacre des Innocents) ; elle se décèle aussi à travers quelques indices de son tempérament, oscillant souvent entre ardeur et lassitude, entre volonté et abattement. Nous en donnerons pour preuve le parallèle entre une lettre, certes tardive, de Huguenin et quelques phrases de Musset toujours, qui oppose, dans la société de cette première moitié du siècle, deux types d'hommes, « d'une part, les esprits exaltés, souffrants, toutes les âmes expansives qui ont besoin de l'infini, [qui] plièrent la tête en pleurant (...) ; d'une autre part, les hommes de chair [qui] restèrent debout, inflexibles, au milieu des jouissances positives (...). »11. Or, certains mots du sculpteur se rapprochent étonnamment de ceux du poète : « hélas ! si tant est que j'ai quelque talent, et que je sois parvenu à faire vibrer parfois cette corde de l'Âme, qui ne s'émeut qu'aux grandes impressions, croyez que cela se paye trop cher. L'homme qui vous semble partagé de telle sorte qu'il puisse parfois initier ses semblables à son sentiment, n'est pas à certain point de vue un homme complet il lui manque cette science de la vie qui fait des hommes positifs, et le blame [sic] de ceux-ci est trop souvent sa récompense. »12
Pourtant, les quelques commentateurs des débuts de Huguenin nous tracent le portrait d'un homme avant tout épris de son art et déterminé. Les obstacles et les déroutes auxquels sa carrière s'est souvent heurtée sont probablement les principaux responsables de cette perte de confiance et d'enthousiasme, qui s'accentuera avec l'âge. L'entrée à l'École des Beaux-Arts de Paris fut une première conquête pour le jeune artiste qui, reconnaissant des témoignages d'encouragement de ses compatriotes dolois, leur offrit, dès avant 1828, une de ses toutes premières œuvres exécutée dans la capitale et datée de 1825, un Prométhée attaché au rocher et dévoré par le vautour. C'est d'ailleurs l'unique témoignage qui nous soit conservé de ses années d'apprentissage parisien. En effet, les archives de l'École des Beaux-Arts ne renferment a priori aucun élément le concernant, à l'exception du registre d'inscription, forcément lapidaire. Deux annotations semblent tout juste indiquer qu'il s'est bien présenté aux concours des classes en 1826 et 1828. En revanche, nous ne savons même pas s'il a essayé de concourir pour le Prix de Rome de sculpture. À cette période, aucune liste des élèves se présentant au concours n'était dressée avant l'étape de la seconde épreuve, stade que Huguenin n'a jamais atteint... Par ailleurs, l'enseignement de l'École imposait alors relativement peu de contraintes. Les étudiants, s'ils passaient un nombre limité de concours d'émulation par an et s'ils y obtenaient au moins une médaille tous les deux ans, pouvaient rester inscrits pendant des années, parfois jusqu'à trente ans, âge limite pour tenter le Prix de Rome. De plus, les cours dispensés au sein de l'Ecole n'étaient pas forcément les plus importants. Les étudiants se formaient surtout dans l'atelier d'un maître à l'extérieur de l'École. Ce fut vraisemblablement le cas pour Huguenin travaillant sous la conduite de Ramey fils. Mais une fois de plus, nous ne savons pas précisément quand s'achevèrent pour lui ces années de formation.
« Un homme qui a la conscience de son talent »13
Nous n'avons pas non plus retrouvé la date et le lieu de son mariage avec Jenny Anne Claude Hustache, qu'il épouse sans doute vers 1828 ou 1829. Leur premier enfant, Alexandrine Antoinette naît le 14 novembre 1829 à Paris14. Marié et père de famille à 27 ans, Victor Huguenin est alors contraint de gagner sa vie. Quitte-t-il l'École des Beaux-Arts à l'issue de l'année 1829, revient-il aussitôt dans le Jura ou demeure-t-il encore quelque temps à Paris après la naissance de sa fille ? Ce sont autant de questions sans réponse. On peut tout au plus estimer qu'il est déjà établi à Arbois (Jura) dans le courant de l'année 1831, où il enseigne le dessin à l'école municipale. En effet, sa seconde fille, Lucienne Élisabeth, naît dans cette ville le 8 janvier 1832, de même que son fils Alphonse (parfois connu sous le nom d'Adrien) le 7 janvier 183315. Mais dès le mois de mars de la même année, Huguenin démissionne de l'école de dessin et quitte le Jura pour s'établir cette fois à Besançon.
En fait, il semble que, dès 1832, il ait de lui-même sollicité auprès de la municipalité bisontine la réouverture d'une classe de sculpture et la place de professeur qui l'accompagnait. Opérant habilement et se sachant peut-être soutenu par des personnalités bienveillantes, Huguenin offrit tout d'abord à la municipalité une statue d'Ève, exposée dans les salons de l'Hôtel de Ville, avant d'annoncer ouvertement ses intentions. Seulement, le 5 janvier 1833, la chose étant rendue publique, un conseiller municipal s'avisa de contrecarrer le déroulement sans heurt de cette démarche audacieuse et requit d'abord une enquête sur les mœurs du postulant. Ce contre-temps permit à un autre candidat, Jean-Baptiste Maire (1789-1859), de manifester à son tour son désir d'obtenir le poste convoité au sein de l'école de sculpture officiellement réouverte. Cette concurrence entre un jeune prétendant n'ayant pas réellement fait ses preuves et un sculpteur plus chevronné, qui plus est originaire du Doubs, fait l'objet de longues pages dans les délibérations du Conseil municipa16. On y apprend notamment le soutien apparemment décisif de l'académicien Droz à Huguenin, grâce à une lettre envoyée de Paris, ainsi que la réputation d'homme parfaitement recommandable dont jouissait le jeune artiste auprès de ses concitoyens. Si Jean-Baptiste Maire tente bien sûr d'opposer son expérience à la jeunesse du Jurassien, le Conseil municipal lui reproche en retour une sorte de dilettantisme dans sa carrière, argumentant que Huguenin, bien que chargé de famille et confronté lui aussi à des difficultés, sut néanmoins rester « artiste en dépit de la fortune. » Toujours en sa faveur, le Conseil loue aussi dans sa pratique artistique « la fixité des goûts, de la constance dans les études, de la persévérance dans la culture et l'exercice de son art. » Convaincus que « le passé et le présent semblent [leur] promettre en lui un homme entièrement voué à la sculpture et exclusivement amoureux de son art », les membres du Conseil finissent par le nommer au poste de professeur, si chèrement disputé, le 1er février 1833. La ville lui octroie de surcroît un logement et un atelier, pour un bail de trois ans. Huguenin, lorsqu'il s'installe à Besançon, a plus de trente ans et malgré son séjour dans la capitale (qui aurait duré huit ans selon Charles Weiss17), il est encore considéré comme un artiste en cours de formation, n'ayant pas totalement fait ses preuves. Il n'a pas encore exposé au Salon et sa statue d'Ève, alors présentée à l'Hôtel de Ville, semble avoir été sévèrement critiquée. Aussi, l'accession de Huguenin au poste de professeur de sculpture ne peut-elle être qu'une étape supplémentaire, un nouveau tremplin dans sa carrière, qui lui permet notamment de solliciter un peu plus soutiens et commandes, auprès de personnages plus influents et plus riches que ceux qu'il pouvait rencontrer à Arbois ou Dole. Charles Weiss, bibliothécaire de Besançon, le décrit alors comme un homme qui « a du courage et l'espérance de se distinguer un jour dans l'exercice de son art », ajoutant même : « on sent un homme qui a la conscience de son talent. »18 Puis de rapporter ces propos du sculpteur : « Je ne veux point de protecteurs, (...) je n'en ai pas besoin ; mais je demande de la bienveillance et des conseils. »19
Pourtant, Huguenin fut sans doute plus avide de recommandations zélées que cette réflexion ne veut bien le laisser entendre. Au xixe siècle, la recherche de protections mondaines ou politiques reste une nécessité pour l'artiste qui nourrit le dessein d'accéder à une reconnaissance élargie, passant forcément par la consécration de la commande officielle. Comme nous l'avons déjà constaté à l'énoncé de quelques noms alors célèbres de membres de l'Institut, d'artistes, de littérateurs ou d'hommes politiques, le jeune Huguenin, bien que sans fortune et ayant produit, à cette époque, assez peu d'œuvres, bénéficiait néanmoins de soutiens enthousiastes. Il sut d'ailleurs se ménager constamment des appuis efficaces, habileté qui lui permit tout au long de sa carrière d'obtenir des commandes régulières, ainsi que des aides renouvelées de la part du pouvoir, qu'il soit monarchique, républicain ou impérial. Son installation à Besançon lui offrit peut-être une nouvelle opportunité, celle de rencontrer Flavien de Magnoncour20, jeune député du Doubs, aîné de Huguenin d'un an à peine, homme fortuné et mécène, qui joua un rôle déterminant dans le lancement de la carrière nationale du sculpteur. Dès le mois de mai 1834, il semble que Huguenin ait réussi à le convaincre de réaliser son buste21 (non localisé). Puis, en 1835, l'artiste, ayant apparemment déjà quitté la capitale de la Franche-Comté pour Paris, expose pour la première fois au Salon une statue en marbre, Hyacinthe mourant (non localisée), appartenant à Flavien de Magnoncour. Or, cette œuvre lui vaut une médaille d'or et donc un premier pas réussi face au tout puissant jury, mais aussi face au public et aux critiques.
À partir de ce premier succès, officiellement reconnu, il est très vite promu brillant espoir de la sculpture française par la presse locale, qui s'attache désormais à relater régulièrement les épisodes de sa carrière parisienne naissante. L'intronisation de Huguenin dans la carrière, grâce au Salon, l'a fait artiste à part entière. Il n'est définitivement plus un élève sculpteur, dont on moque gentiment le manque d'expérience et les prétentions. L'ambition, à ses débuts tout au moins, ne semble guère lui faire défaut et se fortifie probablement grâce aux premiers succès. Plus qu'à aucun autre moment de sa carrière, Huguenin apparaît déterminé et combatif. Les commandes royales, dont il fait l'objet à partir de 1835, le confortent sans doute dans cet état d'esprit et on le voit ainsi s'imposer avec aisance pour l'obtention de divers travaux ou tenter des démarches audacieuses. À Besançon, où il revient quelques mois en 1836, il s'attelle à la recréation sur la façade de la Chapelle du Grand Séminaire d'un bas-relief en marbre (Vierge à l'Enfant), détruit lors de la Révolution. Parallèlement, il essaie de vendre à la ville le modèle en plâtre de son buste d'Antide Janvier, faveur qui lui sera néanmoins refusée22. À la même période, il écrit au Conseil municipal de la ville de Dole, offrant de lui céder les modèles de toutes ses statues, créées année après année, afin que l'ensemble de son œuvre soit conservé en un seul et même lieu23. Les modèles de Hyacinthe mourant, d'un groupe de chevaux, d'une baigneuse appelant un canard, des bustes de Janvier, du général Delors et du comte d'Estaing, auraient pu être les premiers envois accordés par le jeune sculpteur au musée de sa ville natale. Cette proposition généreuse et prétendument désintéressée (Huguenin laisse en effet au Conseil municipal le soin de fixer le montant de la somme à lui attribuer annuellement en échange de ses modèles), aurait assuré à l'artiste la sécurité d'un revenu fixe, acquitté régulièrement. Mais la ville de Dole ne sera pas en mesure d'accéder à son désir. En août 1836, visitant Charles Weiss, Huguenin semble cependant très satisfait de sa situation et ne s'en cache pas. Il met en avant ses commandes en cours et à venir, ses projets de voyage d'étude en Angleterre et aux Etats-Unis et Weiss de conclure : « C'est comme on voit un homme très actif et qui ne s'épouvante de rien »24. À l'appui de cette considération, La Sentinelle du Jura nous rapporte encore que le sculpteur a « réclamé le premier et obtenu »25 en 1837 l'honneur de réaliser le buste de Bichat, suite à une souscription de la Société d'émulation du Jura (buste en bronze placé dans la cour de l'Hôtel-Dieu de Lons-le-Saunier et détruit en 1944).
La période qui s'ouvre alors pour Huguenin semble donc assez faste, les commandes se suivant en effet assez régulièrement. La première commande de Louis-Philippe en 1835, un buste du comte d'Estaing en marbre est destinée aux Galeries Historiques de Versailles, de même que celles passées successivement en 1838 et 1839 pour les bustes du musicien Rameau et de Jean de Rambures. Dès 1837, Huguenin se voit aussi confier l'exécution d'une œuvre plus monumentale, puisqu'il doit réaliser une statue de Saint-Hilaire de Poitiers pour orner la façade de l'église de la Madeleine à Paris. En 1838, à la suite de l'exposition au Salon d'un imposant groupe en plâtre, une Scène du massacre des Innocents, il obtient une place de professeur de dessin à l'Institut royal des Sourds-Muets de la rue Saint-Jacques, dans l'actuel VIe arrondissement. Cette nomination, qui peut nous paraître surprenante aujourd'hui, était en fait un titre honorifique important dans cette première moitié du xixe siècle, où l'institution jouissait d'une réputation très prestigieuse. Huguenin y conservera son poste jusqu'à sa mort, le léguant ensuite à son propre fils, Alphonse26. Cette place lui permit sans doute d'assurer à son foyer un revenu régulier et sûr, même si nous n'avons pu retrouver d'archives donnant des détails sur son traitement et ses fonctions, alors même qu'il enseigna plus de vingt années dans cette école !
Engagement et renoncement
Cependant, dès 1844, malgré cet emploi et les commandes qui se succèdent27, Huguenin semble confronté à d'importants problèmes d'argent. Ces difficultés récurrentes marquent les vingt dernières années de sa vie. Nombreuses sont les lettres signées de sa main et sollicitant, tantôt avec insistance, tantôt avec humilité, auprès du Chef de division des Beaux-Arts, M. de Mercey, du Directeur des Beaux-Arts ou même à un échelon plus élevé, des aides, des acomptes pour des travaux en cours ou même simplement le paiement de ses œuvres, échelonné parfois sur plusieurs années. Il n'hésite pas non plus à expliquer longuement le détail de sa situation envers ses créanciers et les risques qu'il encourt.28 La question de ces perpétuels manques d'argent reviendra comme une douloureuse litanie jusqu'à la fin de sa vie. Son acte de décès le 8 janvier 1860 fait d'ailleurs trop clairement état des maigres ressources qu'il lègue à sa famille et en 1861, sa veuve avoue même dans un courrier adressé au comte de Nieuwerkerke, qu'elle n'a plus rien, si ce n'est des dettes29. À la lecture de ces lettres plaintives, on perçoit peu à peu la souffrance morale de Huguenin, déchiré entre découragement et révolte. Cette situation de dépendance et la soumission qu'elle engendre, devaient être difficilement tolérables pour l'artiste, aussi attendait-il sans doute beaucoup de la Révolution de février 1848, qui aurait pu bouleverser en profondeur l'ordre établi et permettre la mise en place d'une politique artistique ambitieuse et plus juste, plus attentive à chacun. Mais 1848 porta d'abord un « coup funeste »30 à un grand nombre d'artistes. Tout d'abord, la Liste civile royale, qui leur octroyait secours et encouragements, fut brutalement supprimée, tandis que les amateurs, confrontés à la crise et dans l'incertitude quant à l'avenir, se firent prudents et reportèrent à des jours meilleurs leurs achats d'œuvres d'art. D'ailleurs, les artistes les plus modestes souffraient déjà depuis de longs mois de la récession économique latente. Aussi, les situations de grande détresse se comptèrent-elles par dizaines et Huguenin, comme beaucoup d'autres, essuya alors de graves pertes d'argent.
Prométhée dévoré par un vautour, groupe en plâtre, 1825.
H. 123 ; L. 57 ; P. 57 cm
S. D. : V. Huguenin / Paris 1825.
Dole, musée des Beaux-Arts inv. 565
Hist. : Don Victor Huguenin. avant 1828
Bibl. : Lami, 1919, t. III, p. 167.
L'image de Prométhée choisie par Huguenin ne se rapporte pas au mythe du créateur de l'homme qui modèle une statue. Prométhée dévoré par un vautour figure le Titan attaché sur le mont Caucase, un aigle lui dévorant le foie. La présence de la torche sur le sol est l'une des caractéristiques de l'iconographie de Prométhée, qui évite de le confondre avec Tityos dévoré par un vautour. La silhouette de la figure de Huguenin peut s'assimiler à celle du martyre de saint Sébastien. L'œuvre contient la dimension du grand sacrifié mourant pour l'humanité.
Huguenin est admis à l'École des Beaux-Arts en 1825. Le sujet du concours pour le Grand Prix de Rome de sculpture, cette année-là est Prométhée attaché au rocher. Huguenin ne s'est évidemment pas présenté au concours pour le Grand Prix de Rome l'année même de son inscription, l'absence de son nom dans la liste des huit logistes le confirme. En revanche, il a vraisemblablement pu, à titre personnel, s'imposer ce sujet comme exercice. Par ailleurs, le choix du nu académique et la disposition calme du corps attestent d'une œuvre de jeunesse. Épousant le profil du rocher, le corps s'affaisse sans grande tension, seule la contraction du visage porte des marques de souffrance.
Christiane Dotal
Mais paradoxalement, les mois qui suivirent la Révolution de février, bien que pénibles, suscitèrent une immense espérance. Les artistes comprirent rapidement qu'il leur fallait s'organiser et se concerter, afin de soumettre dans les plus brefs délais à la République naissante une série de propositions susceptibles de transformer leur statut et d'améliorer leurs conditions de vie. Ainsi, se créèrent de nombreux collectifs d'artistes, aux vocations diverses : aide mutuelle, promotion des œuvres, revendications quant à l'organisation du Salon et la suppression du jury… Huguenin pour sa part se joint à un rassemblement de sculpteurs réunis au sein de l'Ecole Nationale des Beaux-Arts31 sous la présidence de François Rude (1784-1855). Cette association, dont Huguenin est le secrétaire, participe notamment à l'organisation du concours pour la figure sculptée de la République, lancé officiellement le 14 mars 1848, jour de l'ouverture du premier Salon libre. Le jury de ce concours hautement symbolique devait être soumis à élection et composé essentiellement d'artistes choisis par leurs pairs. Le dépouillement du scrutin, le 5 mai 1848, fait état de 113 votants. Huit jurés sont nommés à cette occasion, parmi lesquels Huguenin, qui remporte 42 voix, juste derrière F. Rude. Les autres membres élus sont Debay, Toussaint, Daumas, Nieuwerkerke, Dantan aîné et Ottin. Mais parmi ces artistes, six d'entre eux, dont Huguenin, ont également choisi de présenter au concours (qui devait être anonyme) une esquisse de leur cru, c'est-à -dire d'être à la fois juges et parties. Cette situation est évidemment jugée intolérable par les représentants du gouvernement présents dans la commission, qui demandent aux sculpteurs concernés de se retirer du jury. Ceux-ci y concèdent le 31 mai 1848, non sans avoir ouvertement exprimé leur opposition au ministre quant à cette décision qu'ils estiment infondée, ajoutant que : "Si aujourd'hui [l'assemblée générale] consent à les remplacer c'est uniquement pour éviter les aigreurs d'une dissention [sic] qui pourrait aller trop loin et prouver combien ses vues sont pacifiques et fraternelles, mais elle déclare se réserver tous ses droits pour l'avenir." Les sculpteurs Dumont, Nanteuil, Valois, Bonassieux, Foyatier et Husson prennent ainsi la place des six jurés démissionnaires. Malgré cette déconvenue sans doute un peu amère, première déception face au nouveau pouvoir en place, Huguenin bénéficie néanmoins des nombreux achats réalisés cette année-là par Charles Blanc, Directeur des Beaux-Arts, afin de venir en aide aux artistes. C'est ainsi que l'Etat acquiert pour 4000 francs32, le groupe en marbre de Charles VI et Odette de Champdivers, présenté au Salon de 1839, afin de le déposer au musée des Beaux-Arts de Dole. Puis dès le mois de janvier 1849, Victor Huguenin, sur un ton offensif, réclame auprès du Directeur des Beaux-Arts une nouvelle faveur, dont il définit lui-même la nature, arguant du fait qu'aucune commande ne lui a été passée depuis 184733.
« Ce que je désire faire est un ouvrage sur lequel j'ai depuis longtemps arrêté ma pensée, et qui est de nature à développer le talent que je puis avoir ; en me l'accordant, vous aurez contribué à ma réputation, car j'ai la certitude que cette œuvre y mettra le sceau. Le sujet est un Christ au jardin des Oliviers : ce groupe quoique colossal sera d'un facile placement dans une des églises de Paris. Je puis par apperçu [sic] vous affirmer que le prix ne dépassera pas dix huit à vingt mille francs (en marbre) étant disposé pour alléger la dépense de faire par moi même, le plus que je pourrai. »34
La demande est agréée dès le 30 janvier 1849, pour une somme de 15 000 francs. En fait, l'œuvre ne sera achevée qu'en 1857 et déposée à l'église Notre-Dame-des-Champs à Paris (non localisée actuellement). Huguenin aura su, entre temps, faire réévaluer son prix à 20 000 francs, par l'administration impériale désormais au pouvoir et apparemment plus encline à accéder à ses désirs35. Car en 1849, si la France est encore officiellement une République, en revanche, depuis le 10 décembre 1848, l'homme qui est à sa tête porte un nom aux accents peu démocratiques. En effet, les divisions entre républicains modérés et radicaux, ainsi que la répression sanglante du peuple lors des Journées de juin, ont fait insidieusement le jeu du prince Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de Napoléon Ier, dont le discours populiste et démagogique sut séduire bourgeois, paysans, ainsi que tous ceux que le nouveau pouvoir, en quelques mois à peine, avait déjà considérablement déçus. Le suffrage universel instauré par la Révolution de 1848 le porta au poste de Président à une écrasante majorité.
S'entourant aussitôt d'hommes du parti de l'Ordre, le nouveau Prince-Président préserva cependant pendant quelques mois encore le poste de Charles Blanc, à la tête de la Direction des Beaux-Arts, afin de ne pas provoquer de trop vives réactions dans l'opinion. Charles Blanc put d'ailleurs appliquer, en cette année 1849, une politique particulièrement faste, la plus prodigue de cette courte République en matière d'achats d'œuvres aux artistes vivants. Ainsi, l'État offrit-il au musée des Beaux-Arts de Lille, en même temps que L'Après-dînée à Ornans de Gustave Courbet, la statue en marbre de Hébé36, présentée par Huguenin au Salon, pour lequel il siège d'ailleurs en tant que premier juré suppléant pour l'examen des œuvres de sculpture.37 Malgré ces divers avantages, le comte Horace de Viel-Castel rapporte dans ses Mémoires, que Huguenin, « républicain pur » ayant voté pour Cavaignac le 10 décembre, aurait affirmé, dès le mois de février 1849, qu'il n'hésiterait plus désormais à soutenir Louis Napoléon38La déception provoquée par les querelles stériles des républicains d'abord au pouvoir, qui aggravèrent encore la situation économique, radicalisèrent un peu plus les socialistes, affolèrent le bourgeois, et donc l'acheteur, les problèmes d'argent toujours plus sensibles et enfin, ses relations avec le comte de Nieuwerkerke, futur Directeur général des musées impériaux, sont autant de raisons qui ont pu conduire Huguenin à renier ses précédents engagements. Faut-il y voir un certain opportunisme de sa part ou simplement un désabusement suscité par de trop fréquentes déconvenues, une ultime protestation ? Toujours est-il que l'Empire (proclamé suite au coup d'Etat du 2 décembre 1851) lui accorde les dernières commandes de sa carrière et que les liens qu'il entretient alors avec le pouvoir semblent assez étroits, grâce à l'intermédiaire essentiel du comte de Nieuwerkerke, auquel Huguenin adresse de très nombreuses missives flateuses et consensuelles.
Mais en dépit de cette nouvelle donne, Huguenin reste dans l'obligation de réclamer incessamment des aides39, tout particulièrement dans les dernières années de sa vie, où la maladie l'empêche de travailler, ce qui rend sa situation plus précaire encore. S'il expose moins régulièrement au Salon à partir de 1853 (aucune œuvre en 1854, 1855 et 1856), il exécute alors d'importants travaux pour des monuments publics : statues de Pascal Paoli en 1852 (fondue en bronze en 1853 par Eck et Durand, inaugurée à Corte le 11 juin 1854), de Bernard Palissy et d'un personnage ailé pour la décoration de la Cour du Louvre en 1854 et 185640, travaux pour la Villa impériale de Biarritz en 1856, pour la gare d'Orléans à Bordeaux, statue de Hébé pour la Cour du Louvre en 185741 (actuellement à Fontainebleau). Parallèlement, sa production présentée au Salon paraît de plus en plus conventionnelle. Désormais, son univers est peuplé essentiellement de Psyché, de Suzanne ou autres figures allégoriques, prétextes au nu féminin. Ces images académiques semblent finalement accompagner le retour à l'ordre et à un goût plus classique, alors largement plébiscité par l'Empereur. Le sculpteur s'éloigne ainsi considérablement du style de ses débuts ; les tendances les plus romantiques de son œuvre semblent définitivement gommées, effacées. Ses sculptures d'alors sont sans doute soignées, rigoureusement exécutées, l'expérience et le métier jouent en sa faveur, mais l'artiste peut-il encore réellement se distinguer du commun ? Sa Psyché évanouie (non localisée), présentée au Salon de 1853, remporte néanmoins une mention honorable du jury et est achetée par le gouvernement pour orner la résidence impériale du Château de Saint-Cloud.
Cet honneur incite Huguenin à s'adresser une fois de plus à sa ville natale, le 3 août 1853, proposant de lui céder le modèle de sa statue : « À la suite du Salon de cette année où j'avais exposé une statue en marbre (psiché [sic] évanouie) S-M. l'Empereur a acquis mon Travail, cet honneur m'a vallu [sic] plusieurs avantages, entrautres [sic] celui d'inspirer à plusieurs personnes le désir d'en posséder le modèle.
Dans le principe, j'avais eu la pensée de faire aux autorités de ma ville natale, la proposition de le céder à l'administration ; je n'avais pas le but d'en faire une spéculation, mais je désirais rentrer dans mes déboursés seulement, qui s'élèvent à six cents francs, emballage compris, le port serait à la charge de la ville. (...) Je n'ai pas besoin de dire le bonheur que je ressentirais, en pensant qu'un de mes ouvrages de plus prendra place dans notre Musée déjà si intéressant et si religieusement soigné par son intelligent Conservateur. Mon désir, en ceci, veuiller [sic] le croire, Messieurs, est uniquement de n'être point oublié de mes compatriotes, au milieu desquels j'espère bien un jour aller finir ma carrière (...). »42
Mais l'offre fut déclinée. En effet, un autre artiste dolois, Faustin Besson (1821-1882) avait été plus chanceux. L'État venait d'attribuer au musée son tableau évoquant La jeunesse de Lantara et les frais occasionnés par cette arrivée avaient déjà trop grevé le budget pour pouvoir répondre favorablement au souhait de Huguenin43. 1853 est aussi l'année du mariage de la fille aînée du sculpteur, Alexandrine, qui épouse un organiste originaire de Besançon, Jean-Baptiste Duet. La cérémonie est célébrée le 8 juin en l'église Saint-Jacques-du-Haut-Pas44 située juste à côté de l'Institut des Sourds-Muets. Son premier petit-fils naît dans les mois qui suivent45. Sa seconde fille, Lucienne, épouse quant à elle un médecin, Charles-Dominique Desnielles46 le 22 avril 1854. La même année, Huguenin sollicite auprès de Nieuwerkerke un sursis pour le départ à l'armée de son fils Alphonse47, devenu son assistant dans sa fonction de professeur de dessin. Ses deux filles ayant quitté le foyer paternel, la situation financière de Huguenin ne s'améliore pas pour autant et devient même insurmontable, puisque le couple est contraint de vendre sa propriété parisienne en mai 1856. Cette dépossession est ressentie comme un échec cuisant par Huguenin et attaque gravement son moral déjà vacillant. « Je suis mort tout est fini pour moi depuis hier écrit-il à Nieuwerkerke le 3 mai, ma maison s'est vendue 90 000 francs au lieu de 110 M et si il peut y avoir un beau côté à ce résultat, c'est que les créanciers ne perdront rien. »48 En avril 1858, on apprend qu'il souffre d'un anthrax à la jambe et qu'il doit se faire opérera49
Enfin, l'année 1859 est presque entièrement rongée par la maladie, qui l'empêche de sortir et de travailler. Sa situation semble alors si critique et incertaine, qu'il en vient même à s'accuser des maux qui l'accablent : « ma faiblesse de caractère a tué ma santé et la perte de ma santé a réagi sur mes facultés morales au point que je doute de moi même pour toute nouvelle entreprise. »50 Une fois de plus, il lance des appels au secours pathétiques à ses proches, Nieuwerkerke bien sûr ou encore au peintre Adrien Dauzats. Mais Huguenin succombe à ses souffrances le 8 janvier 1860 à son domicile parisien, 32 rue d'Enfer51. Une vente après-décès, composée de 48 terres cuites, 36 plâtres de son exécution, de 20 tableaux et 15 statuettes signés d'autres artistes, a lieu à Drouot le 3 avril. Le produit de cette vente rapporta 14 130 francs52. Au Salon de 1861 sont encore présentées, à titre posthume, deux œuvres de Huguenin, une esquisse en plâtre évoquant La Poésie sacrée53 (non localisée), exécutée pendant la dernière maladie de l'artiste, ainsi qu'un médaillon représentant le général Bonaparte (non localisé).
La disparition de Victor Huguenin suscite des hommages certes élogieux, mais en définitive assez laconiques de la part des journaux de l'époque. Pierre Dan, dans L'Artiste du 1er avril 1860 estime cependant que « peu d'artistes, depuis Clodion, ont mieux compris que Victor Huguenin les res-sources charmantes de cet art coquet des terres cuites, et l'ont exercé avec un goût plus pur et plus délicat »54, tandis que Burty, dans la Gazette des Beaux-Arts, se contente de le présenter comme un « artiste modeste et travailleur, dont les productions sont dispersées dans toutes les villes de France, et qui a exécuté aussi des bustes estimés »55, éloge particulièrement inspiré... Alors qu'il fut parfois classé parmi les statuaires « ayant le plus agi dans le mouvement artistique de 1830 [!] »56, à la fin de sa carrière, il est d'abord considéré comme un artiste consciencieux, qui maîtrise habilement son art, mais n'étonne plus vraiment. Paradoxalement, alors qu'il se plaignit sa vie durant des conditions déplorables faites aux artistes, notamment aux plus innovants d'entre eux, (« le mérite personnel est compté pour rien ou fort peu de chôse [sic], ce qui se passe autour de nous le prouve car il est tel artiste qui sans être sorti de la ligne commune obtient tout ce qu'il veut, au détriment de leur [sic] camarades qui restent dans la misère »57), Huguenin semble être entré, particulièrement dans la dernière décennie de sa carrière, dans un schéma académique assez peu original. Cette voie médiane, prudente, lui permettait évidemment de plaire davantage au jury et aux acheteurs potentiels.
Cet éloignement par rapport à un style plus inventif mais controversé, est-il aussi l'effet d'un certain orgueil, légitimé par un désir ardent de perfection : « je vois près de moi tant de médiocrités (...) que j'ai peur de me faire illusion moi dont la vie en est si pleine que, si c'en est une Dieu me fasse la grâce de la conserver jusqu'à la fin. Si c'est une vanité d'avoir voulu constamment être un des premiers en ce monde cette maladie est incurable
chez moi et je mourrai dans l'Impénitence finale (...) »58. Ces quelques citations montrent à quel point l'artiste fut toujours partagé entre des choix artistiques dangereux et la soif de reconnaissance de son travail. Le temps l'oriente davantage dans cette seconde voie, plus convenue, vers ce que Théophile Gautier qualifiait de « perfection médiocre qui satisfait sans frapper »59 Le commentaire est certes sévère, mais peut-être réaliste. Ainsi, retiendrons-nous avant tout de Victor Huguenin, romantique avorté, les œuvres qui se distinguent aujourd'hui avec une réelle évidence, celles auxquelles, dans un instant de grâce, le sculpteur sut magnifiquement donner vie et prestance, telles les charmantes images de Valentine de Milan ou d'Odette de Champdivers.
Virginie Frelin
Victor Huguenin, un talent du siècle
In : Victor Huguenin, un sculpteur romantique
Musée des beaux arts de Dole, 2002
Notes
1) ↑— Gindre de Mancy, 1837. Jean-Baptiste Gindre de Mancy (1797-1872), littérateur et poète, auteur notamment d'un poème intitulé Le Siège de Dole en 1636, dont le manuscrit est conservé à la bibliothèque municipale de Besançon.
2) ↑— Arch. Mun. de Dole, registre des actes de naissance, 1801-1802. f° 66v.
3) ↑— Gauthier, 1846.
4) ↑— Anonyme, 1822.
5) ↑— Anon., 1843, pp. 595-596.
6) ↑— Arch. privées, lettre autographe de Victor Huguenin, le 7 septembre 1859, adressée au père de Max Claudet.
7) ↑— Jacques, 2001. p. 7.
8) ↑— Arch. Mun. de Dole, 1D1b21, 20 juillet 1826, f° 69. article 109, délibérations municipales.
9) ↑— Pallu. c. 1855, n°118.
10) ↑— Alfred de Musset, La Confession d'un enfant du siècle. Paris : Booking International, 1995, ch. Il, p. 32.
11) ↑— Ibid., p. 27.
12) ↑— Arch. privées, lettre autographe de Victor Huguenin, Biarritz, de la Résidence Impériale, le 6 avril 1856. adressée à M. Sergent.
13) ↑— Weiss, 1981, p. 258.
14) ↑— Arch. de la Ville de Paris, 5mi 2/884, état civil reconstitué.
15) ↑— Arch. Départementales du Jura, Lons-le-Saunier, 5mi 48. état civil. Arbois.
16) ↑— Arch. Mun. de Besançon, RI 19, école de dessin et des Beaux-Arts - Pièces diverses. 1803-1889.
17) ↑— Weiss. 1981. p. 258.
18) ↑— Ibid.
19) ↑— Ibid.
20) ↑— Flavien de Magnoncour (1801-1875), élu trois fois membre de la Chambre des Députés, Pair de France, maire de Besançon après la Révolution de 1830.
21) ↑— Weiss, 1991, p. 42.
22) ↑— Ibid., p. 150 et p. 160.
23) ↑— Arch. Mun. de Dole, 1D1b22, 7 novembre 1836, f° 138, délibérations municipales.
24) ↑— Weiss, 1991, p. 221.
25) ↑— Anon., 1837, p. 3 ; reprend un article paru dans Le Moniteur, sans précision de date.
26) ↑— Alphonse Huguenin fut l'élève de son père et exposa en tant que peintre aux Salons de 1866 (Le Sauterne et les huîtres ; le Champagne et les fruits) et 1868 (Nature morte). L'Institut des Jeunes sourds de Paris conserve un paysage, Vue du jardin, daté de 1888.
27) ↑— Arch. nat., Paris, F21 36, dossier 20, bustes de Cuvier et du marquis de Fontanes pour la Bibliothèque de la Chambre des Pairs, 1840 et 1844 ; F21 36, dossier 18, achat du buste d'Antide Janvier pour la bibliothèque de Lons-le-Saunier, 1842 ; F21 36, dossier 19, statue de Valentine de Milan pour le Jardin du Luxembourg, 1843 ; F21 36, dossier 21, achat de la statue de la Mater Dolorosa pour la ville de Salins, 1845 ; F21 36, dossier 22, statue de Saint-Aldéric pour la Cathédrale du Mans, 1847.
28) ↑— Voir notamment, Arch. nat., Paris, F 21 36, dossier 19, lettres autographes de Victor Huguenin à M. Cavé, Directeur des Beaux-Arts, le 24 octobre 1844 (hypothèque de sa maison), le 9 avril 1845 (crédit à rembourser, paiement de son praticien) ; F 21 36, dossier 22, lettre à Charles Blanc, Directeur des Beaux-Arts, le 8 janvier 1849 ; F 21 36, dossier 23, lettre à M. de Mercey, Chef de division des Beaux-Arts, le 16 janvier 1849 ; F 21 36, dossier 24, lettre à M. de Mercey, le 20 octobre 1849 ; F 21 36, dossier 25, lettre à M. de Mercey, [5] ou [8] juin 1850.
29) ↑— Arch. des Musées nationaux, Paris, S5, lettre de Jenny Huguenin, le 23 juillet 1861, au comte de Nieuwerkerke.
30) ↑— Georgel, 1998, p. 64.
31) ↑— Arch. nat., Paris, F21 566, dossier 3.
32) ↑— Arch. nat., Paris, F2I 36, dossier 23.
33) ↑— Arch. nat., Paris, F21 36, dossier 22.
34) ↑— Arch. nat., Paris, F21 36. dossier 24. 3.
35) ↑— Ibid.
36) ↑— Arch. nat., Paris, F21 36, dossier 25.
37) ↑— Anon., 1849, p. 4.
38) ↑— Viel-Castel, 1979, p. 32.
39) ↑— Arch. des Musées nationaux, Paris, S30 ; suite à une lettre de Huguenin, don du comte de Nieuwerkerke de 250 francs à titre de secours, le 28 avril 1859, idem le 15 juillet 1858, etc.
40) ↑— Arch. nat., Paris, AJ 264-2/224 et A.1264-1/55, commande du 23 juin 1854, payée 5000 francs le 9 mars 1855 et commande du 13 octobre 1856, payée 3200 francs le 28 décembre 1856. La statue de Bernard Palissy est située entre le Pavillon Mollien et le Pavillon Lesdiguières, tandis que le groupe ailé se trouve sur la Rotonde d'Apollon.
41) ↑— Arch. nat., Paris. F21 87. dossiers 48 et 49.
42) ↑— Arch. du Musée des Beaux-Arts de Dole.
43) ↑— Arch. Mun. de Dole, 1D1b27, f° 80, 5 août 1853 ; 1D1b27, f° 81-82, 16 août 1853.
44) ↑— Anon., 1853, p. 2.
45) ↑— Arch. des Musées nationaux, Paris, S30, lettre de Victor Huguenin, le 29 novembre 1853, à Nieuwerkerke.
46) ↑— Arch. de la Ville de Paris, 5mi2 /137, état civil reconstitué.
47) ↑— Arch. des Musées nationaux, Paris, S30, lettre de Victor Huguenin. le 23 mai 1854, à Nieuwerkerke.
48) ↑— Ibid., lettre du 3 mai 1856.
49) ↑— Ibid., lettre du 14 avril 1858.
50) ↑— Arch. privées, lettre de Victor Huguenin, le 7 septembre 1859, au père de Max Claudet.
51) ↑— Arch. de la Ville de Paris, 5mi3 /616, état civil, acte de décès de Victor Huguenin.
52) ↑— Arch. de la Ville de Paris, DQ7 / 10332, déclaration de succession de Victor Huguenin.
53) ↑— Arch. nat., Paris. F21 148, dossier 36.
54) ↑— Dan, 1860, pp. 142-143.
55) ↑— Burty, 1860, pp. 118-119.
56) ↑— Dan, 1860, pp. 142-143.
57) ↑— Arch. privées, lettre de Huguenin, c. 1845-1847, à M. Sergent.
58) ↑— Arch. privées, lettre de Huguenin. le 10 décembre [1859], à M. Sergent.
59) ↑— Gautier, 1857, pp. 183-184.
Tous mes remerciements à Samuel Monier, coordinateur des expositions temporaires et chargé des collections au musée des beaux-arts de Dole, pour son aide généreuse et la permission de pouvoir reproduire les textes du catalogue que son musée a consacré à Victor Huguenin.